Aux pages 322 – 329 de L’Espagne Libertaire se trouve un chapitre intitulé Hospitalet de LLobregat, nom de la petite ville de 50.000 habitants dont j’avais enregistré lors de mes visites d’études, les profondes transformations sociales qui s’y étaient faites. Comme on comprendra, je n’avais pas tout recueilli : il eût fallu écrire un livre. De plus, étant donné la situation mouvante créée par la guerre, par les luttes des partis, des forces ou des tendances révolutionnaires, des changements, qui n’altéraient rien à l’essentiel se produisirent après mon passage.
Cela m’a valu une lettre substantielle que je traduis avec plaisir. Cette lettre raconte ce que nous pourrions appeler la petite histoire de l’œuvre réalisée, petite histoire qui ne m’avait pas été racontée, car nos militants n’avaient pas, non plus, beaucoup de temps à donner à un enquêteur trop curieux.
Elle contient beaucoup d’enseignements, et je crois utile de la faire connaître. D’abord pour compléter mon chapitre, qui ne pouvait pas être plus long (le livre faisant déjà 400 pages), et ensuite pour que tant de gens, qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une révolution, des problèmes qu’elle pose, des difficultés qu’elle suscite, en aient au moins un aperçu.
Les luttes des partis (qui auraient lieu n’importe où bien que chaque tendance croie stupidement qu’elle serait la seule à jouer un rôle dans une révolution ou qu’elle pourrait évincer les autres) le problème du ravitaillement (pour 50.000 habitants, et que serait-ce pour les 8 millions de la région parisienne), sabotage des uns, les abus des autres… tout ce que révèle le document ici reproduit. On est effrayé de l’inconscience, même des écrivains, et des professeurs qui déclencheraient la révolution du jour au lendemain si cela dépendait d’eux. Où nous conduiraient-ils ? Mais laissons la parole à notre correspondant.
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Ce fut le 20 ou le 21 juillet que la C.N.T. constitua spontanément les Commissions de ravitaillement des quartiers Centre d’Hospitalet, Santa Eulalia (dont on changea le nom pour celui de La Provenzana [[Ce fut une mesure spontanée des libertaires que changer tous les noms de localité composés avec des saints ou des saintes.]] et La Torrassa. Le Comité des Milices ayant été organisé sur la base de ces quartiers, il fut décidé que les Commissions énumérées devaient suivre le même schéma. Il convient de mentionner que les autres forces antifranquistes n’avaient jusqu’alors rien organisé du tout. Mais tout ce dont les commissions de la C.N.T. disposaient — cuisines, camions, réserves de vivres — passa aux mains des commissions qui se formèrent par la suite. Celles-ci furent alors composées par les différents secteurs antifranquistes, mais toutefois les postes de plus lourdes responsabilités restèrent aux mains de la C.N.T., qui était l’organisation la mieux structurée et la plus dynamique.
Une preuve qui montre combien nulle était l’initiative de la municipalité, c’est que cette dernière continuait d’exister, avec les conseillers qui avaient été élus auparavant, mais c’est en dehors d’elle que tout ce travail se faisait. Et un jour, deux conseillers se présentèrent, au nom du Conseil municipal, pour s’intégrer à la Commission de ravitaillement de La Torrassa, sous le prétexte de prendre part à ses travaux. Le secrétaire s’interrogea sur ce qu’il devait faire, car cette éventualité n’avait pas été prévue, et d’autre part parce qu’il s’agissait d’une décision unilatérale prise par la municipalité qui, jusqu’alors, était restée absolument inactive. L’idée lui vint de demander à ces messieurs si leur collaboration devait être intégrale. Tous deux lui ayant répondu affirmativement, il leur proposa de commencer à collaborer sur-le-champ en aidant à décharger un camion de sacs de sucre, qui stationnait devant la porte.
Les deux conseillers prétextèrent le manque de temps, s’en allèrent, et on ne les revit plus. Ainsi finit la participation du Conseil municipal en ce qui concerne la question du ravitaillement.
Des élections eurent lieu, un nouveau Conseil municipal fut élu. Il était composé par la Gauche républicaine catalane, par l’U.G.T. (le parti communiste n’y figurait pas, mais cette U.G.T. était en son pouvoir), et la C.N.T. Le maire était de la Gauche républicaine[[C’avait été auparavant l’anarchiste José Xena.]], le conseiller au Ravitaillement était un membre de l’U.G.T. Les Commissions de ravitaillement ne furent pas dissoutes ; seule celle du quartier du Centre continuait à distribuer des articles de consommation, à contrôler les cantines communales et la distribution des cartes de ravitaillement. Le conseiller au Ravitaillement, qui devait présider la commission centrale de ravitaillement ne faisait pas son travail, par incapacité d’abord, ensuite parce que la Commission, habituée à travailler sérieusement, l’ignorait. Pendant ce temps, les autres commissions perdaient leur crédit et devenaient impopulaires, par suite de la disette qui s’installait, et du nombre excessif d’individus les composant.
Un autre problème se posait à propos des coopératives de consommation qui fonctionnaient depuis longtemps. Un service de l’alimentation avec le syndicat de l’Alimentation avait été organisé, qui fonctionnait très bien, et ces camarades croyaient que les vieilles coopératives étaient inutiles ; mais celles-ci s’obstinaient et persistaient dans leurs activités, en s’abritant derrière la légalité de leur existence. Un incendie se produisit avec une de ces coopératives dans le quartier de La Provenzana, incident dont l’U.G.T. prit prétexte pour se retirer de la municipalité [[Il est indiqué dans Espagne libertaire, qu’au moment où éclata la guerre civile, l’U.G.T. comptait 1.000 adhérents et la C.N.T. 8.000, qui furent bientôt 12.000. On voit que, nos camarades furent très — même trop — tolérants envers les communistes qui étaient à la tête de l’organisation réformiste.]] ; la gauche catalane lui emboîta le pas ; visiblement, les deux organisations prétendaient, en agissant ainsi, créer une situation difficile à la C.N.T., et la condamner à l’échec en la laissant seule administrer la ville d’Hospitalet.
La C.N.T. releva le défi, prit en charge toutes les activités, et s’attaqua immédiatement au ravitaillement de la ville.
Divers problèmes se posaient, qui demandaient des solutions urgentes : d’abord, celui des Commissions de ravitaillement de quartiers dans lesquelles se trouvaient encore des membres de la Gauche catalane et de l’U.G.T., et qui étaient devenues impopulaires pour des raisons qu’on a vues ; il y avait le problème des cuisines communales, celui des coopératives, et celui des industries alimentaires qui avaient surtout besoin de sucre (fabriques de limonade, de chocolat. etc.) ; puis le problème des restaurants, et surtout celui de l’augmentation du ravitaillement.
La C.N.T. commença par dissoudre les Commissions de ravitaillement, ce qui eut lieu trois heures après la constitution de la nouvelle municipalité composée intégralement par ses membres, et qui déplut fortement aux deux autres secteurs antifranquistes dont, comme on a vu, les membres s’étaient retirés. Mais ce départ eut un double avantage : d’abord, celui de représenter une économie très appréciable puisqu’il n’y avait plus à payer les délégués de la Gauche catalane et de l’U.G.T. ; ensuite parce que ces délégués redevenaient des producteurs. Ajoutons que la plupart des automobiles dont ils se servaient furent envoyées au front d’Aragon, où l’on en avait grand besoin.
Et l’on prit d’autres mesures importantes : rationnement du sucre dans les bars et les cafés ; après quoi on convoqua les médecins et les sages-femmes pour leur demander de ne pas abuser des ordonnances de complaisance qui favorisaient la consommation de ce produit. On établit un contrôle rigoureux dans les industries de transformation. Il fallut imposer le plat unique dans les restaurants ; on autorisa le fonctionnement des coopératives de consommation à condition que leurs membres ne se fournissent pas à la fois dans leurs magasins de vente et dans les boutiques du commerce privé. La double ration devenait impossible. On augmenta les échanges avec les collectivités d’Aragon, et d’autres régions. Des réunions périodiques avec le Syndicat de l’Alimentation facilitèrent la coordination d’ensemble. Et l’on augmenta les achats à l’étranger.
L’administration de la C.N.T. ne provoqua donc pas l’effondrement attendu par ses adversaires. Au contraire : son œuvre constructive fut connue par la population que nos camarades convoquaient dans des assemblées publiques, successivement dans les différents quartiers, et dans les fabriques où l’on informait amplement les ouvrières sur la situation.
On comprendra le dépit des deux autres fractions devant l’échec de leurs manœuvres. La C.N.T. ne s’opposait pas à leur retour au Conseil municipal : il ne dépendait que d’elles d’y revenir. La seule condition était que le désordre antérieur ne se reproduise pas. Mais au lieu de rallier tout simplement nos camarades, les communistes, par l’intermédiaire de l’U.G.T. qu’ils avaient en main, organisèrent des manifestations de femmes, qui tantôt protestaient contre la qualité du pain, et tantôt pour une question de poids [[Nous avons déjà vu que la Catalogne ne produisait pas de blé et que le Levant en produisait très peu. Ce qui venait d’Aragon était largement insuffisant pour alimenter cette partie de l’Espagne dite républicaine. Des mélanges durent avoir lieu, à Hospitalet del Llobregat comme ailleurs. Beau prétexte pour nos ennemis implacables qu’étaient les communistes pour inciter contre nous une partie, du reste minime, de la population.]]. Ils cherchaient par là à provoquer des incidents entre la C.N.T. et une partie de la population, escomptant même la réaction de nos camarades des quartiers ouvriers. Mais la C.N.T. fit face à ces manifestations de femmes en donnant des explications, car chacune de ces démonstrations donnait l’occasion de meetings, si bien qu’à la fin, les femmes elles-mêmes dissolvaient les rassemblements. Et ceux qui les avaient poussées préférèrent ne pas insister.
La Gauche catalane employa une autre méthode. Elle fit antichambre dans tous les ministères (Consejerias) du gouvernement de Barcelone, et réclama leur intervention. Mais le gouvernement ne se hâtait pas, sachant très bien que la situation était normale et que les choses s’étaient améliorées. Jusqu’au jour où le ministre des Finances Terradellas se présenta en personne, et convoqua les représentants des trois tendances à la municipalité, afin de résoudre la crise.
L’affrontement dura près de trois heures. La C.N.T. ne s’opposait pas à ce que les deux autres tendances reviennent au Conseil municipal, occuper les charges qui avaient été les leurs auparavant, sauf celle du Ravitaillement, qu’étant donné son importance elle entendait conserver, pour continuer l’œuvre d’organisation qu’elle avait commencée. Comme à son habitude, la Gauche catalane exigeait la mairie, et prétendait que la C.N.T. continue, en effet, à s’occuper du ravitaillement ; quant à l’Union Générale des Travailleurs, dont nous avons dit qu’elle était aux mains des communistes, elle était plus ambitieuse : elle réclamait la mairie, le Ravitaillement et une représentation de plus dans la Commission d’administration générale, composée de trois membres de la C.N.T., trois de la Gauche catalane, et deux de l’U.G.T.
Les deux autres parties repoussaient ces prétentions, et Terradellas lui-même les considérait excessives, étant donné la faiblesse numérique des adhérents à cette organisation. Enfin, devant l’intransigeance de l’U.G.T., il résolut de reconstituer le Conseil municipal avec la Gauche catalane et la C.N.T. La Gauche catalane reprenait la mairie, et notre camarade José Xena abandonnait le poste de maire. Et le jour suivant, une délégation de l’U.G.T. se présentait, et sollicitait son admission au Conseil municipal dans les conditions que les autres secteurs avaient fixées : l’important était d’être dans la place.
La C.N.T. n’avait pas voulu trancher sur le problème des cantines tant que les deux autres secteurs étaient en marge du Conseil municipal car on pouvait l’accuser des difficultés rencontrées, et elle tenait à ce que les responsabilités fussent partagées. Maintenant ces cantines furent installées pour les miliciens que l’on maintenait sur les barricades [[Des miliciens étaient en permanence sur les barricades qui avaient été conservées pour empêcher toute surprise de contre-révolution.]], pour les gens en déplacement et pour les nécessiteux. Par la suite, elles furent au service des réfugiés de Malaga [[Malaga étant tombé aux mains des fascistes, une partie de la population s’était dispersée dans le reste de l’Espagne « républicaine ».]], et par d’autres utilisateurs dont on ignore pour quelles raisons on les acceptait, puisqu’ils avaient leur carnet de ravitaillement, puisqu’il n’y avait plus de chômage, que chacun disposait de son salaire, puisque l’on pratiquait la solidarité familiale (beaucoup plus développée alors qu’elle ne l’est aujourd’hui) et que le Bureau d’aide sociale apportait son aide dans les quelques cas pour lesquels on ne pouvait pas maintenir les cantines.
On notifia à ceux qui disposaient d’un salaire et du carnet de ravitaillement qu’ils ne devaient pas avoir recours aux cantines ; quant aux réfugiés de Malaga, on leur procura du travail de façon que leur situation devint normale, comme celle des autres. Et les cantines furent fermées.
Les résultats obtenus par notre section de Ravitaillement ne laissaient pas les communistes dormir tranquilles, et ils reprirent leurs manœuvres offensives, jouant sur les modifications introduites dans le découpage administratif de la Catalogne, en essayant de changer le secteur de ravitaillement en vivres, ce qui facilitait leur propre ravitaillement. Leur tentative échoua devant notre opposition résolue. Une autre manœuvre consista de leur part à s’emparer des camions qui venaient de l’étranger [[Certainement de France.]] avec des vivres. Il fallut leur faire face avec résolution, et ils se virent obligés à rendre tous les camions et leur contenu. À ce moment, l’attaque vint du ministère du Ravitaillement de Barcelone, qui créa une sous-délégation chargée de contrôler les réserves de trois localités, dont Hospitalet. Le sous-délégué fut logé dans l’immeuble même du Conseil municipal, et le jour où il prit possession de son poste il se présenta avec des gardes du corps armés. Mais cinq minutes plus tard, cette garde était expulsée par les gardes d’assaut [[la garde d’assaut avait été créée par la République. Bien qu’ayant combattu presque férocement notre mouvement jusqu’à l’attaque franquiste, une partie importante de ses membres changèrent d’attitude à partir de l’attaque franquiste.]], et l’on évita un choc violent parce que le sous-délégué déclara qu’il n’insistait pas quant à la présence de la police qu’on lui avait adjointe.
L’homme comprit bientôt qu’il jouait un rôle bien inutile, et comme il ne faisait pratiquement rien contre notre administration, il fut destitué et remplacé par son secrétaire, inexpérimenté, et honnête, qui peu de jours après était mobilisé pour le front d’Aragon. On offrit alors le poste au secrétaire de l’U.G.T., qui le refusa [[très probablement la raison principale de ce refus fut l’aggravation des difficultés du ravitaillement.]]. Et à la suite d’une entrevue entre le ministre du Ravitaillement du gouvernement de Catalogne et le conseiller local au ravitaillement, la sous-délégation fut supprimée.
On pratiquait les échanges avec l’Aragon, où l’on envoyait surtout de l’outillage et des engrais chimiques. Pour le transport de ces engrais, il fallait une autorisation du ministre de l’Agriculture, de Barcelone, et pour que celui-ci y consente, la demande devait être formulée par le responsable de l’Agriculture du Conseil municipal. Celui-ci, un stalinien, avait recours aux basses manœuvres qui consistaient à retarder les demandes, ce qui empêchait que les échanges fussent pratiqués avec la rapidité nécessaire entre l’Aragon et la ville d’Hospitalet. Comme nous n’étions pas disposés à le subir éternellement, nous décidâmes de présenter un projet de réforme de la structure municipale, et on accorda, dans une séance mémorable du Conseil, la fusion de la section Ravitaillement avec celle de l’Agriculture, ce qui nous permit d’en finir avec le boycott enfantin, mais malveillant, du conseiller de l’U.G.T.
Notre camarade ajoute quelques considérations générales dont nous extrayons les passages suivants :
« D’autres incidents se produisirent, qui se terminèrent toujours à notre avantage, mais il serait trop long de les énumérer. Ce qui surprend, dans tous les cas, c’est que tout cela ait été résolu grâce au sang-froid des militants d’Hospitalet, qui avaient la renommée d’être des hommes prompts à l’action. Et si la C.N.T. représentait la force la plus importante, elle sut agir en conséquence, car c’est toujours elle qui accepta les situations les plus difficiles, dont très souvent les autres nous laissèrent la responsabilité, car mise à part leur volonté de domination, ils étaient incapables de rien faire, et surtout de travailler vingt-quatre heures de suite, comme cela arriva si souvent aux militants de la C.N.T.
Dans la dernière période de ma participation, à ces activités, je tombai malade et dus abandonner mes fonctions. Pour reposer, je partis au front.