Dans tous nos comportements, toutes nos démarches intellectuelles, nous sommes naturellement dominés par l’actualité. Ils sont rares les industriels et les commerçants capables de prévoir au-delà du bilan annuel de leurs entreprises.
Dans les pays dits démocratiques, les gouvernements et les partis d’opposition sont constamment tendus vers les échéances électorales. Ceux-là veulent se présenter avec une bonne situation économique, ceux-ci veulent démontrer que cette situation est mauvaise ; ceux-là s’efforceront de placer au plus haut niveau les « variables » que leur propagande tend à établir comme conditions d’une bonne santé — ceux-ci insisteront sur les autres variables en baisse ou spéculeront sur la baisse prévisible des variables momentanément favorables.
Dans « le Monde » du 11 – 1‑1972, Jacques Attali, dénonce « la mythologie quasi unanimement admise qui privilégie certaines grandeurs, tel le Produit National brut, pour en faire les indicateurs d’une situation économique alors que leur sens explicatif réel est des plus réduits ». Il cite parmi les autres « variables » privilégiées « l’état de réserve des changes », qui ne reflète nullement une bonne santé économique.
De ce point de vue on ne peut que l’approuver lorsqu’il ajoute : « La tâche d’explication devient de plus en plus urgente, mais de plus en plus difficile à réaliser. La complexité des sociétés modernes les rend vulnérables aux mythes de toute sorte ».
Est-ce là un phénomène nouveau ? Ce qui est nouveau, c’est sans doute, la multiplication des moyens d’information et l’intervention dans les prévisions économiques et politiques de facteurs psychologiques, qui n’influencent peut-être pas l’évolution nécessaire des techniques, de la production et de la consommation, mais qui, soumis à des « communications contradictoires » laissent les esprits en proie à la méfiance et l’insécurité. Il ne faut pas en tirer — comme le font trop facilement certains amis anarchistes — une condamnation absolue et définitive de toute consultation populaire. Que les résultats électoraux soient illusoires et vains, nous en convenons facilement. Mais l’orientation qui s’en dégage, scientifiquement analysée, peut-être édifiante. Parce qu’elles sont contradictoires — les informations altèrent la confiance en les leaders, — la méfiance généralisée devient l’antidote du « suggestionnement » par les slogans démagogiques, les incantations magiques et les aberrations mythologiques. Et on peut fort bien attribuer au sentiment d’insécurité, à la permanente inquiétude .… aussi bien la panique des « masses conditionnées » .… que le pessimisme salutaire des hommes libres, résolus aux actions décisives par lesquelles s’accomplissent les progrès de l’humanité.
Il suffit pour s’en convaincre d’examiner objectivement la valeur des prévisions dans les pays dits socialistes. L’absence d’une véritable opinion publique, la suppression de toute contradiction aboutissent à des successions d’expériences à objectifs diamétralement opposés, chacune proclamée définitive, miraculeuse imposant des révisions fondamentales, des épurations et des purges .… des bouleversements à la base de la pyramide dont le sommet semble fixé pour l’éternité. Staline, Mussolini, Hitler, Mao-Tsé toung, Fidel Castro personnifiant parfaitement cette constance dans l’absolutisme omniscient parce qu’omnipotent.
Même si nous reconnaissons que les complexités actuelles rendent les prévisions et les prospections de plus en plus difficiles et laborieuses .… nous n’envions pas la « simplicité » des tendances systématiques du passé. Au
Et l’on n’a peut-être pas oublié le poids terrible que les « créances » de la France sur l’Allemagne, des États-Unis sur les Alliés firent peser sur le monde de l’entre-deux-guerres. Ce ne fut certes pas la cause essentielle de l’hitlérisme, mais une des conditions de son succès.
Depuis un demi-siècle, les héritiers dégénérés de Colbert s’efforcent de maintenir le dogme de l’or et hurlent à la mort lorsqu’on ébranle la valeur absolue de la monnaie nationale. En juin 1936, les économistes et les financiers les plus sérieux jugeaient indispensable la dévaluation du franc. Léon Blum, président du Conseil, socialiste, en était convaincu. Mais il n’osa pas lutter contre la démagogique défense du franc que les communistes soutenaient avec une ardeur suspecte et délirante. Il fallut dévaluer, quatre mois plus tard, dans des conditions moins favorables. En Grande-Bretagne, travaillistes et conservateurs n’ont pas osé altérer le prestige impérial de la livre… On peut apprécier aujourd’hui les effets de cet attachement à un culte aussi archaïque mais beaucoup plus désastreux que la traditionnelle perruque du lord-maire de Londres.
On a mené, en vertu de la même mythologie, des campagnes exclusives pour la baisse des prix, sans convenir de cette évidence historique… que l’effondrement des cours généralisé reste l’un des symptômes constants de la crise économique et du chômage. Il est vrai qu’en voulant opposer une négation systématique à un dogme ancestral, on aboutit à des effets également irrationnels et absurdes… et que l’inflation et le chômage peuvent fort bien sévir dans le même temps.
Quant au libéralisme économique, il résiste aux démentis évidents que les faits lui ont imposés depuis près d’un siècle. Les lois du marché sont faussées depuis longtemps par le protectionnisme, les monopoles, les servitudes des impérialismes. On affirme que les États-Unis forment l’État le plus typiquement capitaliste et impérialiste. Nous avons déjà prié nos contradicteurs de définir exactement l’impérialisme. On pourrait réclamer une définition parallèle du capitalisme. Si celui-ci oppose encore la « libre entreprise » aux contraintes étatistes, on s’étonnera que dans un pays « typiquement capitaliste », l’État fédéral pratique une politique dirigiste qui pour reprendre le jargon marxiste — semble encore tenir dans la « superstructure », mais agit de plus en plus fréquemment et efficacement sur les « infrastructures ». Et nous n’insistons pas sur les atteintes aux lois du marché mondial — souvent salutaires d’ailleurs ― commises délibérément par les « impérialistes américains » (
Se dégager de ces archaïsmes idéologiques et doctrinaux nous apparaît de plus en plus comme le préalable indispensable à toute étude « prospective » engageant directement l’avenir, sans se laisser fixer par les impératifs du présent. Et cela vaut pour les socialistes, les libertaires, les syndicalistes, les révolutionnaires comme pour les politiques et les économistes bourgeois.
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En fin de compte, c’est bien cette subordination de toute prévision à l’actualité immédiate qui éclaire notre impuissance. L’empirisme qui basait toute connaissance sur l’expérience se justifiait par les excès du rationalisme. « La logique n’explique rien. L’histoire explique tout » disait, il y a un demi-siècle notre vieux maître, Ferdinand Brunot, historien de la langue française. Mais justement l’Histoire ne se limite pas à la simple succession des événements. Elle cherche les lignes fondamentales qui se croisent à des carrefours signalés par des accidents souvent tragiques et catastrophiques, mais qui continuent au-delà des ruines et des cadavres. Qui laisse son esprit flotter au gré d’expériences quotidiennes, localisées et isolées, échoue dans un opportunisme sordide, dans la passivité et l’abdication.
Dans l’exercice de ma profession, j’ai connu de mes anciens élèves, sélectionnés pour l’admission dans une École technique, qui pendant trois ou quatre ans, apprenaient les techniques et les pratiques d’une carrière dont l’encombrement ou même la clôture les condamnaient au chômage à leur sortie de l’établissement.
Et, dans le syndicalisme universitaire, je n’ai pas cessé de dénoncer les aberrations et les malfaisances d’une politisation soumettant les hommes de demain à nos partis-pris d’aujourd’hui.
Penser à l’An 2000, c’est s’interroger sur l’avenir d’enfants de 1972 lorsqu’ils compteront de 28 à 44 ans d’âge. Quelles sont actuellement les acquisitions et les conquêtes qu’il leur faudra conserver et consolider ? Quels sont les maux, que nous décelons à peine aujourd’hui et qui les accableront demain ? Quelles sont les menaces pour leur bien-être, leur liberté et leur vie que porte notre civilisation actuelle ?
Le parti communiste a ouvert sa campagne pour le Non au référendum, par une violente condamnation d’une lettre de Mansholt, actuel président de la Commission de Bruxelles. Il n’est pas de justification plus éloquente de notre thèse sur la subordination de la prospective édifiante et constructive aux objectifs grossièrement actuels d’un parti utilisant toutes les ressources de l’opportunisme et de la démagogie. Le document Mansholt est discutable, heureusement. « Il nous donne, dit avec raison le noyau de la Révolution prolétarienne (n° d’avril 1972), satisfaction sur deux points au moins et fondamentaux ; il met en garde contre une croissance non contrôlée de la population, il dénonce aussi le mythe dangereux de la croissance du produit brut sans considération de la qualité de ce qui est produit, des conséquences de ce qui est produit. »
Problèmes dont la solution n’est pas facile mais qui ne sont pas insolubles. Cependant toutes nos prévisions peuvent être liquidées, rejetées dans la nuit sombre de l’oubli, par un phénomène cosmique qui peut anéantir toute notre civilisation. Il s’agit de la situation du tiers-monde, de l’écart croissant entre la richesse des pays développés et la misère des pays sous-développés.
Nous voudrions tenter d’analyser — aussi objectivement que possible — tous les facteurs d’une évolution — dont j’avais déjà souligné dans la revue belge « Éducation et Socialisme » de janvier-février 1960, qu’elle déterminait des mouvements pouvant « faire basculer l’équilibre universel ». J’ajouterai que « l’avenir de l’humanité se jouait en cette zone, sur ces terres d’une misère immense et explosive » où souffrent actuellement les deux-tiers de l’humanité.
[/Roger