La Presse Anarchiste

Considérations sur l’éducation

Extraits d’un article de Made­leine Ver­net, paru dans la Mère édu­ca­trice, numé­ro de juillet 1925…

…Pour­quoi le milieu fami­lial pos­sède-t-il cette force édu­ca­tive que n’a point l’é­cole ? Certes, le fac­teur affec­tif dont j’ai par­lé y entre pour une grande part, mais il y a autre chose encore : c’est que, dans la famille, l’en­fant est chez lui, et vit sa vie propre.

L’é­cole, c’est la mai­son com­mune à tous, c’est la vie col­lec­tive où for­cé­ment une dis­ci­pline devient néces­saire par le fait même de la col­lec­ti­vi­té. Il faut l’ordre, le silence, l’o­béis­sance, pour que soit pos­sible l’enseignement.

Quoi qu’aient pu dire cer­tains indi­vi­dus à idées extrêmes, l’é­cole liber­taire ne sau­rait exis­ter. Ce serait un beau gâchis. Voyez-vous les enfants déci­dant s’ils iront ou non à l’é­tude, choi­sis­sant eux-mêmes le devoir ou la leçon, au gré de leur caprice ; – les enten­dez-vous ques­tion­ner à tort et à tra­vers, sou­vent à côté de la ques­tion, au hasard de leur fan­tai­sie du moment. Ce serait à deve­nir fou ; et, ce dont on peut être cer­tain, c’est qu’il n’y aurait pas long­temps de maîtres pour de pareilles écoles.

Assu­ré­ment, l’é­cole doit s’ins­pi­rer des méthodes les meilleures pour lais­ser à l’en­fant le libre jeu de ses facul­tés intel­lec­tuelles, pour déve­lop­per ses qua­li­tés d’ob­ser­va­tion et de rai­son­ne­ment ; et notre école actuelle est loin de réa­li­ser l’é­cole de nos concep­tions édu­ca­tives. Mais il est indé­niable que la dis­ci­pline – une dis­ci­pline intel­li­gente et bien com­prise – y est indis­pen­sable aujourd’­hui et y res­te­ra néces­saire demain, si l’on veut obte­nir des résultats.

Dans la famille, l’en­fant se relâche de cette dis­ci­pline. Non point que la mère édu­ca­trice doive lais­ser faire à son enfant ses quatre volon­tés. Mais là, dans le domaine fami­lial, l’en­fant peut vivre pour lui. Il ques­tionne sa mère, cause avec elle ; il a un champ d’ac­tion beau­coup plus éten­du qu’à l’é­cole. Il s’in­té­resse aux mille détails de la vie domes­tique, y prend part, aide sa mère à de menus tra­vaux, il a ses jeux, ses récréa­tions, ses dis­trac­tions, qui lui sont per­son­nels, tan­dis que la récréa­tion de l’é­cole est for­cé­ment collective.

Or, si la vie col­lec­tive est néces­saire dans l’é­du­ca­tion, la vie per­son­nelle, la vie intime, l’y est tout autant…

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Le grand dor­toir de la pen­sion est uni­forme et vide de vie, dénué d’in­ti­mi­té. Rien de per­son­nel. Avec un aus­si grand nombre d’en­fants, cela devient impossible…

… Et les repas ? S’il est dans la vie fami­liale une heure de chaude inti­mi­té, c’est bien l’heure des repas. Parents et enfants réunis, se sentent là l’un près de l’autre. On cause, on bavarde sur l’un ou l’autre sujet. Des parents qui seront édu­ca­teurs, tire­ront de cette heure du repas, une source de pro­fits d’ordre intel­lec­tuel et moral.

Mais à la pen­sion, à l’or­phe­li­nat ? Soixante, soixante-quinze enfants, quel­que­fois plus — j’ai vu un réfec­toire de cent cin­quante enfants — ce n’est plus l’intimité.

Là, le silence devient indis­pen­sable pour que le ser­vice puisse être fait, et pro­tes­ter est bien inutile. Il faut que le silence soit la règle. Vous le com­pren­driez, si vous saviez comme moi le bruit que font qua­rante à cin­quante enfants dans un réfec­toire, lors­qu’ils sont auto­ri­sés à cau­ser entre eux à demi voix.

Il faut en avoir fait l’ex­pé­rience pour savoir qu’on ne peut réunir cin­quante enfants, sans dis­ci­pline d’au­cune sorte. Les liber­tés qu’une mère peut per­mettre à ses enfants auprès d’elle deviennent impos­sibles avec le nombre. Le nombre devient donc for­cé­ment un oppres­seur, un écueil éducatif.

Et, dans l’ordre essen­tiel­le­ment moral, quel écueil n’est-il pas encore ? Pre­nez cin­quante enfants qui indi­vi­duel­le­ment sont de mora­li­té moyenne. Cha­cun d’eux, éle­vé dans sa famille, serait un enfant pas­sable ; il serait facile de déve­lop­per et de culti­ver ses bons sen­ti­ments, de com­battre les mau­vais, d’a­me­ner l’en­fant à vou­loir s’améliorer…

Tenez, pour prendre un exemple, les habi­tudes d’ordre, de pro­pre­té et d’é­co­no­mie qu’une mère adroite et éclai­rée fera contrac­ter de bonne heure à ses enfants, s’ob­tiennent bien plus dif­fi­ci­le­ment d’une col­lec­ti­vi­té. J’en parle là en connais­sance de cause. Alors que la mère finit par obte­nir, chez ses enfants, la volon­té de ses habi­tudes, à tel point qu’elle absente, ils agi­ront comme en sa pré­sence, les direc­teurs d’une pen­sion n’ob­tien­dront ces résul­tats que grâce à la pres­sion auto­ri­taire et dis­ci­pli­naire. La col­lec­ti­vi­té, c’est l’a­no­ny­mat ; l’en­fant fau­tif, le pares­seux, se dérobe dans cette ombre. Il a com­mis un méfait, il a bri­sé quelque chose, mais per­sonne ne l’a vu. Alors qu’im­porte, nul ne le sau­ra, il ne sera soup­çon­né qu’au­tant que les autres, et même, si c’est un esprit vif et rusé, peut être par­vien­dra-t-il à détour­ner les soup­çons sur un plus faible. Il y a donc per­ver­sion du sens moral, inci­ta­tion à l’hy­po­cri­sie, à la lâcheté.

Le remède, direz-vous, c’est une sur­veillance sévère et conti­nue. Sans doute, mais cette sur­veillance étroite est néfaste si l’on songe que l’é­du­ca­tion doit com­prendre l’ap­pren­tis­sage de la liberté.

Quoi­qu’en aient pré­ten­du cer­tains théo­ri­ciens, la liber­té n’est pas un droit que l’en­fant trouve dans son ber­ceau. Tout jeune, il ne sau­rait être libre puis­qu’il a besoin de tous et qu’a­ban­don­né à lui-même il mour­rait. Le droit à la liber­té, c’est nous qui devons le lui faire conqué­rir par l’é­du­ca­tion. Que signi­fie d’ailleurs ce mot édu­quer ? sinon pro­té­ger, éclai­rer, conseiller, gui­der. Si l’en­fant nais­sait capable d’être libre, c’est qu’il naî­trait tout édu­qué, et dans ce cas, point ne serait besoin d’é­du­ca­teurs. La ques­tion édu­ca­tive ne se pose­rait pas.

Pour que l’en­fant puisse faire cet appren­tis­sage de la liber­té, il faut pou­voir lui lais­ser une liber­té rela­tive. Il faut, à mesure qu’il gran­dit, le mettre par­fois aux prises avec l’ad­ver­si­té. Qu’il sente les dif­fi­cul­tés maté­rielles qui s’op­po­se­ront à la réa­li­sa­tion de ses dési­rs, qu’il éprouve quelques décep­tions, qu’il trouve de la joie à se ser­vir lui-même, et qu’il se sente récom­pen­sé d’un effort par le sen­ti­ment qu’il ne doit qu’à lui seul un résul­tat dont il est heu­reux. Ain­si naî­tront en lui des qua­li­tés d’en­du­rance, de cou­rage, de volon­té et de fier­té. Ain­si il pren­dra le goût, et l’a­mour de la liber­té, de la vraie.

La liber­té en édu­ca­tion ne consiste pas à lais­ser faire à un enfant tout ce qu’il veut, sys­tème déplo­rable qui n’a pour résul­tat que de pro­duire des êtres volon­taires et capri­cieux, non des indi­vi­dus capables de volonté.

Il faut ame­ner l’en­fant à aimer la liber­té parce qu’elle le libé­re­ra des ser­vi­tudes ; mais pour qu’il puisse jouir de cette liber­té-là, il faut qu’il soit capable de se diri­ger sai­ne­ment, vers le bien, il faut qu’il puise en lui la volon­té du bien, et, qu’il trouve dans le bien lui-même la satis­fac­tion intime de la conscience.

L’é­du­ca­teur doit donc obli­ger l’en­fant à vou­loir le bien pour deve­nir un indi­vi­du libre.

Et com­ment obli­ger sans oppres­ser ? Cela paraît peut-être impos­sible, pour­tant cela n’est que dif­fi­cile. Le tuteur que la main pré­voyante du jar­di­nier place près d’une plante jeune et frêle l’obli­ge­ra à pous­ser droite ; mais si le jar­di­nier connaît bien son métier, ce tuteur ne meur­tri­ra pas, ne défor­me­ra pas, n’a­né­mie­ra pas la plante.

L’é­du­ca­teur est ce jar­di­nier. Pour mener à bien sa tâche, il faut qu’il soit péné­tré de son impor­tance sociale, voi­là tout.

Ce qui s’im­pose, en édu­ca­tion, c’est déve­lop­per chez l’en­fant le sen­ti­ment, de la res­pon­sa­bi­li­té. Il faut l’o­bli­ger – encore ! – à rai­son­ner ses actes, et à voir quelles en seront les consé­quences. Il faut qu’il com­prenne bien que sa liber­té à lui ne doit jamais por­ter atteinte à celle des autres, que les satis­fac­tions qu’il désire ne doivent en aucun cas être une peine pour d’autres, que sa joie, son plai­sir, son bien-être, ne doivent jamais être une cause de fatigue, d’en­nui, de sur­me­nage, pour ceux qui l’en­tourent. Quand vous pré­ten­dez que les enfants ont le droit de crier, de chan­ter et de remuer quand ça leur plaît, d’être bruyants au réfec­toire, de cou­rir, d’être tapa­geurs et bavards dans leurs dor­toirs ; je pré­tends, moi, qu’en leur don­nant ce droit, vous les ren­dez des­potes, parce qu’ils fatiguent sans rai­son leurs sur­veillants et leurs maîtres, et que, dans ce cas, vous n’a­vez pas sup­pri­mé l’au­to­ri­té, mais que vous l’a­vez sim­ple­ment dépla­cée, l’en­le­vant à l’in­di­vi­du conscient pour la mettre entre les mains de l’inconscient.

Et pré­ci­sé­ment cela nous ramène à la ques­tion de col­lec­ti­vi­té. L’en­fant a besoin de chan­ter, de rire, de remuer ; il est agréable de pou­voir cau­ser en man­geant ; et des frères ou des sœurs qui par­tagent une même chambre s’en­dor­mi­ront pai­si­ble­ment après une cau­sette sur les évé­ne­ments de la jour­née. Dans la famille, toutes ces liber­tés-là sont faciles ; elles ne gênent per­sonne, et la maman sou­vent prend part à la joie, à la chan­son, à la cau­se­rie. Dans la pen­sion ou l’or­phe­li­nat, je vous l’ai mon­tré tout à l’heure, le grand nombre impose la néces­si­té du silence, de la dis­ci­pline enfin.

Et cette néces­si­té de dis­ci­pline est fâcheuse parce qu’elle nuit à l’é­du­ca­tion de la liber­té, parce qu’elle ne per­met pas de déve­lop­per l’i­dée de responsabilité…

Com­ment vou­lez-vous lais­ser aux enfants cette liber­té rela­tive dont je par­lais — liber­té qui leur per­met­tra de faire l’ex­pé­rience pra­tique de la vie — si vous devez vous astreindre à cette sur­veillance étroite et sévère, qui avec le nombre semble s’indiquer ?

Et de fait, elle est néces­saire cette sur­veillance, car vous avez aus­si à sau­ve­gar­der la mora­li­té des enfants qui vous sont confiés. Or, si vous réunis­sez cin­quante, quatre-vingts enfants — plus même — pou­vez-vous être sûr de la mora­li­té de cha­cun d’eux ? Et si les forts ne doivent point oppri­mer les faibles, les mau­vais non plus ne doivent point gâter les bons.

Une fois de plus nous reve­nons à la néces­si­té de la dis­ci­pline quand nous nous retrou­vons avec un grand nombre d’enfants.

Je sais bien qu’on a pré­ten­du que la vie col­lec­tive avait au moins cela de bon qu’elle déve­lop­pait chez l’en­fant l’i­dée de soli­da­ri­té. Eh bien ! cet argu­ment est faux. L’en­fant est égoïste, il l’est natu­rel­le­ment, il l’est parce qu’il ignore la souf­france parce qu’il n’est pas capable de rai­son­ner ni de juger le fonds des choses. Dans la col­lec­ti­vi­té, il reste égoïste. Voi­là assez d’an­nées que je regarde vivre les enfants pour les connaître sur ce cha­pitre. Lais­sez sans sur­veillance appa­rente un groupe d’en­fants et il vous appa­raî­tra tout de suite que c’est la rai­son du plus fort qui l’emporte et que les faibles sont des vain­cus. L’exemple que j’ai don­né pré­cé­dem­ment d’ailleurs, à pro­pos de la res­pon­sa­bi­li­té, peut reve­nir ici. Si le fau­tif se dérobe en lais­sant soup­çon­ner un de ses cama­rades, c’est bien une preuve que la vie en com­mun n’a pas déve­lop­pé chez lui le sen­ti­ment de la solidarité.

La vie de famille ne s’op­pose nul­le­ment au déve­lop­pe­ment de cette idée, si les parents sont de vrais édu­ca­teurs et s’ils sont eux-mêmes péné­trés de ce sen­ti­ment. J’ai été éle­vée dans ma famille et je sais quels beaux et forts exemples de soli­da­ri­té humaine m’ont don­nés mes parents.

Il faut donc, conclu­rez-vous, condam­ner le sys­tème de l’é­du­ca­tion col­lec­tive ? Ma foi, il y a plus de rai­sons de le condam­ner que de l’ad­mettre. Avant moi, d’autres édu­ca­teurs en ont signa­lé les défauts et ceux pour qui le pro­blème édu­ca­tif est l’une des plus grandes pré­oc­cu­pa­tions, l’ont condam­né net­te­ment pour pré­co­ni­ser l’é­du­ca­tion familiale.

Je sais bien que la pen­sion est une excel­lente chose pour les mamans fri­voles dont les enfants sont une gène, un empê­che­ment de plai­sirs, de sor­ties, de mon­da­ni­tés de tout ordre. Ces mamans-là, dès que l’en­fant est né, n’ont qu’une pré­oc­cu­pa­tion : s’en sépa­rer ; la nour­rice d’a­bord, la pen­sion ensuite. Ce n’est pas pour elles, d’ailleurs, que j’é­cris ces lignes. Le gre­lot du plai­sir qu’elles ont dans la tête les empê­che­rait de me comprendre.

Mais il est d’autres mamans, péné­trées de leurs devoirs mater­nels et qui ne demandent qu’à se consa­crer à la tâche d’é­du­ca­trices, qui est bien le fleu­ron de la mater­ni­té. Et il arrive que, son­geant à leur res­pon­sa­bi­li­té envers leurs enfants, elles se posent cette ques­tion : « Ne vaut-il pas mieux, dans son inté­rêt, l’en­voyer en pen­sion ? À celles-là, je dirai en pas­sant : non, non, mères qui le pou­vez, gar­dez près de vous vos enfants ; rien ne vous rem­pla­ce­ra près de ces êtres fra­giles et sacrés qui sont vôtres ; et ils ont besoin de vous plus encore que vous n’a­vez besoin d’eux.

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