La Presse Anarchiste

Evolution ou révolution ?

Il est impos­si­ble à tout être humain, aurait-il le génie d’un Napoléon, d’un Karl Marx, d’un Lénine, de con­cevoir ou de créer de toutes pièces une société équili­brée où tout indi­vidu pour­rait s’é­panouir librement.

Un organ­isme social se crée de lui-même par les actions et les réac­tions des indi­vidus qui le composent.

Je vais émet­tre une idée qui va faire bondir bien des lecteurs de cette revue. Je la soumets en toute humil­ité et prêt à en chang­er si on me mon­tre que j’ai tort.

Je ne crois pas dans le pou­voir de la révo­lu­tion et je pré­tends même qu’il n’y a jamais eu de révo­lu­tion dans l’his­toire humaine. Il y a eu des ten­ta­tives révo­lu­tion­naires, la grande Révo­lu­tion de 89, il y a eu 48, la Com­mune, la Révo­lu­tion russe. Mais jamais il n’y a eu de révo­lu­tion réussie. Un change­ment de régime n’est pas une révo­lu­tion dans le sens, où nous autres anar­chistes, nous le com­prenons. Au point de vue économique, il y a eu des expro­pri­a­tions, le pas­sage de l’ar­gent, de la terre et du pou­voir d’une main dans l’autre. L’opéra­tion ter­minée, l’hu­man­ité n’en était pas plus heureuse.

Encore une fois, je suis sans aucune espèce de par­ti pris, je déplore ces faits, mais je les con­state. Rien ne sert de pren­dre des désirs pour des réal­ités, nous cher­chons tous à com­pren­dre pour agir en con­nais­sance de cause.

Je voudrais essay­er d’é­tudi­er par quel mécan­isme, toute révo­lu­tion sociale échoue obligatoirement.

Voici ce que je crois comprendre :

Au début, quelques idéal­istes sincères, instru­its, courageux se met­tent à la tête d’un mou­ve­ment, portés par la grande houle qui agite l’hu­man­ité mécon­tente de son sort. Ces admirables révo­lu­tion­naires se groupent, réu­nis­sent des adhérents et quand leur nom­bre est suff­isant, ils s’emparent du mécan­isme gou­verne­men­tal. L’en­t­hou­si­asme de la foule fait le reste. Le gou­verne­ment est ren­ver­sé. Tâche rel­a­tive­ment facile. Quand il s’ag­it de recon­stru­ire, les dif­fi­cultés. se présen­tent nom­breuses, il faut lut­ter con­tre l’in­er­tie, con­tre l’in­com­préhen­sion, con­tre la mau­vaise volon­té, con­tre la canail­lerie des adver­saires. Les théories, les principes appliqués par les chefs du nou­veau gou­verne­ment se trou­vent être inopérants, de mul­ti­ples inci­dences font dévi­er ces principes très beaux en tant que principes, parce qu’ils ne sont pas com­pris ou mal appliqués, ou faussés, même par ceux qui se sont chargés de les faire observ­er. Ces dif­fi­cultés du début entraî­nent des diver­gences de vues entre les pro­mo­teurs du mou­ve­ment. Dis­cus­sions, dis­putes. Des indi­vidus moins dés­in­téressés, des brail­lards, des fripouilles même élèvent la voix, font de la surenchère, entraî­nent la masse à leur suite. Dis­cordes à la tête, désor­dre partout. Les élé­ments nobles cherchent à réa­gir, leur voix est cou­verte, on les exé­cute, et les autres se retirent écœurés, dégoûtés. Puis sur­git un chef, un maître, la révo­lu­tion a échoué.

Je ne par­le pas des hor­reurs inhérentes à une révo­lu­tion ; les bas instincts, la cupid­ité, la cru­auté qui som­meil­lent dans la majorité des hommes se réveil­lent. Il ne reste de la révo­lu­tion qu’une stu­peur et le sou­venir de belles choses qui auraient pu être.

La révo­lu­tion n’est pas une panacée uni­verselle. Descen­dre dans la rue, faire des bar­ri­cades, etc., c’est inau­gur­er une psy­cholo­gie par­ti­c­ulière, la psy­cholo­gie des foules qui est tou­jours au niveau des élé­ments inférieurs qui la com­posent. Cette psy­cholo­gie est un dan­ger. On ne dis­cute pas avec une foule, on ne la dirige pas, c’est elle qui domine.

Je ne dédaigne pas la foule, j’aime les élé­ments qui la com­posent, j’en suis moi-même, et je dirai peut-être un jour la ten­dresse que j’ai pour les déshérités, les malades, les alcooliques, les fous, les voleurs et les fripouilles. Mais la foule en tant que foule, que masse, est inca­pable de réflexion.

Ce serait à dés­espér­er s’il n’y avait pas autre chose.

J’ai dit au début, qu’un organ­isme social se crée de lui-même par les actions et les réac­tions des indi­vidus qui le composent.

C’est là le nœud vital, à mon avis, de nos études.

Com­ment agir sur les indi­vidus pour que leurs actions et leurs réac­tions con­stituent un organ­isme social rénové ?

Notre idéal anar­chiste répond à toutes ces ques­tions, quant à l’in­di­vidu. Nous savons com­ment nous devons nous con­duire, com­ment nous devons chercher à nous édu­quer, à nous per­fec­tion­ner. Je con­nais bien des cama­rades qui seraient peut-être sur­pris, s’ils savaient que je les com­pare à des saints et qui sont pour moi un exem­ple salu­taire. La pro­pa­gande anar­chiste porte déjà de beaux fruits et elle se fait lente­ment et sûrement.

Où notre idéal anar­chiste est plus faible, c’est lorsqu’il faut agir, non plus sur la moral­ité des indi­vidus, mais sur leur activ­ité matérielle. Et cel­la se com­prend. Il faut arriv­er à mod­i­fi­er la société dans le sens où nous voulons, mal­gré et con­tre tous ceux qui ont intérêt à la con­serv­er telle quelle.

L’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale avec des apparences sou­vent con­traires est l’ex­em­ple le plus frap­pant de ce qui peut se faire sans l’assen­ti­ment de la bour­geoisie. La loi [[Une loi est sou­vent la cod­i­fi­ca­tion bour­geoise d’une cou­tume obtenue con­tre sa volon­té.]] de 8 heures en est un autre.

Demain ce sera l’é­cole unique, la sup­pres­sion de l’héritage, l’au­tonomie des com­munes, le syn­di­cat des usagers de la route, des chemins de fer, etc.

Notre rôle c’est de chercher les direc­tions pos­si­bles, de créer un mou­ve­ment d’idées, favor­able à de nou­velles con­quêtes. La mul­ti­plic­ité de ces con­quêtes con­stituera une révo­lu­tion plus impor­tante qu’un mou­ve­ment subit, total et éphémère.

Pour me résumer, je crois à l’évo­lu­tion et non à la révolution.

Je sais que je ne suis pas ortho­doxe en exp­ri­mant cette idée, je sais que ce n’est pas l’opin­ion d’Élisée Reclus, qui a longue­ment écrit sur le rôle et la valeur de la révolution.

Ma vénéra­tion pour Élisée Reclus ne va pas jusqu’à accepter ses idées sans les dis­cuter. La ques­tion que je soulève est d’une excep­tion­nelle grav­ité et vaut d’être discutée.

[/Astié/]

[|* * * *|]

J’ai l’in­ten­tion de répon­dre à Astié dans le courant de mon étude sur le pro­grès. Je ne dirai que quelques mots aujourd’hui.

Les hommes, en échafau­dant leurs con­nais­sances ou en étab­lis­sant des sociétés, n’ont jamais pu créer, a pri­ori, un sys­tème par­fait, ni même indéfin­i­ment perfectible.

Dans le domaine sci­en­tifique, ils bâtis­sent un sys­tème pro­vi­soire avec des jalons, des hypothès­es, pour pou­voir con­tin­uer leurs recherch­es. À un moment don­né, les con­nais­sances acquis­es font cra­quer le cadre du sys­tème général (et des hypothès­es périmées) jusqu’alors admis, et, un nou­veau sys­tème (c’est-à-dire une nou­velle expli­ca­tion générale et hypothé­tique) s’im­pose par révo­lu­tion et mal­gré les clameurs des vieilles barbes. Il n’y a pas de pro­grès pos­si­ble sans cette rupture.

De même, les sociétés humaines sont des arrange­ments pro­vi­soires. Certes, on peut mod­i­fi­er ces arrange­ments, mais dans des lim­ites assez restreintes si l’on reste dans le cadre du sys­tème. Pour avoir un pro­grès véri­ta­ble, il faut, à un moment don­né, pass­er d’un sys­tème dans un autre, et, pour cela, bris­er le cadre du pre­mier sys­tème, sans quoi les réformes ne don­nent plus aucun effet.

Je ne dis pas que cette révo­lu­tion doive être vio­lente et sanglante. Mais les réac­tion­naires et les gens nan­tis con­sid­èrent tou­jours leurs priv­ilèges comme immuables et s’op­posent à tout change­ment de sys­tème. Les réformes, après quelques amélio­ra­tions, finis­sent par tourn­er en rond dans le cadre fer­mé où nous enferme l’en­tête­ment égoïste des gens en place, qui dis­posent en même temps de toutes les forces de coercition.

Si Astié veut bien me per­me­t­tre cette com­para­i­son, je lui dirai que le rem­place­ment de la den­ti­tion de lait par la den­ti­tion per­ma­nente est une sorte de révo­lu­tion. La plu­part des dents de lait tombent seules, et il est bien rare qu’on ait recours pour les extraire au davier du den­tiste. Espérons que dans la vie sociale on aura de moins en moins recours au davier. Dis­ons aus­si que pour que les dents de lait tombent, il faut qu’il y ait déjà, au-dessous, des dents de remplacement.

[/M. Pier­rot/]


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