La Presse Anarchiste

Le Progrès moral

On a van­té le tem­pé­ra­ment bel­li­queux et les ver­tus guer­rières des gens de la mon­tagne. Or ce n’est pas là une carac­té­ris­tique géné­rale. Tous les mon­ta­gnards ne furent pas des pillards (ou des guer­riers, ce qui revient au même). Il y en a qui tra­vaillèrent tout le temps. D’autres furent obli­gés de se tenir tran­quilles, parce que leurs voi­sins étaient plus puis­sants. Les Suisses n’ont fait par­ler d’eux que lorsque, sous le nom d’Hel­vètes, ils ont enva­hi la Gaule pour s’é­ta­blir dans la val­lée de la Saône. Mais l’ar­ri­vée de César avec une armée romaine, appe­lé par les tri­bus gau­loises mena­cées, fit ren­trer les Hel­vètes chez eux.

L’in­dus­trie guer­rière des autres mon­ta­gnards n’a duré que tant que leurs voi­sins ont été assez faibles pour endu­rer leurs dépré­da­tions, et aus­si tant qu’eux-mêmes n’ont pas trou­vé mieux à faire, c’est-à-dire à tra­vailler uti­le­ment. L’in­dus­trie guer­rière pro­fite aux chefs, mais le reste du clan est misé­rable. La conquête de pays fer­tiles pour s’y par­ta­ger les terres et les mettre en valeur [[La conquête en géné­ral se pas­sait autre­fois sous deux modes prin­ci­paux. Je ne parle pas des conquêtes faites par les princes pour leur gloire et pour leur pro­fit per­son­nel et dont j’ai dit quelques mots à l’ar­ticle pré­cé­dent. Je parle des mou­ve­ments de peuples. Les deux modes étaient ou bien l’ex­ter­mi­na­tion des autoch­tones avec mise en valeur des terres par le propre tra­vail des conqué­rants, ou bien l’as­ser­vis­se­ment des popu­la­tions conquises avec para­si­tisme des envahisseurs.

Le pre­mier mode est sur­tout pra­ti­qué par les pri­mi­tifs. Ceux-ci ne com­prennent pas et ne sau­raient com­prendre l’as­si­mi­la­tion. Ils ont leurs dieux, leurs cou­tumes, leurs tabous, leurs totems, for­mant une civi­li­sa­tion rudi­men­taire, mais rigou­reu­se­ment fer­mée. Les Israé­lites nomades mas­sacrent les popu­la­tions autoch­tones du pays de Cha­man pour s’y éta­blir sans mélange.

Le mode dépend d’ailleurs de la masse des enva­his­seurs. ou, plus pré­ci­sé­ment, du rap­port des den­si­tés des popu­la­tions aux prises. S’il s’a­git d’une émi­gra­tion en masse, elle fait ter­ri­toire net. Si les conqué­rants sont peu nom­breux, ils deviennent para­sites des vain­cus. tout en conser­vant leurs dieux, leurs cou­tumes, leurs totems par­ti­cu­liers, et forment une caste pri­vi­lé­giée. Pour­tant, si les vain­cus ont une civi­li­sa­tion supé­rieure, les nou­veaux maîtres finissent assez sou­vent par s’a­mal­ga­mer à la popu­la­tion conquise.

Quand les Nor­mands s’é­ta­blirent dans la pro­vince mari­time de la Neus­trie, la popu­la­tion avait, sinon dis­pa­ru, du moins était-elle très clair­se­mée. Les Nor­mands se par­ta­gèrent les terres pour les tra­vailler eux-mêmes. Plus tard, quand les troupes nor­mandes avec Guillaume le Conqué­rant enva­hirent l’An­gle­terre, les guer­riers, tous fran­ci­sés et plus ou moine civi­li­sés, se muèrent en sei­gneurs féo­daux et vécurent aux dépens du tra­vail des pauvres Saxons. Il est vrai que dans le second cas il s’a­git non d’une émi­gra­tion, mais d’une conquête faite par des aven­tu­riers pour « gai­gner ». Les Saxons avaient eux-mêmes autre­fois repous­sé ou détruit les popu­la­tions bre­tonnes gaë­liques pour s’ins­tal­ler à leur place.

Si, encore, des conqué­rants civi­li­sés arrivent dans un ter­ri­toire habi­té par une popu­la­tion clair­se­mée et peu indus­trieuse, ils éli­minent cette der­nière, peu à peu, comme il est arri­vé des Peaux-Rouges devant les Anglo-Saxons ou les Espa­gnole, des Aus­tra­liens devant les Anglais, des Arabes devant les Fran­çais en Algé­rie (je mets à part les ber­bères Kabyles qui res­tent implan­tés à la terre), des Cafres devant les Boërs, etc. Mais dans les conquêtes euro­péennes modernes il faut tenir compte du fac­teur cli­ma­tique : les régions équa­to­riales ne peuvent pas être des colo­nies de peu­ple­ment, elles sont des­ti­nées à res­ter des colo­nies « d’ex­ploi­ta­tion ».]] vaut mieux que les expé­di­tions de pillage. Aus­si­tôt éta­blis en France, les Nor­mands aban­don­nèrent la pira­te­rie. Les Hel­vètes qui furent repous­sés par Jules César, ne venaient pas poux raz­zier, ils cher­chaient à émi­grer sur un sol meilleur, sous un cli­mat plus clément.

Les rapines n’ont jamais été qu’un pis tal­ler inter­mit­tent. Une raz­zia heu­reuse par-ci par-là ne com­pense pas l’é­chec d’ex­pé­di­tions désas­treuses à l’or­di­naire. Déci­dé­ment il vaut mieux tra­vailler. Mais le tra­vail rému­né­ra­teur n’est guère pos­sible aux mon­ta­gnards. À cause de la pau­vre­té de leur pays, ils sont sou­vent obli­gés de s’ex­pa­trier pour trou­ver pitance. Les Rifains vont faire la mois­son en Algé­rie comme ouvriers agri­coles. Les Suisses, les Savoyards, les Auver­gnats, vont (ou allaient) tra­vailler au loin dans des contrées plus riches. Sou­vent leur émi­gra­tion ne dure que la sai­son d’hi­ver. Ils exercent un petit métier ou un petit com­merce : petits ramo­neurs d’au­tre­fois, mar­chands de mar­rons, por­teurs d’eau, réta­meurs, mar­chands de toile, col­por­teurs, etc. Ces métiers de gagne-petit dis­pa­raissent peu à peu devant l’ex­ten­sion du pro­grès tech­nique et aus­si à cause de l’en­ri­chis­se­ment éco­no­mique des régions mon­ta­gneuses : pros­pé­ri­té de l’é­le­vage et de l’in­dus­trie lai­tière grâce à la faci­li­té des trans­ports ; déve­lop­pe­ment de l’in­dus­trie élec­tro métal­lur­gique avec le secours des chutes d’eau, etc. Il ne reste aux mon­ta­gnards qu’une répu­ta­tion légen­daire d’â­pre­té au gain, de ladre­rie (Écos­sais, Auver­gnats), de méfiance (Auver­gnats), de len­teur à com­prendre la plai­san­te­rie (Écos­sais, Suisses, etc.). Cette répu­ta­tion ne cor­res­pond actuel­le­ment à rien de réel ; et les mon­ta­gnards par­tagent, ces défauts dans la même pro­por­tion avec les gens de la plaine.

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Mais autre­fois, quand ces pauvres diables des­cen­daient de la mon­tagne à la recherche d’une occu­pa­tion, le pre­mier métier qui s’of­frait à ces pri­mi­tifs qui n’a­vaient pas de métier, c’é­tait celui de sol­dat. Ils n’a­vaient le plus sou­vent que la res­source de louer leur vie à quelque prince du voi­si­nage, qui trou­vait en eux des mer­ce­naires pas trop regar­dants à la nour­ri­ture, ni au confort, et peu exi­geants sur la solde [[Il n’y a que dans les temps modernes où les gou­ver­ne­ments puissent avoir des sol­dats sans solde. Les armées de mer­ce­naires ont tou­jours été une dépense coû­teuse. Je ne parle pas des armées de citoyens pour la défense d’un pays libre ; mais c’é­tait alors une levée en masse et tem­po­raire. Les années per­ma­nentes et gra­tuites de citoyens ne datent que de la Révo­lu­tion fran­çaise ; et c’est au contraire le maté­riel tech­nique qui coûte aujourd’­hui le plus cher.]].

Et aus­si le seul tri­but que les princes, dans leurs expé­di­tions de répres­sion ou de conquête, pussent exi­ger des mon­ta­gnards, gens sans indus­trie et sans richesses, c’é­tait de four­nir des soldats.

Ain­si, par recru­te­ment volon­taire ou par recru­te­ment for­cé, les princes se consti­tuaient une armée de mer­ce­naires, une garde du corps, d’au­tant plus fidèle qu’elle était étran­gère et par consé­quent hos­tile aux gens du pays. Cette poli­tique était en outre moins coû­teuse que d’ar­ra­cher dans le pays même, culti­va­teurs et arti­sans à leur tra­vail [[De même aujourd’­hui les gou­ver­ne­ments « civi­li­sés » emploient dans leurs expé­di­tions colo­niales des troupes de cou­leur de pré­fé­rence aux troupes blanches de la métro­pole. Mais inter­vient aus­si la crainte de l’o­pi­nion publique qui pour­rait. fâcheu­se­ment s’é­mou­voir aux périls encou­rus par les jeunes gens du pays.]] pour en faire, mal­gré eux, des mili­taires, car le métier des armes, le der­nier des métiers, le métier où l’on a le sen­ti­ment. de perdre son temps, le métier des « mau­vais gar­çons » inca­pables de s’as­treindre à un tra­vail assi­du, a tou­jours été anti­pa­thique aux tra­vailleurs, aux tra­vailleurs libres.

C’est un métier pour les meurt-de-faim. Aus­si voit-on les Suisses se vendre à Dieu et au diable, au pape, à l’empereur d’Al­le­magne, aux répu­bliques ita­liennes, au roi de France, et res­tant fina­le­ment atta­chés à celui-ci, parce que mieux payant sans doute. Aus­si voit-on les High­lan­ders finir par for­mer la garde du roi d’An­gle­terre, comme les Alba­nais for­mèrent celle des anciens sul­tans [[Les bri­gands d’au­tre­fois deviennent les gar­diens de l’ordre. C’est la misère qui explique pour­quoi les deux pro­fes­sions de ban­dits et de gen­darmes se recrutent ou plu­tôt se recru­taient dans les mêmes milieux.]].

C’est aus­si par pau­vre­té que les Corses deviennent sol­dats de métier et four­nissent la plu­part des sous-offi­ciers rengagés.

Cette orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle n’est pas spé­ciale au gens de la mon­tagne. La misère la pro­voque éga­le­ment chez les gens des basses terres. L’Al­le­magne, dévas­tée et rui­née par la guerre de Trente ans, four­nit aux rois de France des régi­ments mer­ce­naires de reîtres et de lans­que­nets. Les Anglais ont conquis leur empire colo­nial avec des sol­dats irlan­dais, qui, cre­vant de faim, dans leur pays, pré­fé­raient encore se battre au pro­fit de l’en­ne­mi héré­di­taire pour pou­voir man­ger tous les jours. Et, réflexion der­nière, si la légion étran­gère est com­po­sée de risque-tout et de têtes brû­lées, conve­nons que ceux qui s’y engagent sont tout à fait à la côte [[Dans un pays civi­li­sé, les pos­si­bi­li­tés de gagner sa vie en tra­vaillant, les appren­tis­sages tech­niques fixent et sta­bi­lisent les hommes dans le cadre social. La misère ou les dif­fi­cul­tés de la vie, l’i­gno­rance de tout métier libèrent des liens sociaux ceux qui ont le goût des aventures.

La guerre, par exemple, déra­cine un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus qui ne retournent pas volon­tiers à leurs occu­pa­tions d’a­vant-guerre. Ou bien le mirage d’un Eldo­ra­do pro­voque la ruée des appé­tits. Dans les deux cas, des aven­tu­riers, se grou­pant der­rière un chef entre­pre­nant, forment une masse redou­table de gens auda­cieux, pour la plu­part dénués de scrupules.

Dans les deux cas on peut citer des exemples mul­tiples : Argo­nautes par­tis à la conquête de la Toi­son d’or, dont la légende masque une aven­ture réelle, com­pa­gnons de Cor­tez, et ceux de Pizarre, frères de la côte, bou­ca­niers et fli­bus­tiers, raid de Jame­son en Afrique du Sud, etc., etc., et, d’autre part, les grandes com­pa­gnies pen­dant la guerre de cent ans, et sur­tout la fameuse expé­di­tion des Dix Mille, orga­ni­sée et recru­tée par Cyrus le Jeune, après la longue guerre du Pélo­pon­nèse qui bou­le­ver­sa le monde grec. Outre les exemples de ces deux cas, je men­tionne encore la pre­mière. Croi­sade, où l’i­déa­lisme fut le prin­ci­pal mobile. Quant aux autres croi­sades, elles furent en quelque sorte des guerres officielles.

Les incur­sions d’a­ven­tu­riers sont bru­tales, mais pas­sa­gères. D’or­di­naire, il n’en reste rien, à moins que les bandes ne soient l’a­vant-garde impa­tiente d’une émi­gra­tion impor­tante ou d’une expé­di­tion officielle.

Le départ pour l’a­ven­ture se pro­duit aus­si bien en pays civi­li­sé qu’en pays bar­bare. La civi­li­sa­tion n’a­mol­lit. pas les carac­tères. Mais, avec l’ex­ten­sion de la civi­li­sa­tion, les pos­si­bi­li­tés d’a­ven­ture se restreignent de plus en plus. Dans les temps modernes même les expé­di­tions colo­niales deviennent des entre­prises offi­cielles. L’a­ven­ture à main armée est du domaine du pas­sé. L’éner­gie bouillon­nante des indi­vi­dus auda­cieux ne peut plus réchap­per au dehors. C’est dans l’in­té­rieur du cadre social actuel et dans l’ar­mée des révol­tés qu’ils peuvent doré­na­vant jouer un rôle.]].

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Le métier mili­taire est véri­ta­ble­ment un métier, l’ul­time res­source de ceux qui ne savent rien faire et encore actuel­le­ment des jeunes gens qui ont déses­pé­ré leur famille par leur paresse. Mais ce métier requiert-il des apti­tudes spé­ciales ? Existe-l-il des ver­tus guerrières ?

Les chefs mili­taires pré­fèrent comme sol­dats les pri­mi­tifs aux civi­li­sés. En France, les offi­ciers pré­fèrent pay­sans, et sur­tout pay­sans bre­tons ou pay­sans de la mon­tagne, aux habi­tants des villes, ouvriers ou intel­lec­tuels. Est-ce à cause d’une bra­voure plus grande ? Il semble que les intel­lec­tuels ont mon­tré pen­dant la der­nière guerre autant de cou­rage que toute autre caté­go­rie de mobilisés.

Je crois que c’est parce que les pri­mi­tifs ou ceux qui s’en rap­prochent le plus, ont peu d’es­prit cri­tique. Une fois l’o­béis­sance impo­sée, ils obéissent. C’est beau­coup plus com­mode pour un offi­cier de don­ner des ordres à des gens qui ne réflé­chissent pas, qui n’osent pas réflé­chir, qui ne pensent pas à cri­ti­quer et qui obéissent tout court. La consigne est la consigne, le ser­vice est le ser­vice, c’est plus simple pour la cer­velle d’un pri­mi­tif et aus­si pour celle d’un officier.

Je me hâte de dire que je n’ai pas l’in­ten­tion de pré­sen­ter les pay­sans comme des brutes et de les assi­mi­ler tous à des pri­mi­tifs. En France, tout au moins, il y a peu de dif­fé­rence actuel­le­ment entre la men­ta­li­té cita­dine et la men­ta­li­té cam­pa­gnarde. Le pay­san a per­du l’ha­bi­tude de subir. Pour­tant, dans quelques coins encore, il n’ose pas cri­ti­quer tout haut.

D’autre part, l’es­prit de gouaille, l’in­di­vi­dua­lisme à outrance ne sont pas com­pa­tibles avec l’ac­tion et la vie sociales. Mais ce sont.-là des consi­dé­ra­tions sur les­quelles je revien­drai plus loin.

Tou­te­fois, il n’est pas exa­gé­ré de dire que l’o­béis­sance à la consigne, l’o­béis­sance aveugle est la ver­tu par excel­lence pour les mili­taires. Elle est même la ver­tu unique. Elle dis­pense de com­prendre. C’est la ver­tu des sol­dats, des ser­gents de ville, des gar­diens de toute caté­go­rie. Aus­si les Suisses autre­fois fai­saient-ils d’ex­cel­lents por­tiers, comme ils fai­saient d’ex­cel­lents sol­dats. Et leur nom est res­té aux por­tiers de nos cathé­drales. En Tuni­sie, les pro­prié­taires choi­sissent comme gar­diens ou comme concierge des Maro­cains, c’est-à-dire des Rifains, qui sont à peu près les seuls Maro­cains qui s’expatrient.

Reste à savoir si l’o­béis­sance pas­sive fait la force prin­ci­pale des armées. Cette condi­tion pous­se­rait les chefs au rang de sur­hommes et comp­te­rait des « hommes » pour rien, sinon que pour leur nombre. L’i­déal des chefs mili­taires serait de jouer à la guerre comme on joue sur l’é­chi­quier. Il arrive que les cir­cons­tances et les hommes eux-mêmes bous­culent la règle du jeu.

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On exige aus­si des sol­dats une cer­taine endu­rance — endu­rance phy­sique, endu­rance pas­sive, puis­qu’elle doit aller avec l’obéissance.

Or l’en­du­rance peut s’ac­qué­rir par la pra­tique har­mo­nieuse des sports, et beau­coup mieux que par la dure­té de la vie. La sélec­tion natu­relle est la pire des sélec­tions ; et l’é­du­ca­tion phy­sique que donnent les tra­vaux impo­sés par la misère est la pire des éducations.

La lourde brute pri­mi­tive, qui s’en­gage dans le métier mili­taire, ne semble pas avoir a prio­ri, de supé­rio­ri­té phy­sique sur un homme civi­li­sé, dont le corps a acquis à la fois la sou­plesse, la force et l’endurance

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Enfin, on demande aux sol­dats la vaillance. Un pri­mi­tif sera-t-il plus vaillant qu’un civi­li­sé ? L’a­dou­cis­se­ment des mœurs abou­tit-il for­cé­ment l’efféminement ?

Sui­vant les pré­ju­gés en cours, une brute s’im­pose par son audace, tan­dis qu’un civi­li­sé recule devant les coups. Or il n’y a nulle lâche­té à s’é­car­ter devant un fou furieux ou sim­ple­ment devant un malo­tru fré­né­tique. Bru­ta­li­té n’est pas cou­rage ; méchan­ce­té non plus. Un ivrogne qui tyran­nise femme et enfants ne fait pas preuve d’un cou­rage supé­rieur. Son humeur agres­sive est sim­ple­ment engen­drée par l’al­cool. L’al­cool et les drogues simi­laires sont assez sou­vent employées pour sti­mu­ler le cou­rage dans les offen­sives hasar­deuses ; ils étour­dissent et dimi­nuent l’es­prit de contrôle du sol­dat et en même temps, ils pro­voquent une phase d’ex­ci­ta­tion qui ramène l’homme au rang de le brute.

Le cou­rage phy­sique n’est en somme qu’une simple exu­bé­rance mus­cu­laire qui n’a aucun fond, si elle n’est pas sou­te­nue par le cou­rage moral. Je me sou­viens d’a­voir obser­vé autre­fois cette exu­bé­rance phy­sique chez de jeunes gar­çons qui bru­ta­li­saient leurs cama­rades, se glo­ri­fiaient de leur audace et trai­taient de pol­trons les enfants plus faibles ou mala­difs ou les fillettes, sur les­quels ils tom­baient à bras rac­cour­cis, pra­ti­quant ins­tinc­ti­ve­ment l’art de la guerre qui est d’a­voir la supé­rio­ri­té sur l’ad­ver­saire et de refu­ser le com­bat dans le cas contraire. Ces fiers-à-bras, sou­vent à cer­velle épaisse, petites brutes déchaî­nées, avaient sim­ple­ment le besoin de remuer, de crier, de bru­ta­li­ser, de dépen­ser ain­si l’ex­cès de leur exu­bé­rance phy­sique. Mais ce carac­tère com­ba­tif ne repré­sente pas le véri­table cou­rage. Et lorsque, quelques années plus tard, la réflexion venant et la conscience du dan­ger, l’au­dace de ces gar­ne­ments tom­bait à plat, et on était tout éton­né de consta­ter que leur carac­tère com­ba­tif mas­quait une véri­table lâche­té morale.

Un civi­li­sé, je veux dire un homme édu­qué, n’i­ra pas se battre pour le plai­sir de se battre. Si la brute déchaî­née n’a pas d’autre plai­sir que la joie de la détente mus­cu­laire [[Et, à ce pro­pos, puisque nos lec­teurs demandent une liste de livres à lire, qu’ils lisent Colin Maillard, par Louis Hémon.]], chez le civi­li­sé, l’exu­bé­rance mus­cu­laire est réfré­née par l’é­du­ca­tion en géné­ral (intel­lec­tuelle, etc.) et sur­tout par l’é­du­ca­tion morale. La vio­lence même des sports est réglée par un code de poli­tesse qui n’est pas une inven­tion moderne et qui a eu sur­tout son déve­lop­pe­ment dans les cou­tumes de che­va­le­rie et dans la pra­tique des tour­nois ; mais cette édu­ca­tion était alors réser­vée à une classe privilégiée.

Le vrai cou­rage, c’est le cou­rage moral. On peut le déve­lop­per avec l’é­du­ca­tion et don­ner aux enfants et aux ado­les­cents la maî­trise de soi, le sen­ti­ment de la digni­té et une cer­taine tenue morale. Nos aris­to­crates du xviiie siècle, qui pou­vaient paraître si effé­mi­nés, ont mon­tré un véri­table cou­rage devant la guillotine.

Les bar­bares, qui ont tou­jours expri­mé leur dédain pour les civi­li­sés, dédain où l’en­vie entrait sans doute pour une grande part, ont été assez sou­vent bat­tus et défaits par ceux-ci, sur­tout quand le ren­contre avait lieu en bataille ran­gée. Du moins les bar­bares n’ont pas le pri­vi­lège du cou­rage ; ils peuvent être sur­tout dan­ge­reux comme troupes de choc, allant au com­bat sans réflé­chir, et avec une foi aveugle dans leurs fétiches ou dans la supé­rio­ri­té de leurs chefs.

Et dans la défense d’un pays libre, le cou­rage des citoyens a tou­jours été supé­rieur à la bra­voure des mer­ce­naires, chez qui l’o­béis­sance (et l’ap­pât du butin) fait toute la force morale.

[/​M. Pier­rot/​]

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