La Presse Anarchiste

Le progrès, triomphe final des idées

L’his­to­rien a pour devise : « Ce qui a été, sera » il est natu­rel­le­ment por­té à cal­quer sur le pas­sé sa concep­tion de l’a­ve­nir. Témoin de l’im­puis­sance des révo­lu­tions, il ne com­prend pas tou­jours qu’il peut y avoir de com­plètes évo­lu­tions trans­for­mant les choses jus­qu’en leurs racines, méta­mor­pho­sant les êtres humains et leurs croyance de manière à les rendre mécon­nais­sables. « Nos pères, disait Fon­te­nelle, en se trom­pant, nous ont épar­gné leurs erreurs » ; en effet, avant d’ar­ri­ver à la véri­té, il faut bien essayer un cer­tain nombre d’hy­po­thèses fausses ; décou­vrir le vrai, c’est avoir épui­sé l’er­reur. Le faux, l’ab­surde même a tou­jours joué un si grand rôle dans les affaires humaines, qu’il serait assu­ré­ment dan­ge­reux de l’en exclure du jour au len­de­main ; les tran­si­tions sont utiles, même pour pas­ser de l’obs­cu­ri­té à la lumière, et l’on a besoin d’une accou­tu­mance même pour la véri­té. À l’o­ri­gine, non seule­ment la vie morale et reli­gieuse, mais la vie civile et poli­tique repo­sait sur les plus gros­sières erreurs : monar­chie abso­lue et de droit divin, castes, escla­vage, toute cette bar­ba­rie a eu son uti­li­té, mais c’est jus­te­ment parce qu’elle a été utile qu’elle ne l’est plus ; elle a ser­vi de moyen pour nous faire arri­ver à un état supé­rieur. Ce qui dis­tingue le méca­nisme de la vie des autres méca­nismes, c’est que les rouages exté­rieurs tra­vaillent à s’y rendre eux-mêmes inutiles, c’est que le mou­ve­ment une fois pro­duit est perpétuel.

Si nous avions des moyens de pro­jec­tion assez puis­sants pour riva­li­ser avec ceux de la nature, nous pour­rions faire à la terre, un satel­lite éter­nel avec un bou­let de canon, sans avoir besoin de lui impri­mer le mou­ve­ment une seconde fois. Un résul­tat don­né dans la nature l’est une fois pour toutes. Un pro­grès obte­nu, s’il est réel et non illu­soire, et si, de plus, il est plei­ne­ment conscient de lui-même, rend impos­sible tout retour en arrière ; la logique, après tout, a tou­jours eu le der­nier mot ici-bas. Les conces­sions à l’ab­surde ou tout au moins au rela­tif, peuvent être par­fois néces­saires dans les choses humaines ; — c’est ce que les révo­lu­tion­naires fran­çais ont eu le tort de ne pas com­prendre — mais elles sont tran­si­toires. L’er­reur n’est pas le but de l’es­prit humain ; s’il faut comp­ter avec elle, s’il est inutile de la déni­grer d’un ton amer, il ne faut pas non plus la véné­rer. Les esprits logiques et larges tout ensemble, sont tou­jours sûrs d’être sui­vis pour­vu qu’on leur donne les siècles pour entraî­ner l’hu­ma­ni­té, la véri­té peut attendre ; elle res­te­ra tou­jours aus­si jeune et elle est tou­jours sûre d’être un jour recon­nue. Par­fois, dans les longs tra­jets de nuit, les sol­dats en marche, s’en­dorment, sans pour­tant s’ar­rê­ter, ils conti­nuent d’al­ler dans leur rêve et ne se réveillent qu’au lieu d’ar­ri­vée pour livrer bataille. Ain­si s’a­vancent, en dor­mant, les idées de l’es­prit humain ; elles sont par­fois si engour­dies qu’elles semblent immo­biles, on ne sent leur force et leur vie qu’au che­min qu’elles ont fait ; enfin le jour se lève et elles paraissent ; on les recon­nait, elles sont victorieuses.

[/J.-M. Guyau/​]

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