La Presse Anarchiste

Les idées et les faits

Depuis la guerre, les écrits, articles et livres, ne manquent pas, qui traitent des chan­ge­ments fon­da­men­taux que la vie euro­péenne — sociale et poli­tique — doit subir dans l’a­ve­nir, proche ou loin­tain, du fait des grands évé­ne­ments que nous avons tra­ver­sés. Il serait inté­res­sant d’é­tu­dier par­mi ces écrits les plus sérieux et d’en faire un expo­sé cri­tique. Aujourd’­hui nous vou­lons par­ler d’un tra­vail dont nous trou­vons un expo­sé assez détaillé dans un jour­nal russe [[É Pos­led­nia Novos­ti, numé­ro du 3 décembre 1923.]] et qui se signale par son idée direc­trice, assez inat­ten­due. L’au­teur de ce livre qui porte le titre de : Les classes sociales en Europe après la guerre, est un Amé­ri­cain, L. Stod­dart, connu par ses études sur le réveil de l’O­rient. Avant la guerre, dit-il, l’Eu­rope se divi­sait en deux par­ties de carac­tère très dif­fé­rent : dans l’une, la ville pré­do­mi­nait sur la cam­pagne, dans l’autre le rap­port était inverse ; la ligne de par­tage allait approxi­ma­ti­ve­ment de l’Elbe à l’A­dria­tique. On devine que la par­tie indus­trielle de l’Eu­rope se trou­vait à l’ouest de cette ligne, la part rurale à l’est. La guerre et les révo­lu­tions qui l’ont sui­vie ont bou­le­ver­sé la moi­tié orien­tale de l’Eu­rope beau­coup plus que la par­tie occi­den­tale ; cepen­dant, l’au­teur trouve que les chan­ge­ments sociaux ont été plus pro­fonds, pré­ci­sé­ment dans ces der­nières régions, en appa­rence res­tées calmes.

La crois­sance rapide de l’in­dus­trie au cours du xixe siècle a déve­lop­pé, en Europe la vie urbaine et repous­sé la cam­pagne au second plan ; ce mou­ve­ment est allé en s’ac­cu­sant jus­qu’à la guerre, mais depuis, est non seule­ment arrê­té, mais cède la place à un mou­ve­ment contraire. La guerre a por­té un coup ter­rible à l’in­dus­trie euro­péenne, coup d’au­tant plus dur que l’A­mé­rique et l’A­sie sont deve­nus, pour l’Eu­rope, des concur­rents redou­tables. Le pays le plus indus­triel de l’Eu­rope, l’An­gle­terre, a vu ses expor­ta­tions bais­ser d’un fort pour­cen­tage parce qu’elle est très concur­ren­cée sur ses anciens mar­chés. La classe ouvrière en souffre, mais elle n’est pas la seule à en souf­frir ; cette situa­tion appau­vrit la bour­geoi­sie indus­trielle, à l’ex­cep­tion de cer­taines caté­go­ries qui se sont enri­chies, au contraire, pen­dant la guerre et grâce à la guerre. Ces « nou­veaux riches » forment, d’autre part, la par­tie la moins culti­vée de la bour­geoi­sie, celle qui sent le moins la valeur de la vie intel­lec­tuelle, scien­ti­fique, lit­té­raire, artis­tique. Il en résulte une dimi­nu­tion du bien-être dans la classe des intel­lec­tuels, dont les pro­duc­tions ne sont plus aus­si deman­dées, et le niveau de la pro­duc­tion intel­lec­tuelle lui-même baisse, s’a­dap­tant au goût de la nou­velle classe domi­nante. L’au­teur com­pare les œuvres lit­té­raires, romans et pièces de théâtre de notre époque, aux « der­nières modes » qu’on expé­die d’An­gle­terre aux nègres enri­chis de l’A­frique Cen­trale. Voi­là donc trois caté­go­ries sociales en Europe dimi­nuées par la guerre : ouvriers, bour­geoi­sie indus­trielle, intel­lec­tuels ; on peut y ajou­ter l’a­ris­to­cra­tie, que la guerre a fini de com­plè­te­ment anéantir.

Les cam­pagnes, au contraire, ont tout gagné à la suite des évé­ne­ments. Elles étaient oppri­mées, en Europe Occi­den­tale, par la pré­do­mi­nance des villes, en Europe Orien­tale par les grands pro­prié­taires fon­ciers qui acca­pa­raient la terre. Dans l’Eu­rope « rurale », les pay­sans sont main­te­nant seuls pos­ses­seurs et maîtres de la terre et leur impor­tance sociale et poli­tique est deve­nue très grande ; quant à l’Eu­rope « urba­ni­sée », à mesure que la situa­tion de l’in­dus­trie y devient plus cri­tique, l’in­fluence des cam­pagnes croît et va s’ac­croître d’an­née en année. Bien­tôt l’Eu­rope, n’ayant plus de pro­duits manu­fac­tu­rés pour les échan­ger contre du blé, se trou­ve­ra dans la néces­si­té de déve­lop­per sa propre agri­cul­ture, ce qui fera des cam­pagnes une force sociale, poli­tique et éco­no­mique pré­pon­dé­rante. Il en résul­te­ra une nou­velle civi­li­sa­tion, une « civi­li­sa­tion pay­sanne » ; ce sera ce que l’au­teur appelle la « rura­li­sa­tion » de l’Europe.

Ce qu’il y a de vrai dans ces pré­dic­tions, il est assez dif­fi­cile d’en juger sans connaître à fond la situa­tion des dif­fé­rents pays euro­péens. Il y a là, sans doute, une part d’exa­gé­ra­tion, mais aus­si la consta­ta­tion d’un fait : la classe pay­sanne est celle qui a le mieux résis­té à la ruine géné­rale, celle qui a le plus gagné à la Grande Révo­lu­tion de notre époque — la Révo­lu­tion russe. Les grandes masses popu­laires qui naissent en Rus­sie à une nou­velle vie ne res­te­ront pas sans influence sur le reste de l’Eu­rope, et ces masses sont des masses pay­sannes. L’au­teur amé­ri­cain ne parle que très peu de ce grand fac­teur, peut-être parce qu’il n’a aucune sym­pa­thie ni pour le socia­lisme, ni pour la révo­lu­tion, mais c’est là une consi­dé­ra­tion qui vient à l’ap­pui de sa manière de voir.

Quoi qu’il en soit, de grandes trans­for­ma­tions sociales se pro­duisent, et il faut y pen­ser et en tenir compte.

[/​M. J./]

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