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IV
On peut très bien n’éprouver pour l’éthique sexuelle dominant actuellement que mépris et répugnance, faire campagne pour une morale sexuelle conçue indépendamment des préjugés et des conventions qui déshonorent celle qui nous asservit — et n’être ni un coureur de femmes ni une quêteuse d’aventures. On peut très bien détester la contrainte sociale et abhorrer l’obligation autoritaire — mais s’en tenir rigoureusement à la parole donnée et ne point éluder des contrats qu’on passe volontairement les clauses désagréables pour n’en retenir que les clauses plaisantes. On peut exalter la joie de vivre — mais fuir la frivolité et avoir en horreur le superficiel. On peut haïr le dominisme et le servilisme mais nourrir de l’amitié une conception noble et transcendante, ne pas la séparer de la tendresse, nier qu’elle soit productrice d’humiliation, d’infériorisation, ou encore qu’elle impose des limites à ses manifestations. On peut envisager les êtres humains comme éminemment évoluables et perfectibles — mais ne considérer la valeur d’une expérience qu’en fonction de sa durée et n’apprécier l’amitié qu’en raison de la fidélité qu’elle comporte. On peut se dresser contre l’exploitation économique de l’individu par son semblable ou le milieu, — tout en se révoltant avec la même ardeur contre tout état de choses, qui, dans le domaine affectif ou sur le plan sentimental, vous donnerait lieu de croire que vous avez donné plus que vous avez reçu. On peut combattre les valeurs périmées, se débarrasser de la tutelle des fantômes du devoir imposé, de la solidarité exigée ― mais ne traiter avec autrui que sur la base de la réciprocité et la nécessité de la reconnaissance, à charge de le rappeler aux oublieux. Je ne vois rien dans ces thèses et dans ces pratiques qui se combatte, se contredise ou s’exclue…
Je ne regrette rien de ce que j’ai écrit, je ne regrette aucune des idées, des thèses, des opinions que j’ai émises. Ce que j’ai ainsi extériorisé, c’était mû par la nécessité de libérer le trop-plein de l’accumulation de mes pensées. Non seulement parce que j’y trouvais du plaisir, mais parce que je croyais cette extériorisation utile, parce que j’agissais dans un but éducatif. Je m’examine, je relis mes écrits et m’aperçois que je n’ai pas changé fondamentalement, s’il se peut que sur des points de détail et d’application pratique, je modifie mon enseignement, selon les données de mon expérience et les lumières nouvelles que j’ai pu acquérir. En somme, je demeure sur mes positions, philosophiquement parlant. D’ailleurs, je n’ai jamais écrit une ligne par intérêt, pour plaire à un homme ou à un parti, en vue de flatter quelqu’un ou une tendance quelconque. J’ai écrit, en artiste, c’est-à-dire comme je sentais au moment où je composais ou rédigeais, selon que j’étais inspiré. Mais je m’oppose à ce qu’on transpose sur un autre plan que celui de l’inspiration ou de l’éducation mes thèses, mes opinions, mes propositions. Les extériorisations de ma vie cérébrale relèvent de l’exotérisme. La façon dont je conçois et règle mes rapports avec ceux de « mon monde » ressortissent à l’ésotérisme. D’ailleurs, il faudrait savoir à quels résultats j’entendais aboutir, si j’avais eu l’intention de transporter de la théorie dans la pratique le contenu de mes thèses, et c’est ce que mes critiques ont toujours négligé de me demander !
[/25 avril 1943./]
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L’histoire des individus, comme celle des peuples, montre que la pratique de la « préférence » féminine a toujours eu pour conséquence de susciter des drames qui ont coûté parfois la vie à des milliers d’innocents. Parce qu’une femme a préféré un homme à un autre, parce qu’elle a accordé à tel être plus qu’à tel autre, parce qu’elle s’est manifestée pour celui-ci autre que pour celui-là, des amis de longue date se sont brouillés, s’en sont voulu à mort et il y a eu un peu plus de haine projetée dans ce pauvre monde. Il est arrivé aussi que, pour les mêmes causes, des meneurs de peuples se sont rués sur leurs rivaux préférés et favorisés, entraînant leurs troupes à leur suite, accumulant les ruines, les cadavres, les dévastations de toute espèce. Or, malgré ces exemples, les femmes ont continué à « préférer », à créer, en « aimant mieux » celui-ci que celui-là, un complexe de discorde, d’inimité, à rendre pervers, rancuniers, fielleux de braves gens auxquels, à l’origine, ne manquaient ni le désir d’être bons ni celui d’user de bonne volonté…
Je ne connais, chère camarade, qu’un moyen d’éviter qu’un amant en arrive — hélas ! — à haïr celle qu’il a tant aimée, c’est de s’abstenir de tout geste pouvant susciter chez lui de la haine à son égard… Il y a un moyen d’éviter qu’un ami, après avoir mis tout en commun avec vous, veuille se venger de vous, c’est de s’abstenir à son endroit de tout acte pouvant provoquer chez lui le désir de la vengeance. Qui s’abstient de faire souffrir son amant ou son ami — comme si amour-amitié et souffrance n’étaient pas termes antinomiques — n’a rien à redouter d’eux quant à une manifestation de haine ou de vengeance. Ceci dit, quand on s’est comporté de façon à s’attirer la haine ou la vengeance de qui fut jadis votre ami où votre amant, on en subit, les conséquences sans récriminer…
En 1922, j’ai écrit dans l’Initiation Individualiste (§ 170) : « n’est pas un camarade quiconque tend à prolonger ou à augmenter la souffrance chez ses compagnons. ». Je n’ai jamais varié à ce sujet, bien au contraire, et j’espère trouver la force de proclamer jusqu’au bout que c’est tout l’opposé de l’amitié ou de la camaraderie que d’accroître ou de prolonger la souffrance chez ses amis ou ses camarades, a fortiori quand il s’agit d’individualités chez lesquelles une vie tourmentée et un sort hostile ont créé un besoin de paix et de repos, un désir infini de tranquillité…
Je ne cesserai d’insister là-dessus, de m’efforcer de restaurer à la camaraderie et à l’amitié leur contenu éthique, leur rayonnement de générosité et de bonté, leur auréole de dévouement. Et s’il y a une union urgente à créer, c’est l’association de ceux qui non seulement ont résolu de s’épargner entre eux de souffrir, mais encore se sont décidés, par leur comportement, à panser les plaies que les années ont infligées à ceux des « leurs » dont ils se disent les amis ou les camarades.
C’est pourquoi je chéris toujours mon rêve d’une « colonie », d’une « coopérative », d’un « établissement » — peu importe le nom — sur le fronton duquel on pourrait inscrire l’une ou l’autre de ces deux devises : « Ici la souffrance est inconnue » ou « La souffrance n’entre pas ici ». Je vois le recrutement de cette colonie s’opérer dans un milieu au préalable sélectionné, parmi :
1° ceux qui, à cause des idées qu’ils professaient, de leurs attitudes non conformistes, ou des sentiments qu’ils nourrissaient, ont eu maille à partir avec un destin longuement adverse, une vie affective contrariée, des expériences décevantes, d’amères désillusions ;
2° un certain nombre de « jeunes » des « nôtres » — généreux, affectueux, pleins de bonne volonté, dominés par le cœur, décidés à réparer les cruautés du sort à l’égard des « âgés » dont ils viendraient partager l’existence.
Comme pour d’autres associations dont j’ai jadis tracé le schéma : la préférence, l’attention à l’apparence extérieure, l’immonde « tant pis pour toi » seraient des sentiments n’ayant absolument pas cours dans cette « colonie », ouverte aux deux sexes ; y seraient tout naturels l’abstention du geste ou du dit qui blesse, qui froisse, qui trouble, qui engendre le doute ou suscite le soupçon. Créer une ambiance de paix, de tranquillité de cœur, de quiétude d’esprit serait l’ambition et le dessein des « amis » composant la population de cette « colonie ». Et une telle réalisation vaudrait bien tous les écrits et les discours de propagande. Et pourquoi cela resterait-il à l’état de projet ?
[/1er mai 1943.
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