La Presse Anarchiste

Férocité

[(On ne connaît guère dans le grand public le nom de Bou­cher de Perthes (1788 – 1868), ce direc­teur des douanes d’Ab­be­ville qui fut le fon­da­teur génial de la science pré­his­to­rique. Pas­sion­né pour tout ce qui avait trait au loin­tain pas­sé de l’homme, il eut la joie, en 1838, de décou­vrir dans de très anciennes couches allu­viales, des silex taillés. Dans les années qui sui­virent, ses décou­vertes se mul­ti­plièrent et en 1846 il publiait son pre­mier ouvrage, dans lequel il pro­cla­mait l’exis­tence de l’homme anté­di­lu­vien contem­po­rain des grandes espèces ani­males dis­pa­rues. Il ne ren­con­tra que dédain, raille­ries et l’op­po­si­tion for­ce­née de l’A­ca­dé­mie des Sciences. On le trai­ta de fou. Rien ne le rebu­ta cepen­dant et ses conclu­sions ont fini par triom­pher ; les meilleurs des pré­his­to­riens n’ont fait que mar­cher sur ses traces. Dans sa Phi­lo­so­phie de la Pré­his­toire (dont le 1er volume seul a paru) Gérard de Lacaze-Duthiers à racon­té en détail son long martyrologe.

Mais Bou­cher de Perthes n’é­tait pas qu’un savant, c’é­tait aus­si un obser­va­teur aver­ti et cri­tique des mœurs de son temps, un phi­lo­sophe auquel l’hu­mour ne fai­sait pas défaut, c’est ce que montre l’ex­trait que nous publions ici d’Hommes et Choses (Alpha­bet des Pas­sions et des Sen­sa­tions, 1850).)]
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Si l’on prend l’ap­pé­tit et le goût de la chasse pour de la féro­ci­té, le chat est tout aus­si féroce que le tigre, et la fau­vette l’est plus que tous les deux ensemble. La seule, dif­fé­rence, c’est qu’elle mange des bêtes un peu moins grosses. Or, est-ce la taille qui fait l’a­mour de la vie ? Nul­le­ment : une puce tient autant à la sienne qu’un élé­phant, et prend non moins de pré­cau­tions pour la conserver.

La puce doit-elle être ran­gée par­mi les ani­maux féroces ? On a réso­lu la ques­tion affir­ma­ti­ve­ment, parce qu’elle se nour­rit de sang. Moi, j’y répon­drai néga­ti­ve­ment : la puce est la dou­ceur et l’in­no­cence même : son exis­tence ne coûte la vie à aucun être, on n’a jamais cité per­sonne qui soit mort de sa piqûre. Il est vrai qu’elle pro­duit une déman­geai­son ; mais on se gratte.

Quant à sa pro­bi­té, qui peut la mettre en doute ? Sauf un peu de sang dont vous pou­vez fort bien vous pas­ser, vous a‑t-elle jamais déro­bé la moindre chose et cau­sé le plus petit tort ?

Si vous appe­lez ain­si le choix qu’elle a fait de votre per­sonne pour y éta­blir son domi­cile, vous y ver­rez du moins une preuve de sa confiance et de sa bonne foi. Agi­rait-elle ain­si, ou se jet­te­rait-elle dans vos bras, si elle n’é­tait convain­cue de ses droits sur vous ? Évi­dem­ment, lors­qu’elle court sur votre peau, elle y enfonce sa trompe de même qu’un jar­di­nier y enfon­ce­rait sa bêche, ou le labou­reur le soc de sa char­rue ; elle croit être sur un champ à elle ; comme vous vous croyez sur un champ à vous parce que vous êtes sur celui de votre père qui, en défi­ni­tive, ne le tenait que de son père ou de celui qui y avait sau­té le premier.

Or, s’il ne peut, dans la nature, exis­ter deux poids et deux mesures, vous êtes donc la pro­prié­té de la puce qui a sau­té sur vous la pre­mière, Chaque famille d’a­ptère a ain­si son ter­ri­toire vivant où elle ne souffre pas qu’une autre famille s’é­ta­blisse : c’est son bien, c’est son patri­moine. Il est à elle par la seule rai­son qu’elle y a arbo­ré son pavillon, comme dirait un Anglais.

Ce droit n’en vaut-il pas un autre ? Et quand on dit pro­ver­bia­le­ment que chaque homme doit gar­der ses puces, on pour­rait admettre plus rai­son­na­ble­ment que chaque puce doit gar­der son homme.

Au sur­plus, ce n’est pas une ques­tion à trai­ter tant que nous serons riches, car elle conduit tout droit au com­mu­nisme et à la loi agraire : nous en repar­le­rons quand nous serons ruinés.

Pour en reve­nir à notre sujet dont les puces nous ont dis­trait, ou à la féro­ci­té des créa­tures ter­restres, je pense qu’il est fort peu d’a­ni­maux san­gui­naires par cruau­té, qu’il n’en est même pas. Quand un ani­mal se rue sur un autre, il a tou­jours quelque bonne rai­son pour cela.

La plus ordi­naire, c’est qu’il a faim ; et c’est cette faim ou la néces­si­té de man­ger qu’on appelle féro­ci­té. Mais un loup qui se jette sur un mou­ton et le dévore, n’est pas plus féroce qu’un lapin qui se jette sur un chou pour s’en repaître. Ceci ne prouve qu’une chose, c’est que le loup aime le mou­ton et qu’il n’aime pas le chou. Si le goût lui en venait et si le lapin acqué­rait l’ap­pé­tit de la viande, ce serait lui qui serait la bête féroce.

Quelle dif­fé­rence voyez-vous encore ici entre l’homme et le loup et, si la féro­ci­té est de se nour­rir de chair, en quoi sommes-nous moins féroces que lui ? Est-ce parce que nous la man­geons cuite et qu’il la mange crue ? Cette dis­tinc­tion est plu­tôt culi­naire que phi­lo­so­phique. D’ailleurs qui vous dit que le loup n’aime pas la viande cuite et qu’il refu­se­rait un fri­can­deau ou un pou­let bar­dé, si vous vou­liez les lui offrir ? Je ne vois pas pour­quoi il ne les aime­rait pas. Il y a bien des hommes qui aiment la viande crue : les Abys­si­niens n’en veulent pas d’autres dans leurs repas de céré­mo­nie ; et nous-mêmes, Euro­péens, phi­lan­thropes, nous ava­lons par dou­zaines les huîtres d’Os­tende ou de Can­sale et ne les trou­vons bonnes que lors­qu’elles sont en vie.

— Mais, cer­tains ani­maux, dira-t-on, en tuent d’autres sans avoir faim et sans rai­son aucune. — Je ne connais que l’homme qui se donne cette récréa­tion et qui tue pour tuer ou seule­ment pour mon­trer son adresse. Quand, après s’être repu, un ani­mal en égorge un autre, c’est qu’il songe à la faim à venir ou à celle de sa femelle et de ses petits ; c’est qu’il craint pour eux ou pour lui. Mais qu’un ani­mal aille en détruire d’autres par passe-temps ou comme exer­cice, qu’il se plaise à les faire souf­frir, c’est ce que vous ne ver­rez jamais.

J’en conclus donc qu’il n’est qu’un seul être sur la terre auquel la déno­mi­na­tion d’a­ni­mal féroce soit appli­cable : c’est l’homme.

[/​Bou­cher de Perthes/​]

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