La Presse Anarchiste

Funérailles par anticipation

_

Récem­ment, à Paris, on a « fêté » les soix­ante-dix ans d’un de mes amis très chers, artiste de tal­ent, à part cela homme déli­cat et sen­si­ble, d’une droi­ture rare. En cette douloureuse cir­con­stance, ses cama­rades en renom se sont fait un devoir de l’honor­er de leur sig­na­ture comme sur les reg­istres mor­tu­aires — et de quelques lignes, émues ― comme au champ de l’éter­nel repos, avant les suprêmes adieux.

Je ne suis pas cer­tain que l’on ait, après cela, observé une minute de silence, chronométrée par le doyen d’une quel­conque asso­ci­a­tion. Mais je serais fort sur­pris si la céré­monie ne s’é­tait point ter­minée sans la remise solen­nelle, à l’in­téressé, de ces quelques gerbes et bou­quets dont on fleu­rit les corbillards.

J’ig­nore com­ment, en son for intérieur, ce philosophe, point dépourvu d’hu­mour, a pris cette man­i­fes­ta­tion. Pour ce qui me con­cerne, je la con­sid­ère comme d’un goût dou­teux. Je com­prendrais quelque chose de tel à l’oc­ca­sion d’un très grand suc­cès, couron­nement d’un patient labeur. Mais le nom­bre des ans ne com­porte, par lui-même, aucun mérite et, si la pré­coc­ité dans le génie jus­ti­fie des encour­age­ments aux débu­tants, il serait vain d’en adress­er aux bâtis­seurs qu’at­triste le cré­pus­cule de l’existence.

C’est un étrange com­pli­ment que de par­ler de leur « bel âge » à des gens qui ont dépassé quelques douzaines d’hivers. Le seul bel âge, en vérité, c’est la vingtième année, ce print­emps de la vie. Pour vivre heureux rien ne rem­place la jeunesse, et je tiens pour un rado­teur, cet écrivain ancien qui fit l’éloge de la calvitie.

Cette manie décourageante qu’ont cer­taines gens de rap­pel­er à tout pro­pos et hors de pro­pos à leurs con­tem­po­rains qu’ils descen­dent un à un les degrés qui con­duisent à la tombe, avait le don d’ex­as­pér­er Vic­tor Basch, qui ne fut pas seule­ment un bon ligueur des droits de l’homme, mais un pro­fesseur d’esthé­tique, et demeu­ra jusqu’à la fin alerte et plein d’e­sprit, d’une juvénil­ité extraordinaire.

Au cours d’un con­grès où, selon l’habi­tude des thu­riféraires plus ou moins bien inten­tion­nés lui avaient prodigué du « vénéré maître », et s’é­taient effor­cés de mon­ter en épin­gle « son grand âge, qui aurait pu lui mérit­er un repos bien gag­né », il ne put con­tenir son impa­tience : — Allez-vous me laiss­er tran­quille ?… l’é­tat-civ­il est là pour me rap­pel­er suff­isam­ment de choses désagréables, sans que l’on me donne avec respect des coups de poignard dans le dos !

Frédéric Stack­el­berg, demeuré éton­nam­ment vivant et gai à plus de qua­tre-vingts ans, détes­tait qu’on lui don­nât d’ex­ces­sives mar­ques de déférence, comme à un égrotant vieil­lard bon pour le fau­teuil à roulettes. Lorsque l’on fai­sait la haie devant lui pour le laiss­er pass­er, parce qu’il était « le plus ancien de la maison »

— C’est un triste priv­ilège ! avait-il cou­tume de dire.

Lorsque quelque fâcheux, à court de sujets de con­ver­sa­tion, dis­ait à Alphonse Karr :

― Quel âge avez-vous donc ?

— Qua­tre fois vingt ans ! Répondait-il avec un ironique sourire.

Le sage ne craint pas la mort et mesure sans effroi le stade qui lui reste à par­courir. Mais il aurait tort de con­sid­ér­er comme une faib­lesse l’ex­pres­sion de ce mod­este vœu : Écouler dans la sérénité ses derniers beaux jours.

[/Jean Marestan/]


Publié

dans

par

Étiquettes :