« Si » et le déterminisme
Le Futur…
En matière de raisonnement portant sur le déterminisme, il faut distinguer entre possibles imaginaires, au pluriel, et possible réel, — au singulier, car ce dernier est unique en même temps que préexistant : les conditions qui le réaliseront existent ou sont en devenir ; tandis que les premiers, qui peuvent être formulés en nombre, infini, sont subordonnés à la réalisation de si, — de conditions qui ne peuvent pas être.
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Pour l’homme qui réaliserait l’impossible tour de force de tenir dans son esprit tous les fils de son déterminisme particulier, personnel (si tant est qu’on puisse s’exprimer ainsi), en limitant et précisant ; car tout déterminisme relatif à un individu est inséparable du déterminisme universel : l’individu baigne dans le tout ; et c’est ce qui rend à jamais insupputable un déterminisme individuel dans le détail précis et même dans d’assez étroites approximations, (et souvent même dans des approximations assez lointaines), — pour cet homme, si serait une fenêtre ouverte sur son avenir, avenir en puissance aujourd’hui, demain en acte.
Mais c’est une fenêtre à jamais close.
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Si est peut-être philosophiquement partant, le plus curieux des vocables, ce qui revient à dire la même chose de l’idée qu’il représente. C’est le « Sésame, ouvre-toi » du rêve. C’est aussi, la clef des champs de l’illusion, — illusion inconsciente pour les uns, consciente pour les autres, ces autres qui sont à la fois avertis de la réalité et maîtres de leur rêve.
« Si je faisais ceci, voilà ce qui arriverait. »
« Si je fais cela, voilà ce qui aura lieu. »
Si…
Oui, mais…
… Et le passé
Il peut y avoir parfois quelque espoir non déçu que le si du conditionnel en projection sur l’avenir se réalise, grosso modo, quoique l’homme proposant, le déterminisme dispose autrement, le plus souvent à l’encontre du proposeur.
Mais le si du conditionnel employé en rétrospection est le leurre porté à son comble.
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Pourquoi même des tenants — en apparence tout au moins — du libre arbitre et de l’indéterminisme disent-ils qu’il y a un « péché du si » [[André Thorive, Le Temps, 26 juillet 1934.]], sinon parce qu’ils sont, au fond, convaincus de la réalité du déterminisme et, par suite, de l’absurdité de ce si qui fait dire que dans tel cas telle chose eût pu arriver au lieu d’une autre qui s’est produite ?
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À‑t-on assez répété, avant et même après la guerre de 1939, qu’elle n’était pas fatale ?
Évidemment, elle n’eût pas eu lieu si…
Mais ce si ne s’est pas réalisé : il ne pouvait pas se réaliser, il est resté un pur produit de l’imagination.
Donc la guerre était fatale.
Dans l’esprit, dans l’esprit en travail de spéculation, elle pouvait ne pas l’être, ― dans les faits, elle l’était. Désaccord de l’esprit ― d’un certain esprit — et du fait.
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Les propos qu’un homme émet lorsque, après un coup d’œil rétrospectif jeté sur son passé, il suppute ce que ce passé eût pu être — et, par voie de conséquence, sur ce que son présent et son futur pourraient être — si telle ou telle condition se fût réalisée (« Si je m’étais comporté ainsi, si j’avais fait telle chose, j’aurais été, je serais aujourd’hui, je serais demain, ceci ou cela »), ― ces propos sont oiseux, parce que dépourvus de tout fondement : il n’est pas de plus parfait symbole de l’irréalité totale, de l’illusion absolue, du néant, que le si de la proposition construite au conditionnel passé.
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Avec le lumignon si, nous projetons une lueur trouble et vacillante sur des peut-être qui ne pouvaient pas être.
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N’en déplaise aux compagnons du si conditionnel de la pensée rétrospective, un seul acte, un seul événement, à un moment donné de la succession des temps, pouvait avoir lieu ; il devait en conséquence avoir lieu et c’est en effet celui qui eut lieu.
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Tonte supputation de « ce qui eût pu être si… » est non seulement futile mais erronée.
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Les suppositions sur « ce qui eût pu être si… » sont des fenêtres ouvertes sur un pays de rêve, car il est bien évident que cela ne pouvait pas être, puisque si lui-même est pure imagination.
Conclusion
Le si conditionnel, couramment usité dans les circonstances ici évoquées et qui, bien établi dans la langue, fait l’objet de règles de grammaire, de syntaxe et de logique, est le témoignage de la place éminente qu’occupe l’illusion dans l’esprit humain.
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