La Presse Anarchiste

La crainte réciproque

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26 décembre 1946. ― … Voi­ci quelques remarques per­son­nelles se rap­por­tant au numé­ro de novembre de « l’Unique ».

Tout d’a­bord je tiens a me décla­rer entiè­re­ment d’ac­cord avec vous sur votre concep­tion de l’in­di­vi­dua­lisme liber­taire, telle que vous la pré­sen­tez dans der­nière colonne de la page 73, où vous écri­vez très jus­te­ment : « Ce qui nous inté­resse sur­tout ― pour l’ins­tant — n’est pas tant le fait éco­no­mique que la pos­si­bi­li­té de nous conduire ― éthi­que­ment par­lant — à notre guise, de faire connaître et expri­mer publi­que­ment et ouver­te­ment notre pen­sée, donc nos cri­tiques ou notre oppo­si­tion, et cela sans avoir à redou­ter aucune cen­sure qu’il s’a­gisse de la parole, de l’im­pri­mé, de l’art sous toutes ses mani­fes­ta­tions, la pos­si­bi­li­té de nous unir, de nous asso­cier à toutes sortes de fins utiles ou agréables, dès lors que nous nous inter­di­sons d’empiéter sur l’ac­ti­vi­té des asso­cia­tions autres que les nôtres ou de nous immis­cer dans leur fonctionnement. »

Je tiens aus­si à mar­quer mon accord avec les lignes ci-après : « Elle (la socié­té indi­vi­dua­liste an-archiste) réunit tous ceux chez les­quels, dans tous les lieux, on ren­contre la même atti­tude néga­trice et résis­tante à l’é­gard de la réa­li­té éta­tiste, de l’ac­tion gou­ver­ne­men­tale, de la poli­tique par­ti­sane, et ain­si de suite. »

Cette réunion, cette com­mu­nion morale d’un petit nombre de cama­rades dans le domaine des idées est la chose la plus pré­cieuse à sau­ve­gar­der et à déve­lop­per à notre triste époque.

Main­te­nant, dans le même numé­ro, feuillets verts, page vi, au bas de la der­nière cotonne, je trouve quelque chose d’ab­so­lu­ment effa­rant pour moi (mais peut-être suis-je encore… naïf !) je veux dire l’a­po­lo­gie de la force, pré­sen­tée par Enzo Mar­tuc­ci. Com­ment, peut-on, dans notre milieu, pro­non­cer des paroles comme celle-là : « Quand tous seront forts, tous se res­pec­te­ront parce que tous se craignent ». C’est plus qu’a­hu­ris­sant ! D’a­bord, tout le monde ne peut deve­nir éga­le­ment forts. Alors les moins forts entre les forts n’au­ront qu’à… cre­ver ! De plus, que pen­ser de cet état de choses basé sur la crainte réci­proque. Drôle d’a­nar­chie ! Et la com­pa­rai­son ne peut man­quer de venir à l’es­prit que jus­te­ment, à notre époque actuelle, entre les hommes comme entre les nations, c’est le triomphe de la force, c’est la lutte, où cha­cun veut se rendre fort, plus fort que son voi­sin. Et l’on est alors obli­gé de conclure que le sys­tème de E. Mar­tuc­ci est le règne de la force pous­sé à un plus haut degré encore qu’ac­tuel­le­ment, ce qui n’est pas peu dire. Car enfin, si la maxime ci-des­sus était exacte, la paix devrait, régner entre hommes et nations, vu que nations et indi­vi­dus ne songent qu’à se rendre tou­jours plus forts pour se faire craindre des voi­sins. Je pro­teste avec la der­nière éner­gie contre de telles théo­ries dignes (à mon très humble avis) du pire hit­lé­risme, du plus bas auto­ri­ta­risme et, tou­jours à mon avis, incom­pa­tibles avec l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste. Libre ensuite à Mar­tuc­ci de refu­ser en bloc, l’a­nar­chisme des « chris­tia­ni­sants » comme Kro­pot­kine et Mala­tes­ta ! Que veut dire « chris­tia­ni­sants » ? Ce mot me choque. Mar­tuc­ci semble l’employer jus­te­ment, pour l’ap­pli­quer à ceux qui prêchent « l’a­mour ». Et alors je pose une ques­tion : « est-on “chris­tia­ni­sant” par le seul fait qu’on prêche l’a­mour ? » Mais, en ce cas, moi, athée convain­cu et indé­ra­ci­nable, je suis chris­tia­ni­sant. L’a­mour n’est pas le mono­pole du chris­tia­nisme, que je sache ? Ni même d’une reli­gion quelconque !

[/​ R.P. Besan­çon/​]

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