La Presse Anarchiste

La marche triomphale

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… Ces­ser d’a­gir est ces­ser d’être. L’ac­tion est le sang de la pen­sée. Mal­heur aux dilet­tantes qui jouent avec la vie ! Ils sont joués. — Romain Rol­land : Le Seuil (Aux Édi­tions du Mont-Blanc).

Depuis le temps que nous mar­chons nous nous sommes arrê­tés bien des fois et bien des fois, mais nous n’a­vons jamais man­qué de repar­tir en temps voulu.

C’est pour­quoi nous avons pu trou­ver accès à même ce champ d’ac­tion qui se veut Maître de la des­ti­née et qui n’ar­rête jamais de pous­ser à la roue, afin que puisse naître l’Homme par­mi tous les trou­peaux et les bergers.

Si nous ne nous gaus­sons point de notre réus­site, pas besoin de men­tir : nous en sommes fiers tout de même !

Avoir pu trou­ver le moyen de se tirer très pro­fi­ta­ble­ment de cette fange qui est le limon des limons dans lequel grouille le plan­ti­grade sans cesse et tou­jours asser­vi, c’est avoir su soi-même consti­tuer sa race.

Mais, ne nous embal­lons point outre mesure et sachons-nous bien mettre dans la cer­velle que la clai­rière, la nova­trice clai­rière ne peut pas être mise à jour sans l’Ef­fort, et que celui-ci est la résul­tante de ce com­bat héroïque que l’In­di­vi­du se doit de mener depuis la consti­tu­tion de sa per­son­na­li­té jus­qu’à son souffle dernier.

Il se peut que des défaillances, de très fortes défaillances sur­viennent pen­dant cette che­vau­chée vers l’arc de triomphe ; il est même cer­tain qu’il y en aura plus que nous vou­drions : cela parce que le Fort se doit de ne jamais se sépa­rer de cette ten­dresse qui fait la richesse de l’en­semble de l’Individualité.

Jamais la « puis­sance » ne sera de poids tant que la Connais­sance ne sera point inter­ve­nue à fond et qu’elle n’au­ra point pris le pas sur tout le reste. Et, comme la Connais­sance est, gran­de­ment, autant Sen­ti­ment qu’Es­prit, mal­heur à ceux qui entre­pren­dront cette « marche » sans l’aide de l’Amour…

Ami, qui n’ou­blies pas de fouiller au fond, bien au fond de toi-même, quand tu entends au loin le galop des cour­siers géné­reux et habiles qui s’en vont vers le Soleil.

« Sou­viens-toi ! Sou­viens-toi de la joie, au sein de la dou­leur ! Sou­viens-toi de la dou­leur, dans les bras de la joie. Ami, sérieux est le jeu. Mais un jour… Mais un jour, tu ver­ras le rire qui fleu­rit sur la face tra­gique… » (Romain Rol­land : Le Seuil — Aux Édi­tions du Mont-Blanc)

C’est que le sou­ve­nir est un grand via­tique qui est constam­ment prêt à rendre à rendre ser­vice à qui­conque sait faire appel à lui. II n’y a qu’à savoir se pen­cher vers les pro­fon­deurs de la Sen­si­bi­li­té pour qu’il s’en vienne s’of­frir sans la moindre retenue.

Regar­der, écou­ter, voir pour arri­ver à sûre­ment connaître : c’est faire acte de foi — sans dieu ni prêtre — et se com­pa­rer tout sim­ple­ment au labou­reur qui enfonce avec labeur et peine le soc de la char­rue à même la terre nour­ri­cière afin de pou­voir y mettre le grain qui lève…

Mais comme il n’est jamais de bonne mois­son sans semailles faites à temps, ne nous lais­sons pas dépas­ser par les évé­ne­ments et sachons joindre toutes nos luttes bout à bout, afin d’être à même de nous consti­tuer ce patri­moine qui, bien qu’il ne puisse figu­rer en banque, est la richesse la meilleure et la plus cer­taine dont l’In­di­vi­du puisse se ser­vir pour s’af­fir­mer dans l’existence.

Si les « maîtres » et les « esclaves » existent, existent à n’en plus finir, il faut bien se mettre dans la tête qu’ils ne sont point les seuls sur la boule ter­ra­quée : il y a aus­si les « en dehors », les « uniques », vous savez ces êtres qui sont spé­ci­fi­que­ment des­ti­nés à se tou­jours refu­ser tout aus­si bien au com­man­de­ment des­po­tique qu’à l’o­béis­sance servile.

Nous ne les inven­tons pas pour les besoins de la cause, puis­qu’ils sont bel et bien en chair et en os et qu’aus­si l’His­toire ne flous a pas atten­du pour par­ler d’eux.

Si nous tenons à les bien situer, c’est une rai­son supé­rieure qui nous anime et nous com­mande d’être ain­si : celle légi­ti­mée par la Volon­té d’Har­mo­nie.

Pré­ten­dant que ce sont ceux-ci qui donnent à l’exis­tence cette cadence qui entraîne les « hommes-de-bonne-volon­té » au-delà de tout ce qu’il y a de gré­gaire et de mono­tone, nous nous en fai­sons le défen­seur et tenons à ce que leurs Faits se trouvent fixés dans le temps et dans l’espace.

Si tous les confor­mistes asso­ciés n’ont qu’une idée : effa­cer au plus tôt tous les « traits » pro­ve­nant de la conduite et de l’ac­tion de nos Maîtres — les seuls — c’est à nous de nous insur­ger et de faire en sorte que le sou­ve­nir triomphe.

Quand nous invo­quons la sublime atti­tude de « maîtres », il n’est nul­le­ment ques­tion dans notre lan­gage de cher­cher à nous appa­ren­ter à tous les esco­bars et les pieds-plats qui font la roue ou bien se pros­ternent devant l’ar­ro­gance et l’in­so­lence, mais d’ac­cor­der et notre confiance et notre recon­nais­sance à cette noble impul­sion qu’au­cune bar­rière sociale ne petit arrêter…

Si, chaque fois que nous fai­sons halte afin que la média­tion ait aus­si son heure et que nous ten­dons tout notre sen­so­rium vers les impon­dé­rables qui cir­culent autour de nous, nous pou­vons inter­cep­ter la Parole qui nous affirme :

« Non. Je n’ac­cepte pas le maître étran­ger. Celui que je prends ne com­mande pas du haut d’un trône. Il est en moi même. Il ne me dit pas : — “Obéis !” Il me dit : “— Vois !” Il ne me dit pas : — “Je veux”, Il me dit : “— Veux !”… Je ne courbe pas la tête, je la lève au contraire, et je scrute devant moi le clair-obs­cur de la vie, où le regard de ma conscience est le rayon pro­jec­teur. Le génie qui me guide ne croit pas que sa gran­deur l’at­tache au rivage, inac­ces­sible à mes sou­cis, à mes erreurs, à mes dan­gers. Sou­cis, dan­gers, erreurs, péchés, il les par­tage. Il s’a­ligne à mes côtés, pied à pied, sous les balles de l’en­ne­mi. Il n’est pas le Dieu des armées. Il est l’ar­mée qui marche, qui geint, qui est bles­sée, mais qui avance, ensan­glan­tée, illu­mi­née par l’Es­prit. Tous mes génies et moi, mes che­vaux et le cocher, et le char et les chars, cette marée gron­dante sur la plage qui bruit, comme une conque de l’Hu­ma­ni­té, nous avan­çons ensemble, bat­tus et com­bat­tant, mêlant notre sueur et buvant notre sang. Beau­ma­noir !… Corps à corps avec la Nuit. » (Romain Rol­land : Royaume du T. — Édi­tions du Mont-Blanc).

Ne nous las­sons point et sur­tout : ne fai­sons jamais machine en arrière.

Il a beau faire nuit, une nuit sans étoile qui nous gêne et nous nuit jus­qu’au point de nous deman­der si l’homme moderne — ce pauvre ilote qui flotte au gré des bavar­dages de tous les mar­chands en bou­tiques — ne s’est point dévo­ré et le Cœur et l’Es­prit : il fau­dra bien que le jour se lève !..

Pour­tant au fond de nous-mêmes le secret des choses, nous savons, nous sen­tons que, tôt ou tard, son­ne­ra l’heure de la vraie Résistance.

Allons, allons, cou­rage et patience, mon frère ; c’est au bout, tout au bout de la peine qu’est la récom­pense et que le rayon de joie se tient. Pour les tenir et les bien tenir mal­gré la salau­de­rie et la féro­ci­té de notre temps ; pour la pos­sé­der à fond, il est de toute néces­si­té de faire la Loi en soi.

Lais­sons donc tous les fré­go­lis, les à moi­tié-déci­dés, les faut-pas-s’en-faire, les trop-essouf­flés et les éter­nels-fati­gués des­cendre la côte à toute vitesse : nous, rien ne peut et ne doit nous inter­dire de la monter.

Et, mal­gré tous les obs­tacles et les obs­truc­tions, nous avons quelque chose en nous qui nous fait confiance et nous anime et qui nous dit inti­me­ment que nous serons vain­queurs un jour.

C’est si fort, et aus­si si beau de tou­cher au triomphe, que la lutte en vaut la peine.

Rien ne se fait tout seul et pas moyen de se déli­vrer de tous ces réseaux de men­songes, de dupe­ries et d’er­reurs funestes sans l’aide de la Volon­té fai­sant route avec l’In­tel­li­gence.

Puis­qu’il a déjà été pro­cla­mé et ce qui plus est, prou­vé que nous savions dan­ser, chan­ter et nous bien tenir en équi­libre sur la corde ten­due au-des­sus de l’a­bîme, nous pou­vons y aller, et pas de main morte encore !…

Notre marche devant se faire à l’u­nis­son de tous nos ébats, c’est à nous de cher­cher à mettre toutes nos res­sources en valeur et de pous­ser toutes nos expé­riences à l’ul­time limite sans jamais être « tou­chés » par la crainte.

Si nous nous en pre­nons ouver­te­ment à l’a­ma­teu­risme, ce n’est point pour l’i­mi­ter et som­brer dans cette ché­tive et pauvre habi­tude qui est si bien faite pour faire du « citoyen » un « sujet » à la mer­ci de tous les attrape-nigauds en cours dans notre belle Société.

Pour gagner la par­tie, il n’y a pas à chi­ca­ner là-des­sus : il faut ne point évi­ter de mettre tout son avoir en jeu et ne point se lais­ser aller à tri­cher car la Rai­son est tou­jours en pos­ture et déci­dée à veiller afin de ren­voyer au plus vite l’i­napte à la mer­veilleuse Conquête au milieu de ses sem­blables : ces atro­phiés du cœur, de l’es­prit et du caractère.

Pas de para­pets, pas de sau­ve­garde sur les ponts que nous devons fran­chir pour arri­ver là où notre Idéal nous attend ; c’est ce qui fait que l’exi­gence ne nous quitte pour ain­si dire jamais et sait nous si bien tra­cer notre ligne de conduite.

Qui craint le sacri­fice et ne vise qu’au pro­fit se doit de ne point par­tir à l’a­ven­ture sur les tra­giques che­mins de la vie, et fera beau­coup mieux de se décla­rer for­fait en fai­sant cho­rus avec tous les habi­tués de l’in­si­pide et confor­miste terre-à-terre.

Pour tou­cher le but, il faut au préa­lable avoir com­pris la néces­si­té de l’hé­roïsme transcendant.

« Ain­si l’hu­ma­ni­té sacri­fie tout ce qui n’est pas essen­tiel à l’i­déal moyen qu’elle veut atteindre. Le pre­mier sacri­fice est celui de la liber­té. Pen­ser selon les ordres d’un direc­toire reli­gieux ou poli­tique, qu’im­porte au peuple qui ne pense pas ? Se sou­mettre : qu’im­porte à une masse qui vit déjà dans l’es­cla­vage ? Le choix des plai­sirs : elle est habi­tuée à les subir. La joie de se gran­dir par un acte dif­fi­cile qui com­prend cela ? Enfin le bon­heur moyen écarte tout ce qui peut faire moins laide la vie humaine ; et il englobe tout ce qui la rabaisse. L’i­déal ter­restre de l’hu­ma­ni­té sent la por­che­rie, comme son idéal céleste sent l’é­table. » (Rémy de Gour­mont : Le Che­min de Velours. — « Le Mer­cure de France »).

Allons, atten­tion à l’emprise du cha­grin ou bien de la tor­peur : ne res­tons pas à regar­der ce qui est affreux, ignoble et tout ce qui pue à cent lieues à la ronde. Puisque nous nous sommes assu­mé une tâche, accom­plis­sons-la avec allé­gresse et disons-nous bien que nous devons dépas­ser de plus de cent mille cou­dées le but visé par les béats et tous leurs amu­seurs et conduc­teurs ; fuyons rapi­de­ment et pour tou­jours ces lieux où l’hu­ma­ni­mal triomphe et regar­dons sans cesse plus haut que nous-mêmes, afin d’a­voir le droit de pou­voir figu­rer sur les cimes du com­por­te­ment paci­fique surhumain.

Si les détrac­teurs à la petite semaine croient s’en sor­tir aisé­ment parce qu’ils ne man­que­ront point d’u­ser et d’a­bu­ser de Cri­tique super­fi­cielle et fausse en invo­quant la « crâ­ne­rie », au moment même où ce sera la « trans­gres­sion » qui agi­ra, lais­sons-les à leurs inten­tions tout autant stu­pides que mal­fai­santes et ban­dons tout notre être vers l’ac­com­plis­se­ment de notre Idéologie.

Ce n’est point parce que notre pauvre Europe — pour ne par­ler que de cette par­tie du Monde — semble être au bout de son rou­leau que nous devons nous décla­rer vaincus.

En fai­sant appel à « la Volon­té de Puis­sance » pour qu’elle nous rende le ser­vice de nous vaincre tota­le­ment, nous ne fai­sons que for­cer ce des­tin qui vou­drait que nous nous lais­sions gagner par la déroute.

J’ai chan­té l’Eu­rope heu­reuse aux beaux peuples dénoués,
Puis quand la sai­sit le mal, quand l’é­cume rem­plit sa bouche,
Et qu’on la vit se rou­ler et mordre à même la boue,
J’ai pous­sé pour elle un cri qui n’é­tait pas bon d’entendre.

(Jules Romains)

Il ne s’a­git point d’employer la poli­tique de l’au­truche, c’est-à-dire de fer­mer les yeux devant le dan­ger ou bien de se nar­co­ti­ser avec un extrait de « mora­line » quel­conque, comme le fait bien­tôt tout un peuple, afin de se lais­ser retour­ner comme une chiffe quand la « Tem­pête » se met­tra à défer­ler de par le monde.

Si nous devons être entraî­nés je ne sais où, nous le serons — nous autres les irré­duc­tibles — en lut­tant, la Rai­son bien en tête et l’In­tel­li­gence constam­ment au ser­vice du cœur et de cette indé­pen­dance qui ont tou­jours fait la gloire de l’Homme.

Si nous lais­sons les ailes de la trans­for­ma­tion dio­ny­siaque accom­plir allè­gre­ment leur part d’en­vo­lée, nous ne sommes point pour ça des « maboules »…

Notre vision étant celle des conqué­rants d’un Royaume qui n’ap­par­tient à per­sonne d’autre qu’à Celui, qu’à Celle, qu’a Ceux qui ont le désir et la pas­sion de res­pec­ter la Vie jus­qu’à son plus ultime degré, nous ne nous lais­sons jamais prendre par cet engoue­ment de mau­vais aloi qui est fait inten­tion­nel­le­ment pour empê­cher de voir ce que font les robots autour de nous.

Per­sua­dés comme nous le sommes que c’est la fin d’un règne qui s’ap­proche, nous nous empres­sons de faire appel à toutes nos réserves et les met­tons hon­nê­te­ment et sin­cè­re­ment au ser­vice de l’In­di­vi­du contre toutes les per­fi­dies et le malé­fice d’une folie san­gui­naire et dévastatrice.

Les « sou­tiens » de cette arma­ture qui ne tient plus et s’en va de par­tout, pour­ront bien crier à l’im­pos­ture, nous savons que nous sommes dans le vrai et c’est ce qui fait que nous nous per­met­tons un tan­ti­net d’é­le­ver la voix — non point pour jouer au cro­que­mi­taine, mais pour nous com­plè­te­ment déga­ger de cette com­pli­ci­té qui s’est mise au ser­vice de la faillite générale.

« Et d’ailleurs com­ment s’ex­pli­quer cet abat­te­ment, cette las­si­tude évi­dente d’un peuple jadis infa­ti­gable et viril comme le fut la France ? D’où vien­drait qu’il sup­porte sans réagir les scan­dales de son admi­nis­tra­tion, la vora­ci­té des tra­fi­quants, l’in­jus­tice de la jus­tice, le lent effri­te­ment de tout ce qu’il a créé ou conquis, si ce peuple, jadis révo­lu­tion­naire et si prompt aux bar­ri­cades, ne nour­ris­sait amè­re­ment (sen­ti­ment rai­son­né ou pres­sen­ti­ment obs­cur) cette idée que la terre manque déjà sous ses pas, que l’Eu­rope est l’en­jeu d’une par­tie où il ne tient plus les cartes. » (Gut Lavaud : L’Eu­rope au Tom­beau « Gavroche » du 5 sep­tembre 1946).

N’é­tant pas à com­pa­rer avec ces « pipeurs » qui font pro­fes­sion de frus­trer les autres joueurs, nous avons enga­gé la par­tie sous le cou­vert de la loyau­té et c’est ce qui fait que nous pous­se­rons l’ex­pé­rience jus­qu’à son point maxi­mum, et que nous ne nous dépar­ti­rons jamais de ce refus inté­gral de par­ti­ci­per à la sou­mis­sion à ce fléau de des­truc­tion qui semble ne plus vou­loir s’ar­rê­ter de souf­fler sur le monde entier.

Si nous n’i­gno­rons point que notre « oppo­si­tion » nous place en plein en cette mino­ri­té qui se voit atta­quée de par­tout par l’in­so­lence des­truc­trice des uns et la com­plai­sance cri­mi­nelle des autres, nous savons aus­si que nous avons et la Rai­son et l’A­mour pour nous.

Cette per­sis­tance à ne nous point tenir pour bat­tus là où presque tous suc­combent, n’est pas une pré­ten­tion for­ti­fiée par un orgueil à la por­tée de n’im­porte qui et devant ser­vir n’im­porte quoi ; mais une convic­tion sacrée pré­sen­tée et pro­pa­gée par une action, qui ouvre fran­che­ment tous les signaux qui laissent le champ libre à tous les enga­gés dans La Marche Triomphale.

[/​A. Bailly/​]

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