La Presse Anarchiste

Ma conception de l’amour

VI. — Des rap­ports entre l’at­ti­rance sexuelle et l’amour

Il serait vain, en pra­tique, de vou­loir sépa­rer le sen­ti­ment « amour » de l’at­ti­rance sexuelle : ne choi­sit-on pas géné­ra­le­ment un être de sexe oppo­sé comme « objet d’a­mour » ? Ce fait est assez signi­fi­ca­tif par lui-même, et toutes les objec­tions que l’on peut y faire ne tiennent pas, si l’on veut consi­dé­rer, non seule­ment la sexua­li­té pure, mais aus­si ses dévia­tions (notam­ment la sensualité).

Ain­si, tel indi­vi­du qui pré­ten­dra res­sen­tir de l’a­mour « pur » pour un autre indi­vi­du de sexe dif­fé­rent, avec qui il n’a pas de rap­ports sexuels pro­pre­ment dits, se trompe, en ce sens qu’il y a à la base de son amour, une atti­rance sexuelle indé­niable, laquelle a très bien pu se réa­li­ser sous une forme déviée, c’est-à-dire sous forme de simple ten­dresse expri­mée plus ou moins par des caresses ou des baisers.

Il n’y a, d’ailleurs, rien de péjo­ra­tif dans cette atti­rance sexuelle, ain­si que vou­drait le faire croire cette morale chré­tienne, source de beau­coup de nos mal­heurs. Ne sommes-nous pas des orga­nismes bio­chi­miques, et la sexua­li­té n’est-elle pas une mani­fes­ta­tion natu­relle et nor­male de cet orga­nisme, une consé­quence de son activité ?

Et cepen­dant, ain­si que je l’ai dit tout à l’heure, l’at­ti­rance sexuelle n’est pas l’a­mour. On peut expri­mer gros­siè­re­ment cette dif­fé­rence en disant que l’at­ti­rance sexuelle est stric­te­ment phy­sique, qu’elle n’in­té­resse que notre acti­vi­té phy­sio­lo­gique, tan­dis que « l’a­mour-sen­ti­ment » est essen­tiel­le­ment spi­ri­tuel et n’in­té­resse que notre acti­vi­té psy­chique. Et, là encore, se des­sine le rap­port entre ces deux sen­ti­ments : atti­rance sexuelle et amour, puisque, bien rare­ment chez l’homme, une acti­vi­té phy­sio­lo­gique n’est pas accom­pa­gnée d’une acti­vi­té psy­chique correspondante.

Nous par­lions plus haut de l’a­mour mys­tique comme étant à notre sens la plus haute forme d’a­mour. Eh bien, même dans ce cas, nous pou­vons obser­ver que la sexua­li­té est à la base de l’a­mour. Et, si les grands mys­tiques de l’O­rient arrivent à pra­ti­quer un amour tel­le­ment dif­fé­rent de l’a­mour com­mun, tel­le­ment plus éle­vé aus­si pour celui qui veut se don­ner la peine de le vivre, c’est parce que ces hommes emploient à fond toute leur sexualité.

Cela peut sem­bler bizarre à pre­mière vue, car il est de noto­rié­té publique qu’ils pra­tiquent une conti­nence abso­lue. Seule­ment, à l’in­verse de nos pauvres curés qui se livrent au refou­le­ment le plus épou­van­table (je ne parle pas de ceux qui fré­quentent les mai­sons closes), les ascètes orien­taux uti­lisent leur « libi­do » (pour employer ce terme mis à la mode par Freud) d’une façon aus­si ration­nelle qu’a­van­ta­geuse pour eux. Je ne puis m’é­tendre ici sur les pra­tiques du Yoga et je ren­voie le lec­teur aux très bons ouvrages trai­tant cette ques­tion (ceux de Vive­ka­nan­da en par­ti­cu­lier), ouvrages dans les­quels il ver­ra que, depuis des mil­lé­naires, la puis­sance de la libi­do, appe­lée par les hin­dous « force Kun­da­li­ni » est diri­gée par des exer­cices phy­siques appro­priés et, d’ailleurs, assez dan­ge­reux pour un Euro­péen, sur d’autres centres d’ac­ti­vi­té psy­chique que le centre génitospinal.

C’est donc bien, par une voie détour­née, l’ac­ti­vi­té sexuelle qui sert à ces hommes pour leurs réa­li­sa­tions spi­ri­tuelles et cela confirme notre concep­tion en même temps que cela per­met de la généraliser.

Nous croyons fer­me­ment que l’homme doit s’af­fir­mer dans la nature par son psy­chisme (son phy­sique seul n’en fai­sant qu’un ani­mal des plus moyens). N’o­béir qu’à l’ins­tinct, qu’à l’at­ti­rance sexuelle nous laisse au niveau du moindre ani­mal, qui agit de même.

Se ser­vir de notre force sexuelle pour créer un amour spi­ri­tuel le plus éle­vé pos­sible, voi­là un acte où se révèle l’in­di­vi­du, un acte où il s’af­firme par une réa­li­sa­tion per­son­nelle, un acte qui le pousse en avant sur la voie de son propre perfectionnement.

La sexua­li­té ne doit pas être une fin en soi, mais le moyen d’at­teindre à l’a­mour, de même que l’ha­bi­le­té manuelle de l’ar­tiste n’est pas une fin en-soi, mais le moyen pour lui de réa­li­ser des œuvres d’art où s’im­prime son génie.

VII. — Sur la jalousie

Nous sommes là, à mon sens, sur un des plus graves pro­blèmes se rat­ta­chant à l’amour.

Un grand nombre d’entre nous sont jaloux, consciem­ment ou non, féro­ce­ment ou ten­dre­ment, sin­cè­re­ment ou hypo­cri­te­ment. Cer­tains exté­rio­risent cette jalou­sie, d’autres la gardent en eux comme un can­cer qui les ronge.

Et, par­mi tous les innom­brables mal­en­ten­dus qui entourent l’a­mour, c’est bien le plus cou­ram­ment admis, qui consi­dère la jalou­sie comme une réac­tion « nor­male » de celui qui aime, et comme une « preuve » de son atta­che­ment à l’être aimé.

Ain­si, le chien qui tient dans sa gueule un os, va-t-il gro­gner et mon­trer les crocs si vous en appro­chez. Dame ! il aime son os et craint que vous ne le lui pre­niez. Et c’est une belle preuve d’a­mour, sans contre­dit ! Seule­ment, nous retour­nons ici à la dis­tinc­tion que nous avons faite tout à l’heure sur les trois formes essen­tielles de l’a­mour : absorp­tion, iden­ti­fi­ca­tion, fusion. Et l’a­mour du chien pour son os n’est que tee l’a­mour-absorp­tion, de l’a­mour diges­tif à son stade le plus élémentaire.

J’af­firme ici, de toute la force de ma convic­tion basée, tant sur mon expé­rience per­son­nelle que sur mes obser­va­tions des expé­riences d’au­trui, que l’in­di­vi­du jaloux n’en est qu’a la phase de l’a­mour diges­tif. Il consi­dère son ou sa par­te­naire comme un objet lui appar­te­nant en propre, dont il jouit ; et il tient à ce que cette pro­prié­té stric­te­ment indi­vi­duelle ne lui soit pas ravie. Et non seule­ment il tient à cela, mais encore il sus­pecte toute per­sonne ou toute cause étran­gère d’être sus­cep­tible de lui reti­rer cette propriété.

Ain­si donc, la voi­là cette réac­tion nor­male de celui qui aime, cette preuve d’at­ta­che­ment à l’être aimé. En fait, l’être aimé est consi­dé­ré comme un objet impor­tant, un objet de valeur, qui est une pro­prié­té.… Il est constam­ment sur­veillé contre les vols pos­sibles ou les regards de convoi­tise, tel le gros coffre-fort du bour­geois ventru.

Et non seule­ment cela ; mais, du fait qu’il pos­sède la pos­si­bi­li­té d’a­gir de lui-même, du fait qu’il a une volon­té, l’être aimé est conti­nuel­le­ment soup­çon­né, soit de se voler lui-même, c’est-à-dire de ne pas vou­loir être une pro­prié­té ; soit de se lais­ser voler com­plai­sam­ment par un quel­conque autrui. Et le pro­prié­ta­risme effré­né de l’être qui aime (soi-disant !) de se mani­fes­ter par des scènes trop clas­siques hélas, pour que j’aie besoin de m’y étendre.

Ce qu’il y a de désas­treux dans la jalou­sie, c’est la souf­france qu’elle cause ; non seule­ment à l’ob­jet de l’a­mour jaloux, mais, ce qui est pire, à celui qui est jaloux. En fait, si sa conduite devient rapi­de­ment into­lé­rable pour sa ou son com­pa­gnon, c’est, mal­gré tout, lui qui souffre le plus et c’est lui qui crée de toutes pièces sa propre souffrance.

Je pense même que, bien loin d’at­ti­rer à soi l’être aimé, la jalou­sie ne fait que le repous­ser. Tout d’a­bord par l’at­mo­sphère tou­jours ten­due et désa­gréable qui règne entre deux indi­vi­dus dont l’un est jaloux. Ensuite, et pro­ba­ble­ment par des voies sub­cons­cientes, il est cer­tain que tous les soup­çons expri­més plus ou moins vio­lem­ment par le jaloux font naître chez son par­te­naire des idées et des dési­rs qu’il n’au­rait cer­tai­ne­ment pas eus sans les sug­ges­tions invo­lon­taires du premier.

J’a­voue m’être vrai­ment creu­sé la tête pour trou­ver une excuse plau­sible à la jalousie.

Je crois qu’une plus grande élé­va­tion d’es­prit condui­rait les jaloux à plus de rai­son, à plus de logique et à une plus saine concep­tion de leurs rap­ports affec­tifs avec autrui.

Il leur fau­drait tout d’a­bord bien se péné­trer que ce qu’ils aiment n’est pas un objet mais un être pen­sant, au même titre qu’eux ; que la notion de pro­prié­té ne peut, en aucun cas, s’y appli­quer, que s’ils peuvent don­ner de l’a­mour et en rece­voir, c’est parce que leur par­te­naire le veut bien et que s’ils veulent que cela dure, ils ont plu­tôt inté­rêt à se mon­trer aimables et com­pré­hen­sifs, que tyran­niques et intraitables.

Je ne parle pas de cette concep­tion de l’a­mour imper­son­nel que j’ai vague­ment ébau­chée tout à l’heure et qui se trouve être hors de por­tée de la com­pré­hen­sion des indi­vi­dus jaloux.

VIII. — Plu­ra­lisme et unicité

On a, dans nos milieux, épi­lo­gué sans fin sur le cas de l’u­ni­ci­té et sur celui du plu­ra­lisme. D’au­cuns van­tant les avan­tages de l’un et les défauts de l’autre, alors que son voi­sin employait la méthode inverse.

Je dirai qu’à mon sens, une seule chose importe : être déga­gé des pré­ju­gés sociaux tou­chant cette ques­tion et se sen­tir libre, à chaque ins­tant, selon son déter­mi­nisme propre, sans avoir à s’en réfé­rer à une quel­conque morale de curés.

Je me refuse, d’autre part, à me col­ler sur le dos une quel­conque éti­quette de « plu­ra­liste » ou d’« uniciste ».

Je m’ef­force sur la voie de l’a­mour imper­son­nel, qui, dans ma concep­tion, est le seul qui puisse réel­le­ment m’é­le­ver hors de mon « moi » res­treint bio­lo­gi­que­ment, phy­sio­lo­gi­que­ment et intellectuellement.

Je m’ef­force, à tra­vers mon amour pour les indi­vi­dus, de déga­ger mon amour pour tout ce qui m’en­toure, pour le Cos­mos tout entier et impersonnel.

Que m’im­porte si tel jour je puis faire cela avec un seul être de sexe dif­fé­rent ou de même sexe ; et si demain il me sera néces­saire d’ex­té­rio­ri­ser mon amour sur plu­sieurs êtres.

Que m’im­porte, puisque l’a­mour m’est un moyen, le plus puis­sant ai-je déjà dit, de quit­ter mon indi­vi­dua­li­té et de m’ex­té­rio­ri­ser dans le Cosmos.

Et ceci sera ma conclusion.

Fin

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