La Presse Anarchiste

« Onéïda » et le « mariage complexe »

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[/​… Je suis extrê­me­ment satisfait

de la bonne tenue de ta revue… Il

est bien de pré­ci­ser que l’amour

plu­rale n’est pas de la chiennerie.

Dans cer­taine milieux anarchistes,

on s’é­tait par trop habi­tué à con-

sidé­rer nos amies comme des uri-

noirs publics où cha­cun peut dé-

ver­ser le trop-plein de ses glan-

des… Je ne puis que te féli­ci­ter de

ton cou­rage (Lettre de R. Guille-

mault
à E. Armand/​]

Tant dans « l’En­cy­clo­pé­die Anar­chiste » que dans « For­mas de vida en com­mun sans Esta­do ni Auto­ri­dad », j’ai lon­gue­ment par­lé de cette curieuse com­mu­nau­té Onéï­da. J’y reviens ici sim­ple­ment pour élu­ci­der l’une des fon­da­tions de ce milieu le mariage com­plexe, ce « sys­tème » comme l’ap­pe­laient les Onéï­diens, qui fit cou­ler tant d’encre et qui réus­sit et dura. Voi­là pour la sur­face ; pour le fond, quand il est ques­tion de la réus­site et de la durée de cer­tains milieux de vie en com­mun, aux États-Unis, au cours du xixe siècle, il ne faut pas oublier que leurs fon­da­teurs, leurs ani­ma­teurs, leurs membres étaient imbus d’es­prit reli­gieux, voire mys­tique. Si l’on néglige cela, on ne com­prend rien à leurs condi­tions d’exis­tence, à leurs réa­li­sa­tions, à leur dura­bi­li­té, etc.

Les consti­tuants du milieu d’O­néï­da (et de Wal­ling­ford) étaient des com­mu­nistes chré­tiens, amé­ri­cains d’o­ri­gine. Le fon­da­teur du milieu et de ses filiales était un cer­tain John Hum­phrey Noyes, né dans l’É­tat de Ver­mont en 1811, à vingt ans étu­diant en droit et très tour­men­té par les ques­tions reli­gieuses (L’É­tat de Ver­mont est situé sur l’At­lan­tique et fut fon­dé par les « pion­niers » venus d’An­gle­terre). Ayant acquis « une nou­velle expé­rience et de nou­velles vues, quant à la voie du salut », il fon­da le Per­fec­tion­nisme, acquit d’a­bord ses proches à ses vues, puis d’autres. Ils s’é­ta­blirent à Put­ney, tou­jours dans le Ver­mont, et nom­braient une cin­quan­taine de membres, mais furent plus ou moins chas­sés du pays par l’hos­ti­li­té des habi­tants. En fin de compte, ils décou­vrirent à Onéï­da, dans l’É­tat de New York, un ter­rain d’une ving­taine d’hec­tares, lais­sé en friche, sur lequel étaient res­tées une méchante cabane indienne et une vieille scie­rie, indienne éga­le­ment. Telle fut l’o­ri­gine de ce « milieu » qui devint « très pros­père par la suite, réunit d’im­por­tants capi­taux, com­mer­ça avec l’ex­té­rieur. etc. En 1874, Onéï­da « valait » un demi-mil­lion de dol­lars (60 mil­lions de nos francs Phi­lip). Ils étaient pro­pa­gan­distes dans l’âme, pos­sé­daient une impri­me­rie qui « sor­tait » plu­sieurs pério­diques : The Spi­ri­tual Maga­zine, The Free Church Maga­zine, Bible Com­mu­nism et enfin The Onei­da cir­cu­lar, le bul­le­tin offi­ciel de la « colo­nie ». Il faut noter que jamais ils n’ont cher­ché à tirer un sou de leur propagande.

Qu’est-ce que le « Per­fec­tion­nisme » ? Qu’é­taient les Perfectionnistes ?

Ils se consi­dé­raient comme une Église à part, com­po­sée de croyants ayant immé­dia­te­ment et tota­le­ment renon­cé au pêché. Ils sou­te­naient que la com­mu­nion per­son­nelle avec Dieu ― autre­ment dit l’ex­pé­rience reli­gieuse indi­vi­duelle ―, arrive à extir­per l’é­goïsme du cœur de l’homme, donc à anéan­tir le péché. C’est donc la « per­fec­tion ». Ils igno­raient le culte, le bap­tême, la com­mu­nion, n’ob­ser­vaient pas le dimanche, consi­dé­raient chaque jour comme un jour de fête, ne priaient pas à haute voix, fuyaient soi­gneu­se­ment tout for­ma­lisme reli­gieux. Ils se conten­taient de lire la Bible, de la com­men­ter et de la citer.

On retrouve trop d’é­chos, dans le com­por­te­ment reli­gieux des Per­fec­tion­nistes, des idées et concep­tions des héré­tiques des pre­miers siècles du chris­tia­nisme, des sectes chré­tiennes du Moyen Âge, etc., pour ne pas conclure que Noyes n’i­gno­rait rien de ces idées et concep­tions. Il y aurait une étude à faire à ce sujet, qui situe­rait le Per­fec­tion­nisme comme l’un des der­niers héri­tiers des sectes dont le but, à tra­vers les âges, fut le retour à ce qu’ils croyaient être le « chris­tia­nisme primitif ».

Mais Noyes n’a­vait pas été influen­cé que par la Bible et le Nou­veau Tes­ta­ment, il avait subi l’in­fluence des dis­ciples de Fou­rier, très remuants alors aux États-Unis. Si les Per­fec­tion­nistes se pro­cla­maient per­fec­tion­nistes avant d’être com­mu­nistes, il n’empêche que se fon­dant sur les Évan­giles, ils pro­cla­maient que le com­mu­nisme des biens et des per­sonnes avait été ins­ti­tué par le Christ lui-même. Je me suis lon­gue­ment éten­du sur ce sujet dans « L’En­cy­clo­pé­die Anar­chiste ». Qu’il me suf­fise d’ex­po­ser ici que c’est sur cette doc­trine de la com­mu­nau­té des per­sonnes que repose le mariage com­plexe, abo­lis­sant « le mariage simple », forme sur­an­née de l’u­nion sexuelle, pra­ti­quée par des hommes encore sous l’emprise du péché, donc « impar­faits ». Le « mariage com­plexe » est une com­bi­nai­son ori­gi­nale de la poly­ga­mie et de la poly­an­drie, com­bi­nai­son sou­mise à cer­taines res­tric­tions reli­gieuses et sociales. Noyes dans ses Home Talks (cau­se­ries intimes) a recon­nu les grands dan­gers du mariage com­plexe, s’il n’é­tait pas pra­ti­qué par des êtres véri­ta­ble­ment sau­vés du péché ; sinon les pas­sions pren­draient le des­sus et on ne sau­rait attendre de leur domi­na­tion que confu­sion et misère. Le mariage com­plexe s’en­tend sur le plan moral et spirituel.

Dans les limites de la com­mu­nau­té, n’im­porte quel homme et n’im­porte quelle femme pou­vaient entre­te­nir des rela­tions sexuelles, à condi­tion qu’il y ait consen­te­ment mutuel, obte­nu non à la suite de conver­sa­tions, ou d’une « cour­ti­sa­tion », mais par l’in­ter­mé­diaire d’un tiers. Ils consi­dé­raient comme mani­fes­ta­tion la plus éhon­tée du péché « l’at­ta­che­ment égoïste et ido­lâtre » d’une per­sonne à une autre et ils ont tou­jours mis tout en œuvre pour extir­per ce sen­ti­ment de leur milieu. Ils ensei­gnaient qu’il était sage d’ac­cou­pler les per­sonnes d’âge dif­fé­rent, par exemple les jeunes d’un sexe avec les âgés de l’autre (il eut été dif­fi­cile d’a­gir autre­ment, étant don­né le nombre d’â­gés qui rési­daient à Onéï­da). Comme ceux aux­quels on deman­dait d’in­ter­ve­nir étaient âgés, ils pre­naient grand soin de ne point enfreindre cet avis. Cepen­dant, « per­sonne n’é­tait obli­gé de rece­voir les atten­tions de qui ne lui plai­sait pas. » Il paraît que le refus était rare.

J’ai expo­sé lon­gue­ment dans « L’En­cy­clo­pé­die anar­chiste » com­ment Noyes avait réso­lu la ques­tion des enfants par la limi­ta­tion des nais­sances. La quan­ti­té des nais­sances admise dépen­dait de toutes sortes de rai­sons finan­cières et autres. Noyes explique quelque part que pour obte­nir le taux des nais­sances en cours dans les classes moyennes, ils avaient sélec­tion­né 24 hommes et 20 femmes par­mi ceux qui avaient le mieux com­pris et pra­ti­qué le mariage complexe.

Dans ses Com­mu­nis­tic Socie­ties of the Uni­ted States (1874), Nord­hoff écrit qu’ils avaient fort à faire pour extir­per chez leurs jeunes gens des deux sexes ce qu’ils appe­laient « l’a­mour égoïste », c’est-à-dire l’at­ta­che­ment durable d’une per­sonne pour une autre, fidé­li­té comprise.

[|* * * *|]

Comme toute « colo­nie » qui se res­pecte, Oneï­da avait publié un manuel un hand-book. Voi­ci ce qu’on y trouve à l’ar­ticle « Amour libre » (impri­mé sans doute vers 1869). Cela nous per­met­tra de nous rendre compte du point de vue offi­ciel d’O­néï­da concer­nant les rela­tions sexuelles :

« Cette ter­rible com­bi­nai­son de deux bonnes idées — liber­té et amour — a été d’a­bord employée par les écri­vains de la com­mu­nau­té d’O­néï­da il y a envi­ron vingt et un ans et il est pro­bable qu’elle leur doit son ori­gine. Elle a été bien­tôt reprise par une classe très dif­fé­rente de spé­cu­la­teurs épars dans tout le pays et on est arri­vé à dési­gner par là une forme de socia­lisme pour laquelle nous ne nous sen­tons que peu d’af­fi­ni­tés. On l’ap­plique par­fois à nos Com­mu­nau­tés ; et comme nous sommes cer­tai­ne­ment res­pon­sables d’a­voir lan­cé cette expres­sion dans la cir­cu­la­tion, il semble qu’il est de notre devoir d’é­non­cer quel sens nous y atta­chons et dans quel sens nous l’ac­cep­tons comme dési­gna­tion de notre sys­tème social.

« La dif­fé­rence évi­dente et essen­tielle entre le mariage et les rela­tions licen­cieuses est celle-ci :

« Le mariage est une union per­ma­nente. La licence consiste en des rela­tions temporaires.

« Dans le mariage, le com­mu­nisme de pro­prié­té cadre avec le com­mu­nisme des per­sonnes. Dans la licence, l’a­mour est payé comme un louage.

« Le mariage rend un homme res­pon­sable des consé­quences des actes d’a­mour à l’é­gard d’une femme. Dans la licence, l’homme inflige à une femme le lourd far­deau de la mater­ni­té, la rui­nant dans sa répu­ta­tion et peut-être dans sa san­té, puis s’en va plus loin, sans encou­rir de responsabilité. 

« Le mariage prend soin de l’en­tre­tien et de l’é­du­ca­tion des enfants. La licence consi­dère les enfants comme un embar­ras et les aban­donne au hasard.

« Or, concer­nant ces points de dif­fé­rence exis­tant entre le mariage et la licence, nous sommes pour le mariage. Pour nous, « l’a­mour libre » n’im­plique pas liber­té d’ai­mer aujourd’­hui et de s’en aller demain ; ni la liber­té d’ac­ca­pa­rer la per­sonne d’une femme et de conser­ver pour nous-mêmes notre pro­prié­té ; ni de char­ger une femme du faix de notre pro­gé­ni­ture et de la chas­ser sans soin ou sans aide ; ni la liber­té d’en­gen­drer des enfants et de les confier à la rue ou à l’a­sile. Nos com­mu­nau­tés sont des familles aus­si dis­tinc­te­ment limi­tées et sépa­rées de la pro­mis­cui­té de la socié­té que les inté­rieurs ordi­naires. Le lien qui nous réunit est aus­si per­ma­nent et sacré, pour ne pas dire davan­tage, que celui du mariage, car c’est notre reli­gion. Nous ne rece­vons aucun membre (sauf par décep­tion ou erreur) qui ne se donne tout entier aux inté­rêts fami­liaux pour la vie et à tout jamais. La com­mu­nau­té de la pro­prié­té s’é­tend exac­te­ment aus­si loin que la liber­té de l’a­mour. Tous les efforts et jus­qu’au der­nier dol­lar de la pro­prié­té com­mune, sont consa­crés à l’en­tre­tien et à la pro­tec­tion des femmes, et à l’é­du­ca­tion des enfants de la Com­mu­nau­té. La bâtar­dise, dans quelque sens péjo­ra­tif qu’on le prenne, s’a­vère impos­sible dans une orga­ni­sa­tion sociale comme la nôtre. Qui veut se don­ner la peine de suivre notre exis­tence dès le début ne ren­con­tre­ra chez nous ni femme délais­sée, ni enfant aban­don­né. À cet égard, nous pré­ten­dons être en avance sur la civi­li­sa­tion ordi­naire et la pra­tique du mariage.

« …Nous ne sommes donc pas des amour-libristes (Free Lovers) au sens où cela impli­que­rait à tous points de vue que la liber­té de l’a­mour dimi­nue­rait la res­pon­sa­bi­li­té et les obli­ga­tions de l’amour. »

Mal­gré cette « éthique », l’o­pi­nion publique exci­tée par les puri­tains se déchaî­na contre le « mariage com­plexe ; on pré­ten­dit que la com­mu­nau­té était l’a­sile du vice et le repaire de l’or­gueil. Les jour­na­listes s’en mêlèrent. D’autre part, les enfants nés dans la colo­nie et par­ve­nus à l’âge adulte n’a­vaient plus la foi et avaient per­du l’en­thou­siasme de leurs parents, les pion­niers de la Colo­nie. Comme les Mor­mons, les Per­fec­tion­nistes durent céder ; ils aban­don­nèrent le « mariage com­plexe » le 26 août 1879. Ce fut le signal de la dis­so­lu­tion d’O­néï­da en tant que socié­té com­mu­niste. Mal­gré ses 68 ans, Noyes par­tit pour le Cana­da, accom­pa­gné de quelques fidèles. Il devait y mou­rir en 1886. L’his­toire de la com­mu­nau­té d’O­néï­da avec sa pra­tique du « mariage com­plexe », de la « cri­tique mutuelle », des « soi­rées » quo­ti­diennes, avec la façon dont elle enten­dait l’é­du­ca­tion des enfants, vau­drait d’être réunie en un volume où maints de nos contem­po­rains trou­ve­raient à glaner.

[/​E. Armand/​]

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