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[/… Je suis extrêmement satisfait
de la bonne tenue de ta revue… Il
est bien de préciser que l’amour
plurale n’est pas de la chiennerie.
Dans certaine milieux anarchistes,
on s’était par trop habitué à con-
sidérer nos amies comme des uri-
noirs publics où chacun peut dé-
verser le trop-plein de ses glan-
des… Je ne puis que te féliciter de
ton courage (Lettre de R.
mault
Tant dans « l’Encyclopédie Anarchiste » que dans « Formas de vida en commun sans Estado ni Autoridad », j’ai longuement parlé de cette curieuse communauté Onéïda. J’y reviens ici simplement pour élucider l’une des fondations de ce milieu le mariage complexe, ce « système » comme l’appelaient les Onéïdiens, qui fit couler tant d’encre et qui réussit et dura. Voilà pour la surface ; pour le fond, quand il est question de la réussite et de la durée de certains milieux de vie en commun, aux États-Unis, au cours du
Les constituants du milieu d’Onéïda (et de Wallingford) étaient des communistes chrétiens, américains d’origine. Le fondateur du milieu et de ses filiales était un certain John Humphrey Noyes, né dans l’État de Vermont en 1811, à vingt ans étudiant en droit et très tourmenté par les questions religieuses (L’État de Vermont est situé sur l’Atlantique et fut fondé par les « pionniers » venus d’Angleterre). Ayant acquis « une nouvelle expérience et de nouvelles vues, quant à la voie du salut », il fonda le Perfectionnisme, acquit d’abord ses proches à ses vues, puis d’autres. Ils s’établirent à Putney, toujours dans le Vermont, et nombraient une cinquantaine de membres, mais furent plus ou moins chassés du pays par l’hostilité des habitants. En fin de compte, ils découvrirent à Onéïda, dans l’État de New York, un terrain d’une vingtaine d’hectares, laissé en friche, sur lequel étaient restées une méchante cabane indienne et une vieille scierie, indienne également. Telle fut l’origine de ce « milieu » qui devint « très prospère par la suite, réunit d’importants capitaux, commerça avec l’extérieur. etc. En 1874, Onéïda « valait » un demi-million de dollars (60 millions de nos francs Philip). Ils étaient propagandistes dans l’âme, possédaient une imprimerie qui « sortait » plusieurs périodiques : The Spiritual Magazine, The Free Church Magazine, Bible Communism et enfin The Oneida circular, le bulletin officiel de la « colonie ». Il faut noter que jamais ils n’ont cherché à tirer un sou de leur propagande.
Qu’est-ce que le « Perfectionnisme » ? Qu’étaient les Perfectionnistes ?
Ils se considéraient comme une Église à part, composée de croyants ayant immédiatement et totalement renoncé au pêché. Ils soutenaient que la communion personnelle avec Dieu ― autrement dit l’expérience religieuse individuelle ―, arrive à extirper l’égoïsme du cœur de l’homme, donc à anéantir le péché. C’est donc la « perfection ». Ils ignoraient le culte, le baptême, la communion, n’observaient pas le dimanche, considéraient chaque jour comme un jour de fête, ne priaient pas à haute voix, fuyaient soigneusement tout formalisme religieux. Ils se contentaient de lire la Bible, de la commenter et de la citer.
On retrouve trop d’échos, dans le comportement religieux des Perfectionnistes, des idées et conceptions des hérétiques des premiers siècles du christianisme, des sectes chrétiennes du Moyen Âge, etc., pour ne pas conclure que Noyes n’ignorait rien de ces idées et conceptions. Il y aurait une étude à faire à ce sujet, qui situerait le Perfectionnisme comme l’un des derniers héritiers des sectes dont le but, à travers les âges, fut le retour à ce qu’ils croyaient être le « christianisme primitif ».
Mais Noyes n’avait pas été influencé que par la Bible et le Nouveau Testament, il avait subi l’influence des disciples de Fourier, très remuants alors aux États-Unis. Si les Perfectionnistes se proclamaient perfectionnistes avant d’être communistes, il n’empêche que se fondant sur les Évangiles, ils proclamaient que le communisme des biens et des personnes avait été institué par le Christ lui-même. Je me suis longuement étendu sur ce sujet dans « L’Encyclopédie Anarchiste ». Qu’il me suffise d’exposer ici que c’est sur cette doctrine de la communauté des personnes que repose le mariage complexe, abolissant « le mariage simple », forme surannée de l’union sexuelle, pratiquée par des hommes encore sous l’emprise du péché, donc « imparfaits ». Le « mariage complexe » est une combinaison originale de la polygamie et de la polyandrie, combinaison soumise à certaines restrictions religieuses et sociales. Noyes dans ses Home Talks (causeries intimes) a reconnu les grands dangers du mariage complexe, s’il n’était pas pratiqué par des êtres véritablement sauvés du péché ; sinon les passions prendraient le dessus et on ne saurait attendre de leur domination que confusion et misère. Le mariage complexe s’entend sur le plan moral et spirituel.
Dans les limites de la communauté, n’importe quel homme et n’importe quelle femme pouvaient entretenir des relations sexuelles, à condition qu’il y ait consentement mutuel, obtenu non à la suite de conversations, ou d’une « courtisation », mais par l’intermédiaire d’un tiers. Ils considéraient comme manifestation la plus éhontée du péché « l’attachement égoïste et idolâtre » d’une personne à une autre et ils ont toujours mis tout en œuvre pour extirper ce sentiment de leur milieu. Ils enseignaient qu’il était sage d’accoupler les personnes d’âge différent, par exemple les jeunes d’un sexe avec les âgés de l’autre (il eut été difficile d’agir autrement, étant donné le nombre d’âgés qui résidaient à Onéïda). Comme ceux auxquels on demandait d’intervenir étaient âgés, ils prenaient grand soin de ne point enfreindre cet avis. Cependant, « personne n’était obligé de recevoir les attentions de qui ne lui plaisait pas. » Il paraît que le refus était rare.
J’ai exposé longuement dans « L’Encyclopédie anarchiste » comment Noyes avait résolu la question des enfants par la limitation des naissances. La quantité des naissances admise dépendait de toutes sortes de raisons financières et autres. Noyes explique quelque part que pour obtenir le taux des naissances en cours dans les classes moyennes, ils avaient sélectionné 24 hommes et 20 femmes parmi ceux qui avaient le mieux compris et pratiqué le mariage complexe.
Dans ses Communistic Societies of the United States (1874), Nordhoff écrit qu’ils avaient fort à faire pour extirper chez leurs jeunes gens des deux sexes ce qu’ils appelaient « l’amour égoïste », c’est-à-dire l’attachement durable d’une personne pour une autre, fidélité comprise.
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Comme toute « colonie » qui se respecte, Oneïda avait publié un manuel un
« Cette terrible combinaison de deux bonnes idées — liberté et amour — a été d’abord employée par les écrivains de la communauté d’Onéïda il y a environ vingt et un ans et il est probable qu’elle leur doit son origine. Elle a été bientôt reprise par une classe très différente de spéculateurs épars dans tout le pays et on est arrivé à désigner par là une forme de socialisme pour laquelle nous ne nous sentons que peu d’affinités. On l’applique parfois à nos Communautés ; et comme nous sommes certainement responsables d’avoir lancé cette expression dans la circulation, il semble qu’il est de notre devoir d’énoncer quel sens nous y attachons et dans quel sens nous l’acceptons comme désignation de notre système social.
« La différence évidente et essentielle entre le mariage et les relations licencieuses est celle-ci :
« Le mariage est une union permanente. La licence consiste en des relations temporaires.
« Dans le mariage, le communisme de propriété cadre avec le communisme des personnes. Dans la licence, l’amour est payé comme un louage.
« Le mariage rend un homme responsable des conséquences des actes d’amour à l’égard d’une femme. Dans la licence, l’homme inflige à une femme le lourd fardeau de la maternité, la ruinant dans sa réputation et peut-être dans sa santé, puis s’en va plus loin, sans encourir de responsabilité.
« Le mariage prend soin de l’entretien et de l’éducation des enfants. La licence considère les enfants comme un embarras et les abandonne au hasard.
« Or, concernant ces points de différence existant entre le mariage et la licence, nous sommes pour le mariage. Pour nous, « l’amour libre » n’implique pas liberté d’aimer aujourd’hui et de s’en aller demain ; ni la liberté d’accaparer la personne d’une femme et de conserver pour nous-mêmes notre propriété ; ni de charger une femme du faix de notre progéniture et de la chasser sans soin ou sans aide ; ni la liberté d’engendrer des enfants et de les confier à la rue ou à l’asile. Nos communautés sont des familles aussi distinctement limitées et séparées de la promiscuité de la société que les intérieurs ordinaires. Le lien qui nous réunit est aussi permanent et sacré, pour ne pas dire davantage, que celui du mariage, car c’est notre religion. Nous ne recevons aucun membre (sauf par déception ou erreur) qui ne se donne tout entier aux intérêts familiaux pour la vie et à tout jamais. La communauté de la propriété s’étend exactement aussi loin que la liberté de l’amour. Tous les efforts et jusqu’au dernier dollar de la propriété commune, sont consacrés à l’entretien et à la protection des femmes, et à l’éducation des enfants de la Communauté. La bâtardise, dans quelque sens péjoratif qu’on le prenne, s’avère impossible dans une organisation sociale comme la nôtre. Qui veut se donner la peine de suivre notre existence dès le début ne rencontrera chez nous ni femme délaissée, ni enfant abandonné. À cet égard, nous prétendons être en avance sur la civilisation ordinaire et la pratique du mariage.
« …Nous ne sommes donc pas des amour-libristes (Free Lovers) au sens où cela impliquerait à tous points de vue que la liberté de l’amour diminuerait la responsabilité et les obligations de l’amour. »
Malgré cette « éthique », l’opinion publique excitée par les puritains se déchaîna contre le « mariage complexe ; on prétendit que la communauté était l’asile du vice et le repaire de l’orgueil. Les journalistes s’en mêlèrent. D’autre part, les enfants nés dans la colonie et parvenus à l’âge adulte n’avaient plus la foi et avaient perdu l’enthousiasme de leurs parents, les pionniers de la Colonie. Comme les Mormons, les Perfectionnistes durent céder ; ils abandonnèrent le « mariage complexe » le 26 août 1879. Ce fut le signal de la dissolution d’Onéïda en tant que société communiste. Malgré ses 68 ans, Noyes partit pour le Canada, accompagné de quelques fidèles. Il devait y mourir en 1886. L’histoire de la communauté d’Onéïda avec sa pratique du « mariage complexe », de la « critique mutuelle », des « soirées » quotidiennes, avec la façon dont elle entendait l’éducation des enfants, vaudrait d’être réunie en un volume où maints de nos contemporains trouveraient à glaner.
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