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Tout ce qui est beau — et le beau est toujours grand, même quand il appartient au minuscule ― engendre l’amour. C’est ainsi que Tolstoï s’amouracha de la beauté. Il fut grand, c’est-à-dire magnifique quant à l’amour, s’aimant lui-même plus que tous les autres êtres ; il fut grand, c’est-à-dire exquis et excellent, quant à la souffrance, car nul autre homme ne l’égala quant au délicat sentiment de la douleur ; il fut grand, superbement grand, quant à la lutte, car jamais, au dedans d’une personnalité, ne se livrèrent des combats comme ceux que soutinrent en lui la vie et la mort, l’être et le non-être, ce qui palpite dans la chair et ce qui s’imagine dans le cerveau. C’est à cause de cette lutte — et grâce à elle ― que nous connaissons Tolstoï ; c’est à cause d’elle que l’occasion nous a été donnée de connaître le bien et le mal, ce que désire l’homme quand il aime comme homme et ce qu’il souffre quand il veut aimer comme un saint ou comme un dieu.
Chacun de nous qui aima Tolstoï — et celui qui aime n’oublie jamais le motif qui l’a poussé à aimer — garde de lui un souvenir, ce qui équivaut à la formation d’un jugement ou à la possession d’une connaissance quant à celui que nous aimons. Devant ma conscience passe l’image de Tolstoï — de sa vie, de son œuvre — telle que mon cerveau la forgea ou réunissant les matériaux que m’apportèrent l’affection, l’intelligence et l’intuition.
J’ai lu son œuvre — non comme le lecteur qui se laisse entraîner par des images ou des arguments comme s’il s’agissait d’un chasseur de papillons qui, ne se souciant que des couleurs éclatantes de ces beaux insectes ailés, oublie la beauté sévère et magnifique de la forêt. Je l’ai lue en m’en pénétrant, me laissant envelopper et bercer par la musicalité suave et douce de sa parole, tantôt versant de douces larmes sur la terre chérie ou le fils bien-aimé, tantôt passant des nuits d’insomnie parce que je ne trouvais pas en mon cerveau une réponse adéquate à la question impérieuse qui déchirait mon âme, ou encore parce que je ne découvrais pas en mon cœur le baume d’amour nécessaire pour être aussi bon que mon moi l’exigeait. J’ai lu cette œuvre en posant des questions générales et en m’interrogeant personnellement ; cherchant à répondre moi-même aux questions posées par Tolstoï. Après avoir analysé ses réponses, je me suis senti chair de sa chair ; j’ai ressenti la morsure de sa douleur ; j’ai ri de tout mon cœur, d’un rire qui me secouait tout le corps lorsque je le voyais « rire ». Dans ma jeunesse, je l’ai contemplé souventes fois à travers les regards de mon imagination, j’ai suivi ses pas tout au long de ses livres, je me suis efforcé de dégager le sens profond de telle phrase, sortie de sa plume, j’ai senti comme lui et ses douleurs ont été les miennes.
Le temps passant, la vie me présentant un visage hostile, et comme je devais gagner mon pain à la sueur de mon corps, celle du front comptant pour peu à cet égard — je corrigeai mon appréciation première, me reprochant d’avoir été aveuglé par l’affection ; je considérais donc cette œuvre avec plus de sérénité qu’auparavant et je rectifiai mon jugement, ce jugement que j’avais cru définitif et sans appel. Combien de fois n’ai-je pas commencé « Ma confession » parce que je doutais — et chaque fois mon doute était différent — combien de fois ne me suis-je pas demandé si tout cela n’était pas dû à ce que s’évanouissait en moi la tendresse à l’égard du maître ?
Un jour que je méditais sur sa vie et son œuvre, soudain — avec la promptitude qu’emploient pour vous assaillir les mauvaises pensées — un doute, hérétique et pervers, s’insinua en mon esprit « Tolstoï, ton maître et seigneur n’agit pas comme il le dit ». Ce doute mina mon organisme au point de me rendre malade. Je m’y arrêtai longtemps. Je relus son œuvre, je la consultai, j’étudiai sa doctrine à travers la prose émolliente de ses livres, j’analysai les caractères des hommes et des femmes qu’il avait « dépeints », je m’enquis du degré de véracité de ses donations aux paysans, j’exhumai de la poussière des églises les vieilles croyances qui voltigeaient comme de gros oiseaux inconnus dans son cerveau si bien rempli…
Une fois même, effrayé de mon audace, je me dis à moi-même : « Tolstoï n’est pas un frère des hommes. Tolstoï est un égoïste. Son corps et sa foi sont des choses distinctes et contraires. Celle-ci nie ce que son corps désire et ambitionne ce que celui-là ne peut lui donner ». Et à partir du moment où je pensai ainsi, je ne le regardai plus avec les mêmes yeux, et quant à sa lutte, titanique et brutale, je ne me fourvoyai pas — pour autant que j’en fis l’analyse — dans l’erreur où sont tombés ses biographes et ses exégètes quand ils ont traité de cette même lutte et de ses mobiles. Je distinguai d’autres motifs, plus terrestres, plus personnels, qui donnèrent naissance à une guerre intérieure, à une épopée magnifique et grandiose, qui n’eut sa pareille dans aucun autre cerveau humain, car la personnalité de Tolstoï est une des plus vigoureuses que l’histoire ait connue et ses croyances, se succédant les unes aux autres en un tourbillon inégalé, sont bien autre chose que les croyances de sa race, les croyances de l’espèce — cela parce que Tolstoï représente, comme aucun autre exemplaire humain ne l’a fait, l’humanité en l’essor de la pensée qui libère et en la profondeur de la croyance qui annihile. La lutte sans égale qui eut pour témoin muet la paisible campagne de Iasnaïa Poliana, fut par conséquent la lutte entre une gigantesque individualité humaine et l’espèce à laquelle ce cyclope appartenait.
Posons-nous quelques questions qui se bousculent pour s’évader de ma plume : Tolstoï était-il individualiste ? Pour qui écrivait-il ; pour lui ou pour autrui ? Qu’est-ce que sa vie : un dialogue avec quelqu’un, dieu ou homme, abstraction ou réalité — ou bien un monologue ? Ses œuvres ne sont-elles pas des fragments de sa vie martyrisée ? Ne manifeste-t-il pas en elles ce qu’il sent, ce qui se passe en lui, davantage que ce qu’il perçoit ? Le moujik qu’il dépeint : est-ce le moujik réel ou celui qu’il serait, « celui qu’il interprète, lui, Tolstoï », l’artiste qui s’en va au-delà de la vie ? S’il s’oublie quelquefois lui-même, cela veut-il dire qu’il oublie son « ego » pour ne pas œuvrer en égoïste ? S’est-il soumis à la vie familiale, au critère familial, à l’amour familial ― ou a‑t-il déserté la famille lorsqu’il s’est considéré comme opprimé par elle ? Lorsqu’il fait l’instituteur, qui remplit l’école : lui ou les pauvres enfants, lui ou les misérables campagnards ? Et quand il laboure son champ : oublie-t-il quelquefois qu’il est le laboureur Tolstoï ?
Comme tout bon égoïste, il ne se soumet à aucune autorité, à aucun tribunal, à aucune religion. Par égoïsme, il s’insurge contre le tsar et lui tient ouvertement tête. Par égoïsme, il se juge lui-même, jour et nuit, sans répit, toute sa vie ; par égoïsme, après avoir étudié et déprécié toutes les religions, il en invente une à sa propre intention ; par égoïsme enfin, parce que son moi ne peut épouser l’étroitesse d’aucun parti, il se tient à l’écart de toute politique.
Quoiqu’en écrivant, il semble s’adresser aux autres, c’est à lui qu’il parle. Un qui ne serait pas individualiste — on possède des dons ou des qualités qu’on ignore et dont à cause de cela on fait peu de cas — ne se livrerait pas à une introspection aussi minutieuse, envisagée avec tant de sévérité. Dans tout ce qu’il regarde, Tolstoï s’aperçoit, parce qu’il palpe, piste et sent sa propre potentialité ; lorsqu’il veut régler le monde selon ce qu’il entend par bien, il ne le fait pas pour le combler de bonheur, mais pour tranquilliser sa conscience, laquelle, suprasensible, l’accuse — pour apaiser sa souffrance, pour se procurer une jouissance, à lui qui tremblait devant l’idée de plaisir, à cause de la joie qu’il éprouvait à se torturer. Ainsi, lorsque religieux, il veut être le plus humble des hommes, ce n’est pas pour eux, mais pour lui, qu’il prêche l’humilité, se sentant heureux à l’idée d’avoir atteint une nouvelle position, d’avoir effectué en lui une transformation nouvelle. Aussi, plus il vitupère, plus il se sent tranquille, car il y a en Tolstoï une force vitale si grande que lors même qu’il se traite de vil, il « sait » bien qu’il n’est jamais tombé dans l’abjection, car jamais homme de sa trempe ne se précipite dans l’ignominie. Il s’ausculte, il s’analyse : tous ses regards se dirigent sur lui-même. Et, ce que Tolstoï aima le plus dans la vie fut Tolstoï lui-même. On ne lui a pas connu d’autre grand amour.
Tolstoï n’eut pas été grand, s’il n’avait pas été individuel. Il imprima son sceau à tout ce qu’il toucha et tout ce qu’il écrivit est réduction ou agrandissement, mutilation ou explosion de sa propre existence. Il ne vécut pas en regardant le monde, mais en se regardant lui-même, en s’interrogeant, en se perfectionnant, en se transformant. Toujours la quiétude est la mort du génie ; génial jusqu’au trépas, il vécut en état de mobilité constante.
Lorsqu’il se hasarde à regarder le monde, il se détourne, épouvanté. Le mal d’autrui le fait souffrir. L’esthète qui est en lui éprouve de l’horreur pour ce qui est laid et l’individu se replie sur lui-même, se consacrant, artiste, à douer d’une forme belle, non pas le mal, qu’il n’a pas aperçu, mais, par opposition, le bien qui réside en lui. Dans ce repli sur soi-même — après ce coup d’œil sur le monde — existe le désir de se sauver, lui, Tolstoï, puisqu’il a compris l’impossibilité de sauver les autres. C’est pourquoi il se demande très rarement comment il se fait que les hommes vivent si mal, ce qu’il se demande sans cesse c’est pourquoi, lui, il existe. Lorsqu’il énonce « Qu’est-ce que la vie ? », il ne pose pas le problème avec l’intention analysatrice du scientifique, l’étendant à la vie en soi, à la vie en général, organique et inorganique ; ce qu’il demande en réalité c’est « Qu’est-ce que ma vie ? Dans quel but et pourquoi est-ce que je vis ? ». C’est toujours lui qu’on retrouve en tout et partout. Il ne possède — aucun génie ne le posséda — aucun critère objectif de la vie — il se considère, subjectivement, en tout lieu et à tout instant, le centre vital, c’est-à-dire le centre d’activité. Sa souffrance pour autrui n’est qu’apparence, c’est pour lui qu’il souffre, pour sa chair torturée, pour nettoyer son âme de ses impuretés. Quand son individualité perd de sa vigueur, quand le subjectif se relègue en lui ; quand, épuisé, il s’effondre, tombe dans la religion — il n’y a plus en lui de fermeté, de pugnacité, de virilité. Ce n’est plus qu’un spectre. C’est alors qu’il invente, après avoir rugi, la doctrine de la « non-résistance au mal par la violence », conception mystique de la vie.
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Tolstoï fut-il anarchiste ? Personne ― sauf Stirner — n’a prononcé de paroles aussi virulentes contre l’État, contre le Gouvernement, contre le non-homme. Cependant, continuateur de Socrate, il se fait moraliste et conseille aux hommes d’agir selon leur cœur. C’est là où commence sa lutte. Dune part, il aime l’homme libre, celui qui échappe au troupeau, celui qui désobéit aux pasteurs, il tonne contre ces derniers et proclame la loi de la désobéissance qui n’est ni plus ni moins que de la rébellion ; d’autre part, par un lien d’amour, un lien du cœur, un lien moral, il convie les hommes à constituer un doux ensemble social. C’est ici où faiblit Tolstoï ; vieillie, sa chair devient inconsistante ; la combativité abandonne son cerveau, sa personnalité se fane, son individualité baisse, s’efface, s’estompe. Il ne décrit plus ce qu’il sent, mais ce qu’il « voit », il ne fait plus de l’art, mais de la religion. Il n’écrit plus de beaux romans, mais rédige des décalogues… Nietzsche, le « terrible » Nietzsche, dénonçant toutes les morales, surpasse, sous ce rapport, l’auteur de Guerre et Paix. Si Nietzsche avait écrit en une langue compréhensible aux humbles au lieu de s’adresser aux intellectuels, son « Zarathoustra » eût opéré une véritable révolution dans les consciences.
Ce qui a de la valeur chez Tolstoï, ce qui se transmet à l’espèce, ce qui enseigne sans être un enseignement, c’est tout ce qu’il y eut chez lui de fort, de combattif, de viril, d’insoumis, de révolutionnaire ; ce qui passé sans laisser de trace, c’est le conditionné, le grégaire, le moral, le religieux. D’une part, il se sent l’esclave de ses richesses et veut y renoncer, attitude digne d’un homme qui veut vivre d’accord avec sa doctrine de la pauvreté ; d’autre part, il craint de perdre ses aises et il se soumet. Lorsque ses disciples, qui se comptent par millions, réprimandent sévèrement le comte Tolstoï à cause du luxe, où il vit, il vacille, il médite, il pense. Mais il y est tellement attaché qu’il ne l’abandonne pas. Ce n’est pas avec plaisir qu’il porte sa croix, la croix qu’il s’est créée lui-même, celle dont l’avaient chargé ceux qu’il avait catéchisés, lesquels exigent que lorsqu’on parle de pauvreté on soit pauvre soi-même. Alors, croyant se décharger de sa croix, il fait dotation de ses biens, non aux paysans, mais à la comtesse sa femme.
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Il va et vient, considère la vie, en garde la mémoire, se laisse émouvoir par elle, crée de l’art, chemine vers Dieu. Et, chose curieuse, lorsqu’il se tourne vers le passé, il se tourne également, saisi d’émotion, vers la vie, mais quand il désire atteindre ce qu’il considère comme éternel, le divin, il réfléchit à la mort. Sa valeur, valeur personnelle et unique, n’est pas en ce qu’il est, mais en ce qu’il fut, toujours en ce qu’il fut. Il est le saint et il fut l’homme. Dans sa lutte à l’air libre, en contact avec la nature, l’homme triomphe. Dans la solitude de son cabinet, n’ayant pour compagnie que ses pauvres pensées qui cherchent le divin, le saint triomphe. Cette lutte-là régénère, celle-ci anéantit.
Jamais, chez aucun homme, il n’y eut semblable lutte entre l’être et le non-être. Par tempérament, par constitution physique, par force vitale, Tolstoï est un être d’une individualité exquise ; à la suite d’une déviation de sa sensibilité, ce n’est plus qu’un être arbitrairement soumit qui travaille sans cesse à dominer sa volonté pour lui imprimer une direction contraire à celle que lui indique sa vitalité. C’est entre ces deux extrêmes que se déroule constamment le drame. Lorsque triomphe l’individuel — c’est-à-dire la vie — l’artiste chante, crée et aime son art ; quand triomphe le mysticisme — c’est-à-dire la mutilation de la personnalité, le théologien abomine l’art et prêche.
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Tolstoï fut-il un individualiste, nous nous sommes-nous demandés au début de cet article ? Oui et non. Oui, à cause de sa vigoureuse individualité ; sa personnalité accuse des nuances si suaves, si délicates, si particulières, qu’elle s’avère unique, impossible à confondre avec qui que ce soit. Non, parce qu’à certains moments de sa vie — moments de faiblesse — il s’abandonna à des croyances alourdissantes qui mutilèrent les ailes de son intelligence.
Ceci dit, qui peut s’appeler, avec quelque raison, son plus proche parent ? Le religieux ? — non, car à l’égard de toutes les religions il fut un hétérodoxe. Le politique ? — non, car il eut en abomination tous les partis ; le gouvernemental ? — encore moins, car il anathématisa toute idée et tout fait de gouvernement. Qui est donc son frère ? L’anarchiste. Sa vitalité fut anarchiste, et sa personnalité unique ― d’une unité qui enrichit l’espèce — c’est-à-dire une vigoureuse individualité.
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