La Presse Anarchiste

Vains propos

[|XXXI

90 : lec­tures Para-« Inanistes »|]

Tous ces livres empi­lés sous mon bras, je viens de les emprun­ter à la plus riche biblio­thèque de la ville voi­sine, y pre­nant les pre­miers qui se sont pré­sen­tés à mon choix. En venant vers vous, je n’ai guère eu le temps que de par­cou­rir leurs pages : eh bien, pas un d’eux sur dix où je n’ai déjà trou­vé quelque confir­ma­tion des véri­tés dont l’en­sei­gne­ment est ma suprême consolation !…

Il est vrai que les livres et le goût qu’ils ins­pirent rap­pellent le plus beau des mythes que vous a légués votre Anti­qui­té : on peut bien dire que ce sont, au moral, nos « vasques de Nar­cisse ». Avec avi­di­té et com­plai­sance, que sol­li­ci­tons-nous de toute lec­ture ? Et qu’en rete­nons-nous par pré­di­lec­tion, si ce n’est le reflet de nos aspi­ra­tions les plus intimes et les plus chères ? L’au­teur pré­fé­ré, c’est évi­dem­ment celui dont les sym­pa­thiques écrits nous ren­voient le plus fidè­le­ment l’i­mage de notre âme ! Cette image, que nous trou­vons si pleine d’at­trait, nous en venons à la décou­vrir mirée sur toutes les faces des choses simples et gran­dioses et sur tous les visages des êtres qu’é­claire la sincérité !…

Quoi qu’il en soit, je vous amène, aujourd’­hui, toute une pha­lange d’« inanistes » qui, sans doute, s’i­gnorent. Témoins ingé­nus, ils vont, je le crois, élo­quem­ment réfu­ter cette calom­nie de l’i­gno­rance qui pré­tend me faire pas­ser pour le seul, ― en ces temps d’ac­ti­visme uti­li­taire et fré­né­tique — à rêver encore que « tout est vain ». Et leurs décla­ra­tions impo­santes feront à ma pen­sée la plus riche escorte que je puisse souhaiter.

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Hon­neur aux poètes !

C’est par eux que je com­mence. Vous êtes déjà fami­liers de la plu­part de ceux qui, tel Leconte de Lisle, ont expres­sé­ment chan­té leur nos­tal­gie du « néant divin ». Mais en voi­ci d’autres par­mi ceux qu’a enivrés l’al­lé­gresse de vivre : une heure de clair­voyance ou de las­si­tude n’en suf­fit pas moins à leur arra­cher de sai­sis­sants désaveux !

Ayant obte­nu beau­coup plus qu’il n’o­sait espé­rer, l’a­mou­reux Mus­set se « confesse » : « navré de joie ». Faix trop lourd pour son cœur débile !

Com­blé de ten­dresse, lui aus­si, en dépit de sa lai­deur, Sainte-Beuve, dans le trop fameux livre d’a­mour, que voi­ci, se prend à regret­ter sa quié­tude de sou­pi­rant tran­si et « tout ce qu’a­vait d’heu­reux son indo­lente peine ». L’é­di­fiante impres­sion de « para­dis per­du » ! Dans un éclair, elle lui révèle l’an­ta­go­nisme du Plai­sir et du vrai Bon­heur, qui, lui, est si près du Néant !

Calme, sous son brouillard et si peu rayonnante,
C’é­tait toute ma vie, amou­reuse et stagnante :
Carence de plai­sir, sur un fond de bonheur…
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Plus aus­tères de thème, écou­tez ces trois strophes, bien sur­pre­nantes sous la plume de Sul­ly Prud­homme ; Vigny, le stoï­cien de l’a­théisme, en eût, sans toute, contre­si­gné l’éner­gique impré­ca­tion, cri de guerre lan­cé aux autres doc­trines mys­tiques par celle de l’Indifférence : Il n’est rien qu’il te faille encen­ser ou honnir.
Dans le ciel impas­sible, il n’est ni deuil, ni fête,
Aucun des­pote à craindre, aucun père à bénir.

Renonce à la prière aus­si bien qu’au blasphème :
Les êtres, affran­chis des dieux, bons ou méchants,
Ont pour divi­ni­tés les lois de leurs systèmes,
Pour dogme, leur plai­sir ; pour devins, leurs penchants.

Une œuvre se pour­suit, obs­cure et formidable ;
Nul ne dis­cerne, avant d’en connaître la fin,
Le véri­table mal et le bien véritable :
L’ac­cu­ser est sté­rile, et la défendre, vain.

Cette « œuvre » magni­fique, encore mys­té­rieuse pour le grand lyrique mal gué­ri de l’illu­sion­nisme du Pro­grès, nous la salue­rons : « la ren­trée uni­ver­selle au Nirvana » !…

Après ce coup de clai­ron libé­ra­teur, quel moel­leux délice de prê­ter l’o­reille au pipeau suave du souple et indo­lent Verlaine :

J’ai dit un adieu léger
À tout ce qui peut changer :
Au plai­sir, — au bon­heur même,
Et même à tout ce que j’aime…

Puis­siez-vous sou­rire avec un aus­si tran­quille dédain au jeu pas­sa­ger d’i­mages que les hommes du Nombre adulent comme des « Réalités » !…

Et Hen­ri de Régnier ? Serait-il res­té dupe, quant à lui, de ce fal­la­cieux cha­toie­ment ? À suivre son caprice de ber­çantes anti­thèses, qui le croi­rait donc fon­ciè­re­ment bla­sé, ce gen­til­homme de lettres, — affais­sé, mais fré­mis­sant, — dis­tant, mais enjoué ? Voi­ci, cepen­dant, la der­nière de ses stances au som­meil : ayant long­temps « mar­ché sur le sable chan­geant », las de « dra­per son corps de pourpres et de bure » et char­gé de « lau­riers plus amers que la cendre », les dents ser­rées et hochant la tête, un soir, il nous murmure :

Non, ce lau­rier sans joie et ces fruits sans désir,
Et la vaine rumeur dont toute vie est faite,
Non, tout cela, c’é­tait pour pou­voir mieux dormir
L’ombre défi­ni­tive et la nuit satisfaite !

La quête de la satié­té ! Encore une voie d’i­na­nisme. Je ne vous l’a­vais pas men­tion­née : elle est si banale !… Ou, plu­tôt, elle reste insoup­çon­née de la majo­ri­té des humains : myopes, ils ne voient pas plus loin que celle du plai­sir, — laquelle n’est que son moyen. C’est l’in­ven­tion du poète bla­sé d’as­pi­rer direc­te­ment à la vraie fin de tous nos élans de conquête en toute sys­té­ma­tique lucidité.

Je ter­mine par un autre qua­train : il est, celui-cl, de Marie Noël, la fer­vente chré­tienne de tant d’autres odes. C’est, dirait Samain, « la vague lente et lourde d’un sou­pir », qui, noyant les actes de foi, vient expi­rer aux lèvres, jus­qu’a­lors si volon­taires, de la pieuse fille et qui vint tra­hir le secret de la dés­illu­sion. Rebu­tée tout à coup des ingrates ver­tus, qui — du moins en ce monde, ni, peut-être, dans aucun. autre — ne sau­raient assu­rer la joie, même aux meilleurs, elle nous lance un cri de panique :

Fuis ! Le bon­heur n’est qu’une peine qui commence.
Quand il passe là-bas, c’est elle qu’il conduit.
Dès qu’A­vril fait un pas, l’Hi­ver, au loin, s’avance ;
La Vie ouvre à la Mort ; l’Aube mène à la Nuit.

Et voi­là pour mes poètes d’au­jourd’­hui : à une de nos pro­chaines entre­vues, ce sera le tour des quelques pro­sa­teurs que j’ai là. Vous ver­rez qu’eux aus­si, ont pro­fon­dé­ment éprou­vé le sen­ti­ment du vide inté­gral ; seule­ment, ils le rai­sonnent de leur mieux. Or, la sub­ti­li­té, qui aigui­sé l’es­prit, trop sou­vent décon­certe le cœur. Mar­quons donc une pause afin que le vôtre trouve le temps d’être péné­tré par ces émo­tions com­mu­ni­ca­tives dont les beaux vers pro­longent l’écho.

[/(21-X-46)

(à suivre.)

Le Lama, Inanès

P.C.C., Louis Estève/​]

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