90 : lectures Para-« Inanistes »|]
Tous ces livres empilés sous mon bras, je viens de les emprunter à la plus riche bibliothèque de la ville voisine, y prenant les premiers qui se sont présentés à mon choix. En venant vers vous, je n’ai guère eu le temps que de parcourir leurs pages : eh bien, pas un d’eux sur dix où je n’ai déjà trouvé quelque confirmation des vérités dont l’enseignement est ma suprême consolation !…
Il est vrai que les livres et le goût qu’ils inspirent rappellent le plus beau des mythes que vous a légués votre Antiquité : on peut bien dire que ce sont, au moral, nos « vasques de Narcisse ». Avec avidité et complaisance, que sollicitons-nous de toute lecture ? Et qu’en retenons-nous par prédilection, si ce n’est le reflet de nos aspirations les plus intimes et les plus chères ? L’auteur préféré, c’est évidemment celui dont les sympathiques écrits nous renvoient le plus fidèlement l’image de notre âme ! Cette image, que nous trouvons si pleine d’attrait, nous en venons à la découvrir mirée sur toutes les faces des choses simples et grandioses et sur tous les visages des êtres qu’éclaire la sincérité !…
Quoi qu’il en soit, je vous amène, aujourd’hui, toute une phalange d’« inanistes » qui, sans doute, s’ignorent. Témoins ingénus, ils vont, je le crois, éloquemment réfuter cette calomnie de l’ignorance qui prétend me faire passer pour le seul, ― en ces temps d’activisme utilitaire et frénétique — à rêver encore que « tout est vain ». Et leurs déclarations imposantes feront à ma pensée la plus riche escorte que je puisse souhaiter.
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Honneur aux poètes !
C’est par eux que je commence. Vous êtes déjà familiers de la plupart de ceux qui, tel Leconte de Lisle, ont expressément chanté leur nostalgie du « néant divin ». Mais en voici d’autres parmi ceux qu’a enivrés l’allégresse de vivre : une heure de clairvoyance ou de lassitude n’en suffit pas moins à leur arracher de saisissants désaveux !
Ayant obtenu beaucoup plus qu’il n’osait espérer, l’amoureux Musset se « confesse » : « navré de joie ». Faix trop lourd pour son cœur débile !
Comblé de tendresse, lui aussi, en dépit de sa laideur, Sainte-Beuve, dans le trop fameux
C’était toute ma vie, amoureuse et stagnante :
Carence de plaisir, sur un fond de bonheur…
Plus austères de thème, écoutez ces trois strophes, bien surprenantes sous la plume de Sully Prudhomme ; Vigny, le stoïcien de l’athéisme, en eût, sans toute, contresigné l’énergique imprécation, cri de guerre lancé aux autres doctrines mystiques par celle de l’Indifférence :
Dans le ciel impassible, il n’est ni deuil, ni fête,
Aucun despote à craindre, aucun père à bénir.
Renonce à la prière aussi bien qu’au blasphème :
Les êtres, affranchis des dieux, bons ou méchants,
Ont pour divinités les lois de leurs systèmes,
Pour dogme, leur plaisir ; pour devins, leurs penchants.
Une œuvre se poursuit, obscure et formidable ;
Nul ne discerne, avant d’en connaître la fin,
Le véritable mal et le bien véritable :
L’accuser est stérile, et la défendre, vain.
Cette « œuvre » magnifique, encore mystérieuse pour le grand lyrique mal guéri de l’illusionnisme du Progrès, nous la saluerons : « la rentrée universelle au Nirvana » !…
Après ce coup de clairon libérateur, quel moelleux délice de prêter l’oreille au pipeau suave du souple et indolent Verlaine :
À tout ce qui peut changer :
Au plaisir, — au bonheur même,
Et même à tout ce que j’aime…
Puissiez-vous sourire avec un aussi tranquille dédain au jeu passager d’images que les hommes du Nombre adulent comme des « Réalités » !…
Et Henri de Régnier ? Serait-il resté dupe, quant à lui, de ce fallacieux chatoiement ? À suivre son caprice de berçantes antithèses, qui le croirait donc foncièrement blasé, ce gentilhomme de lettres, — affaissé, mais frémissant, — distant, mais enjoué ? Voici, cependant, la dernière de ses stances
Et la vaine rumeur dont toute vie est faite,
Non, tout cela, c’était pour pouvoir mieux dormir
L’ombre définitive et la nuit satisfaite !
La quête de la satiété ! Encore une voie d’inanisme. Je ne vous l’avais pas mentionnée : elle est si banale !… Ou, plutôt, elle reste insoupçonnée de la majorité des humains : myopes, ils ne voient pas plus loin que celle du plaisir, — laquelle n’est que son moyen. C’est l’invention du poète blasé d’aspirer directement à la vraie fin de tous nos élans de conquête en toute systématique lucidité.
Je termine par un autre quatrain : il est, celui-cl, de Marie Noël, la fervente chrétienne de tant d’autres odes. C’est, dirait Samain, « la vague lente et lourde d’un soupir », qui, noyant les actes de foi, vient expirer aux lèvres, jusqu’alors si volontaires, de la pieuse fille et qui vint trahir le secret de la désillusion. Rebutée tout à coup des ingrates vertus, qui — du moins en ce monde, ni, peut-être, dans aucun. autre — ne sauraient assurer la joie, même aux meilleurs, elle nous lance un cri de panique :
Quand il passe là-bas, c’est elle qu’il conduit.
Dès qu’Avril fait un pas, l’Hiver, au loin, s’avance ;
La Vie ouvre à la Mort ; l’Aube mène à la Nuit.
Et voilà pour mes poètes d’aujourd’hui : à une de nos prochaines entrevues, ce sera le tour des quelques prosateurs que j’ai là. Vous verrez qu’eux aussi, ont profondément éprouvé le sentiment du vide intégral ; seulement, ils le raisonnent de leur mieux. Or, la subtilité, qui aiguisé l’esprit, trop souvent déconcerte le cœur. Marquons donc une pause afin que le vôtre trouve le temps d’être pénétré par ces émotions communicatives dont les beaux vers prolongent l’écho.
[/(21-X-46)
(à suivre.)
Le Lama,
P.C.C., Louis