La Presse Anarchiste

À l’étalage du bouquiniste

Au pays de repo­pu­la­teurs, par Louise Bodin. Socié­té Mutuelle d’Édition. — Dans le nombre de jour en jour plus consi­dé­rable de femmes qui encombrent de leur infa­ti­gable pro­duc­tion, jour­naux, revues et librai­ries, rares, très rares sont celles que séduisent les sujets phi­lo­so­phiques et socio­lo­giques ; et cela sans doute parce que rares sont celles qui pos­sèdent assez de vigueur d’esprit et de culture géné­rale pour les trai­ter conve­na­ble­ment. Je fai­sais cette réflexion en reli­sant naguère Le Mas­sacre des Ama­zones, de notre cama­rade Han Ryner, ce cou­ra­geux petit livre qui fit tant de bruit en son temps. C’est à peine, en effet, si par­mi les cen­taines de vic­times qu’il per­ça d’un trait dur, sou­vent cruel, l’on peut en rele­ver deux ou trois ayant diri­gé de ce côté, leur effort,

Chez toutes, au contraire, se révèle une véri­table pas­sion pour la lit­té­ra­ture de pure ima­gi­na­tion, roman et poésie.

Louise Bodin est de celles qu’attirent les sujets les plus ardus et les plus poi­gnants de la vie sociale d’aujourd’hui. Celui qu’elle a trai­té dans son der­nier livre, Au pays des repo­pu­la­teurs, compte par­mi les plus angois­sants : le pré­sent et l’avenir de l’enfant aban­don­né. La ques­tion y est trai­tée, sur toutes ses faces et avec une docu­men­ta­tion que l’on ne trouve pas tou­jours dans les études de ce genre-là. Les faits per­son­nel­le­ment obser­vés se joignent aux lettres, aux confi­dences, pour mon­trer toute la pro­fon­deur de la détresse enfan­tine, créée par notre Socié­té Capi­ta­liste et bour­geoise : et ce qui aug­mente encore le mérite de ce livre, c’est que l’auteur ne se borne pas à décrire le mal, mais indique aus­si com­ment il pour­rait être, en par­tie du moins, enrayé.

Le Socia­lisme et l’Agriculture fran­çaise, par Mau­rice Lair. — Dans cette courte et sub­stan­tielle étude, l’auteur s’est pro­po­sé d’étudier com­ment les classes rurales se com­por­taient avant la guerre et se com­portent aujourd’hui à l’égard du col­lec­ti­visme mar­xiste. La révi­sion du régime fon­cier de la France, lui parait s’imposer à bref délai dans un sens plus large de jus­tice sociale ; mais hélas ! com­bien bour­geois et capi­ta­liste reste l’idéal pré­co­ni­sé par l’auteur.

La Nuit, pièce en 5 actes, par Mar­cel Mar­ti­net. Édi­tions de « Clar­té ». — Ain­si que le fait jus­te­ment obser­ver Mau­rice Wul­lens, dans le Liber­taire, un théâtre popu­laire vrai­ment digne de ce nom se devrait de jouer cette pièce où pal­pite l’âme même de la Révo­lu­tion. Wul­lens assure qu’elle est faci­le­ment jouable, et c’est aus­si mon avis. D’ailleurs comme j’ai l’intention d’étudier, lon­gue­ment, ici même l’œuvre de Mar­cel Mar­ti­net, j’aurai l’occasion d’en reparler.

La faillite morale de la poli­tique occi­den­tale en Orient, par Ahmed Riza. — Ce livre est à lire par qui­conque veut connaître les des­sous de la ques­tion d’Orient et les mobiles qui ont tou­jours pous­sé les impé­ria­lismes occi­den­taux à faire leur proie du peuple turc.

La démo­cra­tie et l’après-guerre, par G. Guy-Grand. — Plus et mieux que jamais en lisant ce livre j’ai com­pris, com­bien les par­ti­sans du régime que nous subis­sons sont incons­cients du pré­sent et aveu­glés sur l’avenir.

Mal­gré toutes les faillites et toutes les ban­que­routes qui n’ont ces­sé de se cacher, sous ce mot pré­ten­tieux de démo­cra­tie, ils lui prêtent encore une sorte de magie, capable de refaire de la vie avec de la mort.

L’Oublié, par Pierre Benoit. — Ce qui carac­té­rise l’art et la per­son­na­li­té de ce pince-sans-rire, c’est en même temps qu’une ingé­nieuse pas­sion de la réclame, un for­mi­dable culot pour inven­ter et créer de toutes pièces, les milieux et les pays pré­ten­dus exacts, dans les­quels il fait évo­luer ses per­son­nages, et où il ne mit jamais les pieds. L’Arménie, de l’Oublié, vaut à ce point de vue le Hog­gor de l’Atlan­tide et l’Amérique du Lac salé.

L’enfer d’une étreinte, par Odette Dulac. Socié­té mutuelle d’édition. — Com­bien je pré­fère aux œuvres bâclées, fan­tai­sistes et sur­faites de M. Pierre Benoît, le der­nier livre d’Odette Dulac, où dans un milieu scru­pu­leu­se­ment obser­vé se déve­loppe une action d’une fran­chise auda­cieuse, et où s’agitent, non moins scru­pu­leu­se­ment étu­diés, des per­son­nages bien vivants.

Les Hauts four­naux, par Michel Cor­day. — Voi­ci un livre écrit par un lit­té­ra­teur bour­geois, et qui, pour­tant sent son révo­lu­tion­naire d’une lieue. L’auteur a ima­gi­né de faire tenir pen­dant les deux pre­mières années de la guerre un agen­da jour­na­lier de ses impres­sions par la femme d’un gros indus­triel bour­geois qui tra­vaille inten­si­ve­ment pour la grande bou­che­rie. Et ma foi, tout ce qu’elle pense et écrit sur la guerre et le mili­ta­risme, sur les grands mas­sa­creurs pro­fes­sion­nels et inter­na­tio­naux, sur la presse domes­ti­quée et ven­due qui les sou­tiennent, sur les grands cri­mi­nels qui ont mené jusqu’au bout la tue­rie, ne dépa­re­rait certes pas les colonnes du Liber­taire ou de cette Revue. À mettre dans une biblio­thèque sur les livres sin­cères ins­pi­rés par le grand carnage.

Han­té, par le Dr Lucien Graux. — Roman spi­rite écrit par un méde­cin ; mélange curieux et inté­res­sant mais pas tou­jours très heu­reux d’imagination et de documentation.

La Syphi­lis, par le Dr Clé­ment Simon. — Ceux qui ont lu le livre remar­quable, por­tant le même titre, de Louise Bodin, et qui liront celui-ci n’auront plus rien à apprendre sur les ravages de cette ter­rible mala­die, et ils auront ain­si aidé ces deux auteurs à com­battre le pré­ju­gé ridi­cule et odieux qui fait régner autour d’elle le silence et peser la honte sur ceux qui en sont atteints.

Vic­tor Hugo, par Bar­bey d’Aurevilly. — Tout ce que peut conte­nir de fiel et de rage orgueilleuse l’âme d’un cri­tique clé­ri­cal, vous le trou­ve­rez dans ces pages contre les prin­ci­paux chefs‑d’œuvre de Vic­tor Hugo. L’océan d’humanité et de pitié dans lequel nagent les per­son­nages des Misé­rables excitent sur­tout l’ire de l’aristocrate ultramontain.

Laurent Tail­hade, par Fer­nand Kol­ney. — Si j’ai bien vite fer­mé et reje­té le libel­lé de Bar­bey d’Aurevilly ; j’ai lu len­te­ment pour les mieux savou­rer, les pages, que de sa plume tran­chante comme un bis­tou­ri, Fer­nand Kol­ney a écrites sur l’auteur de À tra­vers les grains.

La sin­cé­ri­té y va de pair avec la sym­pa­thie et l’admiration, ce qui est rare en ces œuvres-là.

En véri­té ceci est du bon « Fer­nand Kolney ».

Lettres du Lieu­te­nant de vais­seau Dupo­ney, avec pré­face d’André Gide. — Ceux qui alors que ma Nou­velle Gloire du Sabre parais­sait dans le Liber­taire ont lu l’Enfer des cui­ras­sés et les autres cha­pitres consa­crés à l’État-major de la marine pen­dant la guerre, trou­ve­ront, dans les lettres écrites par cette cou­ra­geuse vic­time, la confir­ma­tion écla­tante de tous les crimes, que j’ai dénon­cés. Ils ver­ront, que je suis loin, comme l’ont pré­ten­du cer­tains, d’avoir exa­gé­ré et défor­mé la vérité.

Des diverses sortes d’individualisme, par Han Ryner. — Cette confé­rence que je viens de relire est cer­tai­ne­ment une des meilleures qu’ait jamais faites l’auteur de l’Homme-four­mi, et l’Idée libre a eu bien rai­son de la réédi­ter. À ceux qui les liront, ces modestes 32 pages en appren­dront sur l’individualisme et les diverses théo­ries indi­vi­dua­listes beau­coup plus que cer­tains bou­quins mas­sifs et com­pacts. Je me pro­pose de l’analyser, lon­gue­ment, clans ma pro­chaine étude sur la vie et l’œuvre d’Han Ryner.

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Au moment où je ter­mi­nais cette chro­nique, les jour­naux publiaient la déci­sion du jury char­gé d’attribuer le fameux prix dénom­mé, on ne sait pour­quoi, grand prix Bal­zac, alors qu’il n’a droit qu’à prendre le nom du capi­ta­liste levan­tin Zaha­roff. Il paraît, d’après les inté­res­sés du moins, que ce ver­dict est tout ce qu’il y a de plus anti­ré­gle­men­taire et dolo­sif. En pri­mant Job le pré­des­ti­né, de M. Bau­man et Sieg­fried et le Limou­sin, de M. Jean Girau­doux, le jury com­po­sé de MM. Bour­get, Bar­rès, Dau­det et consorts auraient vio­lé cyni­que­ment, toutes les condi­tions impo­sées ; je me gar­de­rai certes de ren­trer ici dans les détails d’une affaire qui m’a tou­jours paru étran­gère à la lit­té­ra­ture et rele­ver tota­le­ment du mer­can­ti­lisme le plus louche et le plus honteux.

Le capi­ta­lisme bour­geois reste mal­propre même quand il s’agit d’esthétique et d’idéal.

Disons sim­ple­ment qu’il était impos­sible à une quin­zaine d’écrivains clé­ri­caux et natio­na­listes assem­blés de rendre un ver­dict autre que celui cou­ron­nant deux auteurs dévoués aux idées du pas­sé, au clé­ri­ca­lisme, au natio­na­lisme, et au… capi­tal. Voyez-vous, en effet, les trente mille francs, du requin inter­na­tio­nal Basil Zaha­roff allant à une œuvre révo­lu­tion­naire fût-elle mar­quée au coin du génie le plus grand et le plus fort.

Pour men­tion. L’avocat-roi, par Max Buteau. — Dix-neuf ans, par Léon Werth. — Les Thi­bault, par Mar­tin du Gard. — La phi­lo­so­phie offi­cielle, par Jules de Gaul­tia. — La lumière du cœur, par M. Géniaux. — L’illustre Bobi­net, par Le Gof­fier. — L’Éternelle his­toire, par Jacques Pierre.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

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