La Presse Anarchiste

Choses vécues

Dans les lettres pré­cé­dentes, nous avons nuan­cé le carac­tère géné­ral des­truc­tif de la révo­lu­tion russe [[Remarque. — En ce qui concerne cer­tains côtés de l’actualité russe n’ayant pas une impor­tance indé­pen­dante ou par­ti­cu­lière pour la carac­té­ris­tique géné­rale du pro­ces­sus des­truc­tif et, par consé­quent, n’étant que rapi­de­ment ou même pas du tout tou­chés dans ce qui pré­cé­dait, — nous en par­le­rons d’une façon détaillée en une autre occa­sion.]]. Nous avons noté que c’est là, tout d’abord, le sens de cette révolution.

Mais une telle affir­ma­tion ne suf­fit pas. La ques­tion se pose : Quel est ce sens ? Que nous dit-elle, cette des­truc­tion ? Quelles indi­ca­tions pour­rions-nous en tirer ?

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Déjà le fait lui-même — la pos­si­bi­li­té et la pré­sence de cette dévas­ta­tion for­mi­dable, durable, inex­tri­cable — dans un pays occu­pant, en plein monde « civi­li­sé », près de la sixième par­tie du conti­nent ter­restre et comp­tant jusqu’à cent cin­quante mil­lions d’habitants, nous porte à pen­ser que le monde capi­ta­liste est réso­lu­ment caduc, qu’il a défi­ni­ti­ve­ment vécu, que la guerre et la révo­lu­tion lui don­nèrent, cette fois, le coup de grâce.

Cette conclu­sion devient encore plus signi­fi­ca­tive si l’on tient compte non seule­ment de l’étendue et de la situa­tion de la Rus­sie elle-même, mais aus­si de la liai­son très étroite qui existe aujourd’hui entre tous les pays, ain­si que du rôle exclu­sif joué par la Rus­sie dans la vie éco­no­mique des autres pays.

La fai­blesse his­to­rique du capi­ta­lisme en Rus­sie est une expli­ca­tion insuf­fi­sante. Il est extrê­me­ment carac­té­ris­tique que mal­gré cette liai­son, et mal­gré qu’il ait des inté­rêts énormes dans le pays, — le capi­ta­lisme mon­dial ne put ni pré­ve­nir ni arrê­ter le pro­ces­sus des­truc­tif en Rus­sie. D’autre part, il est d’une impor­tance consi­dé­rable que — pré­ci­sé­ment grâce à cette liai­son — ce pro­ces­sus ne peut y être loca­li­sé, iso­lé ; il ne peut s’évanouir dans les limites de la Rus­sie même : il doit se réper­cu­ter for­te­ment sur la situa­tion et les des­ti­nées des autres pays. Aux moindres cir­cons­tances pro­pices, ce pro­ces­sus doit, non seule­ment se réper­cu­ter, mais se répandre direc­te­ment sur ces pays, c’est-à-dire — y favo­ri­ser la nais­sance d’un pro­ces­sus pareil. Or, comme on sait, de ces cir­cons­tances pro­pices, il y en a actuel­le­ment plus qu’il n’en faut.

Il est, donc, typique que la liai­son inter­na­tio­nale contri­bue aujourd’hui non pas à la créa­tion et à la res­tau­ra­tion capi­ta­listes contre la des­truc­tion, mais jus­te­ment à la des­truc­tion contre le capi­ta­lisme ; que ce ne fut pas le monde capi­ta­liste qui maî­tri­sa, retint, rele­va la Rus­sie en ruine, mais au contraire — ce fut la Rus­sie dévas­tée qui devint une menace pour le monde capitaliste.

Il est hors de doute que si la situa­tion du capi­ta­lisme — même affai­bli tem­po­rai­re­ment par la guerre et ses consé­quences — res­tait au fond solide et stable, le tableau serait tout autre. Les vagues des­truc­tives en Rus­sie n’auraient pas d’effet en dehors des fron­tières. Au contraire, nous aurions vu le capi­ta­lisme mon­dial tout-puis­sant se rani­mer éner­gi­que­ment, s’épanouir splen­di­de­ment, et non seule­ment oppo­ser une résis­tance vic­to­rieuse aux vents dévas­ta­teurs, mais appor­ter un concours réus­si à la liqui­da­tion de la « ruine russe » et au réta­blis­se­ment en Rus­sie de l’état « nor­mal » des choses.

Mais il suf­fit, pré­ci­sé­ment, d’observer avec atten­tion tout ce qui se passe à l’heure pré­sente dans les pays euro­péens pour que notre sup­po­si­tion du carac­tère mor­tel du coup por­té au capi­ta­lisme, fasse un grand pas en avant. En effet, nous consta­tons : que le capi­ta­lisme euro­péen est, lui aus­si, ébran­lé jusque dans ses bases mêmes ; que, mal­gré tout son désir, il est abso­lu­ment hors d’état de contri­buer effec­ti­ve­ment au réta­blis­se­ment de l’économie capi­ta­liste en Rus­sie ; qu’il est impuis­sant à résis­ter aux ten­dances des­truc­tives chez lui-même ; et que, par consé­quent, la des­truc­tion en Rus­sie a non pas le carac­tère d’un épi­sode local pas­sa­ger, mais celui d’une phase déter­mi­née, typique, pour toute une période je, l’évolution his­to­rique des évé­ne­ments mon­diaux [[Notons ici même : à notre avis, c’est là, pré­ci­sé­ment, la cause pro­fonde de la durée du bol­che­visme en Rus­sie. Les expli­ca­tions four­nies habi­tuel­le­ment à ce sujet, ne touchent qu’à la sur­face des choses et, par­tant, sont insuf­fi­santes. Nous allons reprendre ce sujet dans les lettres prochaines.]].

Certes, l’expression « coup de grâce » doit être com­prise de façon juste. Bien enten­du, ce n’est pas tout de suite que le capi­ta­lisme mour­ra. Il résis­te­ra encore, et résis­te­ra éner­gi­que­ment (ceci d’autant plus que cette fois la chose n’est pas si simple : pour des rai­sons carac­té­ris­tiques dont nous par­le­rons d’autre part, — tout ce monde for­mi­dable de notions et de mœurs enra­ci­nés, mil­lé­naires, devra dis­pa­raître avec le capi­ta­lisme moderne ; un tel pro­ces­sus ne peut pas se réa­li­ser en une seconde, et quant à cer­tains pays, il ne s’y répan­dra que très len­te­ment). Plus d’une fois encore, le capi­ta­lisme pren­dra tem­po­rai­re­ment le des­sus dans la lutte immé­diate. Pareil à une bête sau­vage mor­tel­le­ment atteinte, il por­te­ra, lui aus­si, dans ses der­nières convul­sions, des coups atroces. Mais il ne gué­ri­ra pas, ne se remet­tra pas d’une façon durable, ne se ren­dra plus maître de la situa­tion, tel est l’essentiel de notre conclu­sion. C’est la marche active de sa décom­po­si­tion, c’est son expi­ra­tion phy­sique, c’est son ago­nie qui com­mencent… Et alors — tous ces mou­ve­ments, ses « vic­toires » mêmes ne feront qu’accélérer sa faillite. Cela signi­fie que l’humanité s’engage aujourd’hui défi­ni­ti­ve­ment dans une grande époque « cri­tique » (d’après la ter­mi­no­lo­gie de cer­tains his­to­riens) : époque de la des­truc­tion déchaî­née de tout ce qui a vécu (toutes les « bases » de la vie sociale exis­tant depuis l’origine du pou­voir, de la pro­prié­té et de l’État, seront infailli­ble­ment entraî­nées par le capi­ta­lisme moderne dans sa chute) et de la construc­tion nou­velle ; époque de secousses, de dévia­tions, de bou­le­ver­se­ments et de méta­mor­phoses inin­ter­rom­pues et mon­diales — c’est-à-dire, se pro­dui­sant par ci par là mais se réper­cu­tant par­tout. Cela signi­fie que — doré­na­vant pour un laps de temps plus ou moins pro­lon­gé l’existence humaine, conti­nuel­le­ment ébran­lée par des tem­pêtes sociales, échouant et glis­sant sans cesse sur un sol s’éboulant et fuyant, ces­se­ra d’être cette vie habi­tuelle des humains… arran­gée et stable. Et que lorsque la sta­bi­li­té revien­dra, elle sera toute autre : des for­ma­tions nou­velles, des contours neufs de coexis­tence humaine pren­dront la place de ceux qui auront disparu.

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Conti­nuons.

La conclu­sion pré­cé­dente est non seule­ment confir­mée, mais jette aus­si de son côté, une lumière vive sur tous les pro­ces­sus et phé­no­mènes des­truc­tifs qui ont lieu à notre époque dans d’autres pays. Cette conclu­sion nous aide à sai­sir le sens de toutes ces apparitions.

Au centre de l’Europe — l’« Autriche mou­rante »» où la ruine éco­no­mique et la décom­po­si­tion de tout l’organisme social n’ont pas grand’chose à envier à la Rus­sie… À côté — l’Allemagne récem­ment puis­sante aujourd’hui atteinte d’une des­truc­tion conti­nuelle, irré­sis­tible ; l’Allemagne rat­tra­pant de plus en plus rapi­de­ment l’Autriche… Au sud — l’Italie, avec ses convul­sions sociales et poli­tiques chro­niques — signes et pré­cur­seurs d’une désa­gré­ga­tion inté­rieure pro­fonde… Près d’elle — la France « vic­to­rieuse », avec d’autres signes — moins écla­tants peut-être, mais non moins sûrs — d’écroulement ame­nant les ouvriers fran­çais à par­ler fer­me­ment de la proxi­mi­té d’une lutte sociale déci­sive… Au nord — l’Angleterre qui, à l’inverse des temps pas­sés, devient ner­veuse et se pré­ci­pite de tous côtés cher­chant un moyen de salut devant la faillite pres­sante ; l’Angleterre qui orga­nise toutes ces confé­rences innom­brables et impuis­santes venant l’une après l’autre — en même temps que les canons sonnent à nou­veau dans les Bal­kans, qu’un nou­veau « nœud d’Orient » est en train de se for­mer, mena­çant à tout ins­tant d’une catas­trophe nou­velle, que les Indes bouillonnent d’émeutes, que les « colo­nies » se décollent, et que dans le pays même la paix inté­rieure fait défaut…

En obser­vant, la lumière des évé­ne­ments russes ; toutes ces appa­ri­tions (et plu­sieurs autres encore), nous concluons qu’en Autriche, en Alle­magne, en Ita­lie, en France, etc… — c’est, au fond, abso­lu­ment le même pro­ces­sus de des­truc­tion géné­rale qui est en marche. C’est le même écrou­le­ment des fon­de­ments vitaux ; la même impuis­sance de les recons­truire, et, par consé­quent, — la conti­nua­tion (lente, par­fois même cachée, mais inflexible) de la ruine pre­nant un carac­tère de plus en plus inter­na­tio­nal. Ce ne sont que le formes, les signes et, sur­tout, l’intensité du pro­ces­sus qui dif­fèrent. Nous savons que dans la nature, les phé­no­mènes de décom­po­si­tion, une fois pré­pa­rés, se déve­loppent ou bien rapi­de­ment (ce qu’on appelle « explo­sion ») ou gra­duel­le­ment. Nous obser­vons la même chose dans la vie sociale. Pour des rai­sons dont nous nous occu­pe­rons en détail ailleurs, — tan­dis qu’en Rus­sie le pro­ces­sus des­truc­teur prit le carac­tère d’un tour­billon fou­droyant, dans d’autres pays il se mani­feste d’une façon beau­coup plus lente étant for­cé de sur­mon­ter une résis­tance plus forte et élastique.

Il est hors de doute que cer­tains pays seront englo­bés par la ruine tout de suite, mais len­te­ment. D’autres en seront sai­sis plus tard, mais brus­que­ment. Mal­gré toutes ces varia­tions le fond des choses ne change point : la des­truc­tion géné­rale du monde qui a vécu se déroule sous nos yeux sur une échelle inter­na­tio­nale.

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Par la voie de pure logique déjà, nous voi­ci encore ame­né à une conclusion.

[Lacune dans le texte] énormes de dire juste, que nous nous trou­vons aujourd’hui par­fai­te­ment enga­gés dans l’époque de la révo­lu­tion sociale mon­diale : l’époque d’écroulement anéan­tis­sant de la com­mu­nau­té contem­po­raine, l’époque d’une lutte immé­diate et déci­sive — pénible mais der­nière — entre le monde nais­sant et le monde péri­mé ; l’époque des grandes secousses, des grandes aspi­ra­tions, expé­riences et — des grandes erreurs qui amè­ne­ront, enfin, à la grande véri­té et au grand tra­vail de créa­tion d’une com­mu­nau­té nou­velle, d’un nou­veau labeur, d’une nou­velle culture, d’une vie et d’une huma­ni­té neuves…

Plus que jamais aupa­ra­vant, nous sommes aujourd’hui de cette opi­nion que par « révo­lu­tion sociale » il faut entendre un pro­ces­sus pro­lon­gé des­truc­tif et créa­teur qui se déve­loppe len­te­ment mais fata­le­ment, qui se déroule tan­tôt ouver­te­ment et ora­geu­se­ment, tan­tôt sour­de­ment et avec calme, enve­lop­pant gra­duel­le­ment tous les pays.

Nous croyons nous trou­ver actuel­le­ment au début de la pre­mière phase — aveu­glé­ment des­truc­tive — de cet énorme pro­ces­sus. Nous consi­dé­rons la révo­lu­tion russe comme le pro­logue de ce pre­mier acte de la tra­gé­die mondiale.

Certes, nous ne savons pas com­bien de temps dure­ra ce pre­mier acte. Mais nous sommes plus ou moins sûrs que la des­truc­tion aveugle com­men­cée aujourd’hui ne pour­ra plus être arrê­tée par aucune force ni aucun moyen ; qu’elle se déve­lop­pe­ra tou­jours, pre­nant de plus en plus d’ampleur et de pro­fon­deur, revê­tant de plus en plus un carac­tère inter­na­tio­nal, — jusqu’au jour où elle rédui­ra tout le vieux monde, avec toutes ses « bases », ses mœurs, ses rela­tions, notions, illu­sions et éga­re­ments, en un mon­ceau de ruines, fai­sant ain­si place à un pro­ces­sus nou­veau — conscient et créateur.

Octobre 1922.

[/​Voline./​]

P.-S. — D’autres déduc­tions de l’analyse du pro­ces­sus des­truc­tif seront faites dans la pro­chaine lettre.

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