[[D’un volume inédit, Les Dialogues de la Guerre.]]
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Crois-tu toujours, camarade français, ce que tu proclamais si hautement pendant les combats ? La guerre que nous venons de subir, à laquelle nous venons, hélas ! de prendre part, te paraît-elle encore la dernière guerre ? La pàix que nos diplomates viennent de nous construire, l’affirmes-tu plus définitive et plus solide que vos cathédrales ?
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(fronçant le sourcil)|]
Ai‑e bien entendu le mot que tu viens de prononcer ?
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Quel mot ? Cathédrale ?…
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Le bourreau parlant de corde dans la maison du pendu…
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Plusieurs cathédrales, œuvre du peuple d’autrefois, ont été détruites par le militarisme. Notre effort pour créer la fraternité des prolétaires, cédait, en même temps, à la poussée militariste. Crois-tu que l’ouvrage se puisse reprendre avec plus de chances de succès ? Crois-tu que nous puissions cimenter les pierres humaines en une union plus forte et qui résiste aux prochaines ruées de la brutalité ?
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Je l’ai cru fermement pendant la guerre. Seul cet espoir me permettait de triompher des tristesses du spectacle, des horreurs de l’action.
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Veux-tu, camarade, que nous tentions un grand effort de sincérité ?
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(dans un sursaut)|]
Les socialistes français furent toujours sincères.
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Ne t’irrite pas, camarade. Je ne conteste à nul homme de bonne volonté le sentiment pauvre et superficiel que d’ordinaire nous appelons sincérité. Mais la sincérité dont je parle maintenant est dure, plus profonde, et peu d’esprits connaissent sa noble inquiétude. Non contente de nous faire parler et agir selon notre pensée, elle remonte aux sources mêmes de notre pensée, et elle les juge.
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Que veux-tu dire ?
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Des préjugés allemands ont triomphé en moi pendant la période de trouble. Je m’applique aujourd’hui à les distinguer et à les chasser. Veux-tu faire en toi la révolution critique que je fais en moi ?
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Je ne demande pas mieux.
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Aux profondeurs, est-ce ta pensée qui dirigeait ton action ? Est-ce ton action qui dirigeait ta pensée ?
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Explique-toi plus clairement si tu veux que…
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Est-ce parce que, après un examen raisonnable et exempt de passion, tu croyais combattre la guerre et contribuer à briser le militarisme que tu fus un bon soldat ? Ou bien est-ce parce que tu voulais être un bon soldat que tu réussissais à ?…
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Je comprends ta question… Peut-être, en effet, j’avais, plutôt qu’une conviction réfléchie, une foi volontaire. Je croyais peut-être parce que j’avais soif de croire. Je m’aveuglais pragmatiquement comme le catholique qui craindrait de rester pleurant, inerte, sans ressort s’il cessait d’espérer la lumière du paradis.
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Ne sommes-nous pas tous ainsi aux heures où l’action nous bouscule ? La nécessité d’agir modèle, à ces heures, ce que nous osons appeler notre pensée. Le pauvre effort socialiste me rappelle le pauvre effort des premiers chrétiens…
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Ta comparaison me semble aussi boiteuse qu’injurieuse.
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Si on ne compare pas, que comprendra-t-on ? Sans comparaison, comment arriver à établir une loi scientifique ? Comment réussir à prévoir quoi que ce soit ?
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Mais l’histoire est si peu une science ! Mais chacun des faits dont elle s’occupe manifeste une individualité à tel point indisciplinable…
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Tu as raison et je n’ai pas tort si tu permets une formule qui me semble pacifique.
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Explique ton point de vue.
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Nous essayons d’établir entre prolétaires des diverses nations, cette même fraternité égale que les premiers chrétiens rêvaient d’établir entre tous les hommes.
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Si tu veux.
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Le christianisme, doctrine d’égalité et d’amour, aboutit à mettre dans le monde plus de tyrannie et plus de haine. Tâchons de voir clair et d’éviter que notre bon vouloir tombe aux mêmes conséquences lamentables. Tâchons de voir en avant et de reconnaître, si notre chemin ne conduirait pas. par hasard, aux mêmes abîmes.
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Il est difficile de prévoir les conséquences lointaines.
Les premiers chrétiens n’ont-ils pas, comme nous, espéré en finir avec la guerre ? Ce qu’ils appelaient le Royaume ou la Cité de Dieu n’était-ce pas notre Société future, notre société de paix et de justice ? Ah ! comme le long des siècles certains mirages se répètent et se ressemblent !
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Tu deviens décourageant
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Les martyrs qui refusaient de sacrifier aux aigles romaines n’étaient-ils pas déjà des antimilitaristes ?
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Le mot est bien moderne
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La chose, n’en doute pas, est ancienne. Aussi ancienne, je suppose, que la première levée où les soldats ne furent pas tous des volontaires.
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C’est bien vague.
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Certaines paroles de Jésus : « Bienheureux les pacifiques… Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée », pourraient servir de devise à l’antimilitarisme d’aujourd’hui et de toujours.
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Si ça peut te faire plaisir…
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Pourtant bientôt les chrétiens furent soldats. Pure légende ou vérité remaniée par l’imagination, la fameuse anecdote de la légion fulminante montre même qu’ils se vantèrent — ainsi faisions-nous dernièrement — d’être les plus courageux entre les soldats et les plus fidèles à l’Empire.
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C’est qu’ils avaient, comme nous, à faire oublier leur ancienne propagande pacifique, leur ancienne opposition à la guerre. Ils avaient, comme nous, à dissiper mille soupçons. Comme nous, ils ont fait du zèle.
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Et le Christianisme n’a empêché aucune guerre.
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Voudrais-tu dire que le socialisme ?…
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En revanche, il en a causé plusieurs.
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Les croisades…
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Et d’autres encore… Ne trouves-tu pas aux croisades une ressemblance singulière avec cette révolution sociale que nous rêvons ?
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Ça non par exemple !
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Tous les prolétaires contre les capitalistes ou tous les chrétiens contre les infidèles…
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Ressemblance si vague et si banale. Une guerre, c’est toujours tous les n’importe quoi contre quelque chose.
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Sans doute. Mais, ici comme là…
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Je vois une différence tellement énorme, tellement capitale.
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Quelle différence encore ?
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Ces illuminés obéissaient à un sentimentalisme ridicule…Nous obéissons à des intérêts précis.
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Ne cherchons pas, camarade, dans quelle mesure l’intérêt pénètre le sentiment, dans quelle mesure le sentiment pénètre l’intérêt.
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L’examen en effet, pourrait être long. Et, en ce moment, un doute terrible me déchire.
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Parle.
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Après l’accord des croisades, il y a eu, comme avant, des guerres entre chrétiens.
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Pour des, raisons nationales ou raciques, les prolétaires aussi s’entretueront après comme avant toutes les tentatives de révolution sociale.
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Ne tombes-tu pas, camarade, dans un pessimisme trop dogmatique ? Je m’inquiète et je tremble ; mais, toi, tu ne crains pas d’affirmer.
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Nous n’avons pas mieux réussi que les premiers chrétiens à garder notre idéal, à le protéger contre la meute des réalités antérieures.
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Hélas !
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Ils ont fini, eux, par appauvrir la richesse primitive de leur idéal. Il n’a plus été pour eux qu’un ensemble de formules sans action sur la conduite de la vie et qu’ils contredisent par d’autres formules faciles et pratiques. Pour conquérir la puissance, ils ont abandonné les seules raisons qui rendaient leur puissance désirable. À l’expansion et, comme ils disent, à la gloire du nom chrétien, ils ont sacrifié l’évangile et la pensée chrétienne.
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Tu ne dis que trop vrai.
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Ne sacrifions-nous pas de nouveau les choses aux mots ? Pour que la foule consente à se dire socialiste, ne ferons-nous pas un socialisme souple, plat et sans vertu ? Toute doctrine qui se préoccupe du nombre de ses adhérents…
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À Bâle, pourtant, et à Berne…
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Heures de noblesse et d’espérance !… Pourquoi nos esprits portaient-ils, les uns comme les autres, le vague de l’espérance, non la précision héroïque du vouloir ?
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Mous ne pouvions avoir confiance en vous. Pendant la guerre, combien de fois les Allemands se sont servi de la Croix rouge ou du drapeau blanc pour endormir l’attaque et faire approcher la mort !
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Moyens odieux ! Mais tous les moyens de la guerre ne sont-ils pas odieux ? Et la guerre ne fait-elle pas tontes les âmes cruelles, lâches et perfides ?
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Avec quelle amertume nous rapprochons vos manœuvres de guerre et vos tactiques d’avant-guerre ! Vos brancardiers étaient parfois des combattants déguisés. Tels de vos orateurs n’étaient-ils pas des pangermanistes masqués de socialisme ?
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Serais-tu, plus satisfait des vôtres, par hasard ? Aucun socialiste allemand, du moins, n’a déshonoré le parti en entrant dans un ministère de guerre.
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(vivement)|]
De défense nationale !
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L’homme est complexe, et il ne voit, le plus souvent, qu’un aspect de lui-même. Nous avions les uns et les autres la petite sincérité, celle qui n’ose ou ne peut descendre au chaos de nos profondeurs. Ouvriers et socialistes en temps de paix, quand les questions sociales et ouvrières semblaient seules posées, nous nous sommes réveillés, sous le choc, français et allemand. Nos aïeux, il me semble, se sont agités en nous. Nous n’avons plus vécu notre propre vie et notre pensée nouvelle ; nous avons vécu la vie et la pensée d’anciens morts.
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Quand la force de la nation se tend et s’irrite, ce qui est national est plus fort en nous que tout le reste.
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Nous l’avons vu. Religions, races, partis, classes, tout fut oublié. Les royalistes français défendaient une république contre une monarchie. Les révolutionnaires russes devenaient martyrs czaristes ou bourreaux impérialistes …
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Ainsi le républicain Garibaldi fonda le royaume d’Italie.
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Les catholiques ne se demandaient pas s’ils tiraient sur des catholiques ou les protestants s’ils tiraient des protestants.
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Le patriotisme est peut-être la seule religion profonde d’aujourd’hui.
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Soixante-trois mille prêtres appartenaient aux diverses armées et s’entretuaient au nom du même Dieu.
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L’idée de race, il me semble, eût plus d’influence sur certains actes et sur certaines abstentions. Il y eut des Lorrains et des Polonais
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Peut-être l’idée de race et celle de nation s’efforcent de se recouvrir et de s’unifier en nous. Il y a chez certaines populations lutte de deux loyalismes : le loyalisme de fait et le loyalisme qui leur semble de droit. Deux nations se battent dans certains cœurs. Il arrive même que quelques siècles de nationalisme passé l’emportent à la fois sur le nationalisme récent et sur la race. Malgré leur origine germanique, tels Alsaciens se montrèrent aussi français que les Lorrains.
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Ah ! comme l’homme est complexe !
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Et comme il accepte facilement tout prétexte qui permet de tuer. Comme ses unions mêmes semblent faites de haine !
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Affreux avenir que celui de l’homme, si le socialisme ne le sauve.
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Nos convictions socialistes ne nous ont pas mieux défendus contre le geste meurtrier que la foi et la morale chrétiennes n’ont défendu les chrétiens.
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Abandonne cette comparaison, camarade. Elle est vraiment injuste pour nous. Nous fûmes, tout de même, moins infidèles qu’eux à notre idéal. Matérialistes, nous luttons sans hypocrisie pour des intérêts. Dans l’emmêlement des intérêts, peut-être devions-nous, à l’heure où il était menacé, faire triompher d’abord l’intérêt national.
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Je croirais plutôt que nous sommes des natures semblables à celles des fidèles de toutes les religions : des gens qui ont besoin de se sentir les coudes, d’avancer par masses et dépenser en troupe.
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Des troupeaux ?… Dis-le, si tu le penses.
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Je ne suis pas certain de le penser tout à tait. Les chrétiens ont suivi leurs généraux comme, en temps ordinaire, ils suivent leurs évêques. Nous avons été disciplinés sous nos officiers comme sous nos leaders.
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Horrible chose peut-être que la discipline, atmosphère meurtrière à toute pensée et à toute conscience.
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Mais, sans elle, quelle action extérieure reste possible ?
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Faudrait-il n’écouter que sa conscience, sa raison et son cœur ? Faudrait-il renoncer à toute action collective ?
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L’action individuelle est tellement pauvre et inefficace sur le plan matériel.
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Faut-il nécessairement, pour rester un honnête homme, renier nation, religion, parti ?
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Alors que reste-t-il ?
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Taisons-nous, camarade. Il y a des sincérités qui ébranlent trop l’être intérieur. Il me semble que je ne suis plus que ruines.
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Reprenons-nous et repensons en socialistes…
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Ou en chrétiens ?… Pourquoi, si cela n’empêche aucun des préjugés français ou allemands ? Si cela n’empêche pas de tuer ses frères de pensée ?
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Deviendrais-tu, par hasard, individualiste ?
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Je ne sais.
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Nietzsche…
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Oh ! non, pas Nietzsche. Pas l’individualisme de conquête et de proie. Mais certains individualistes eurent une conscience : Jésus, Épictète, Tolstoi…
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Tomberais-tu dans la doctrine lâche de la non résistance au mal ? La violence, accoucheuse des sociétés…
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Elle n’a jamais produit que des avortements. Mais j’ai peur de l’isolement et de l’impuissance que crée l’isolement. Plutôt l’action aveugle que pas d’action.
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Je te vois avec plaisir retrouver ta vaillance.
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Qui veut la fin, veut les moyens… Hélas ! combien de fois les moyens ont fait oublier la fin, sont devenus une fin artificielle et ont contribué à détruire le but véritable.
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Les Croisés prirent Constantinople pour obtenir les moyens d’atteindre Jérusalem. Mais ils restèrent à Byzance et oublièrent Solyme.
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L’homme est-il donc condamné à toujours s’égarer ?
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Pour marcher avec la foule, il faut bien accepter les détours et les longueurs de la grande route.
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Prétendre conduire et entraîner la foule, n’est-ce pas se condamner à la suivre ? Celui qui marche seul, au contraire, risque de trouver le bon chemin.
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À quoi servira sa découverte, si personne ne le suit ?
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Et il est si difficile de dégager son cœur et son esprit de toutes les foules ! Puis-je ne plus être de mon temps, de mon pays, de ma classe ?
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Effort impossible.
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Quelques hommes pourtant l’ont réussi, se sont arrachés à tous les troupeaux… Moi, il me semble que j’en mourrais.
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L’homme est un animal social.
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Quelqu’un a dit : « L’homme le plus fort est l’homme le plus seul. »
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Mais la force préliminaire qui appelle et accepte la solitude, tu ne la possèdes pas et moi non plus.
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Pourtant, je le sens trop, nul troupeau n’atteindra les pâturages de sagesse et de bonheur.
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Mais le sage, s’il les trouve, ne pourra rien pour la foule. Elle n’entend pas son langage et elle ne peut entrer dans ses étroits chemins.
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Alors quoi, quoi ?
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Soyons de notre âge. Nous sommes trop jeunes pour l’abstention et la sagesse.
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Un jour viendra où je serai trop vieux pour l’action, pour la folie et pour la foule.
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Vivons et agissons en attendant.
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Plus tard je sentirai continûment ce que je sens aujourd’hui en une douleur aiguë, mais que je réussis à chasser : l’inutilité de tous nos gestes.
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Ce sera peut-être alors une consolation à ton impuissance. En attendant, aie le courage de ta force.
Tu as raison. Attachons-nous passionnément, aveuglément, à l’idéal socialiste.
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Comme dit le poète américain, attelons notre charrue à cette étoile.
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Et repoussons la pensée trop navrante que l’astre est peut-être un météore d’une heure et l’étoile apparente un misérable feu follet.
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