La Presse Anarchiste

Examen de Conscience

[[D’un volume inédit, Les Dia­logues de la Guerre.]]

[|Genos­sen|]

Crois-tu tou­jours, cama­rade fran­çais, ce que tu pro­cla­mais si hau­te­ment pen­dant les com­bats ? La guerre que nous venons de subir, à laquelle nous venons, hélas ! de prendre part, te paraît-elle encore la der­nière guerre ? La pàix que nos diplo­mates viennent de nous construire, l’affirmes-tu plus défi­ni­tive et plus solide que vos cathédrales ?

[|Socio

(fron­çant le sour­cil)|]

Ai‑e bien enten­du le mot que tu viens de prononcer ?

[|Genos­sen|]

Quel mot ? Cathédrale ?…

[|Socio|]

Le bour­reau par­lant de corde dans la mai­son du pendu…

[|Genos­sen|]

Plu­sieurs cathé­drales, œuvre du peuple d’autrefois, ont été détruites par le mili­ta­risme. Notre effort pour créer la fra­ter­ni­té des pro­lé­taires, cédait, en même temps, à la pous­sée mili­ta­riste. Crois-tu que l’ouvrage se puisse reprendre avec plus de chances de suc­cès ? Crois-tu que nous puis­sions cimen­ter les pierres humaines en une union plus forte et qui résiste aux pro­chaines ruées de la brutalité ?
[|Socio|]

Je l’ai cru fer­me­ment pen­dant la guerre. Seul cet espoir me per­met­tait de triom­pher des tris­tesses du spec­tacle, des hor­reurs de l’action.

[|Genos­sen|]

Veux-tu, cama­rade, que nous ten­tions un grand effort de sincérité ?

[|Socio

(dans un sur­saut)|]

Les socia­listes fran­çais furent tou­jours sincères.

[|Genos­sen|]

Ne t’irrite pas, cama­rade. Je ne conteste à nul homme de bonne volon­té le sen­ti­ment pauvre et super­fi­ciel que d’ordinaire nous appe­lons sin­cé­ri­té. Mais la sin­cé­ri­té dont je parle main­te­nant est dure, plus pro­fonde, et peu d’esprits connaissent sa noble inquié­tude. Non contente de nous faire par­ler et agir selon notre pen­sée, elle remonte aux sources mêmes de notre pen­sée, et elle les juge.

[|Socio|]

Que veux-tu dire ?

[|Genos­sen|]

Des pré­ju­gés alle­mands ont triom­phé en moi pen­dant la période de trouble. Je m’applique aujourd’hui à les dis­tin­guer et à les chas­ser. Veux-tu faire en toi la révo­lu­tion cri­tique que je fais en moi ?
[|Socio|]

Je ne demande pas mieux.

[|Genos­sen|]

Aux pro­fon­deurs, est-ce ta pen­sée qui diri­geait ton action ? Est-ce ton action qui diri­geait ta pensée ?

[|Socio|]

Explique-toi plus clai­re­ment si tu veux que…

[|Genos­sen|]

Est-ce parce que, après un exa­men rai­son­nable et exempt de pas­sion, tu croyais com­battre la guerre et contri­buer à bri­ser le mili­ta­risme que tu fus un bon sol­dat ? Ou bien est-ce parce que tu vou­lais être un bon sol­dat que tu réus­sis­sais à ?…

[|Socio|]

Je com­prends ta ques­tion… Peut-être, en effet, j’avais, plu­tôt qu’une convic­tion réflé­chie, une foi volon­taire. Je croyais peut-être parce que j’avais soif de croire. Je m’aveuglais prag­ma­ti­que­ment comme le catho­lique qui crain­drait de res­ter pleu­rant, inerte, sans res­sort s’il ces­sait d’espérer la lumière du paradis.

[|Genos­sen|]

Ne sommes-nous pas tous ain­si aux heures où l’action nous bous­cule ? La néces­si­té d’agir modèle, à ces heures, ce que nous osons appe­ler notre pen­sée. Le pauvre effort socia­liste me rap­pelle le pauvre effort des pre­miers chrétiens…

[|Socio|]

Ta com­pa­rai­son me semble aus­si boi­teuse qu’injurieuse.

[|Genos­sen|]

Si on ne com­pare pas, que com­pren­dra-t-on ? Sans com­pa­rai­son, com­ment arri­ver à éta­blir une loi scien­ti­fique ? Com­ment réus­sir à pré­voir quoi que ce soit ?

[|Socio|]

Mais l’histoire est si peu une science ! Mais cha­cun des faits dont elle s’occupe mani­feste une indi­vi­dua­li­té à tel point indisciplinable…

[|Genos­sen|]

Tu as rai­son et je n’ai pas tort si tu per­mets une for­mule qui me semble pacifique.

[|Socio|]

Explique ton point de vue.

[|Genos­sen|]

Nous essayons d’établir entre pro­lé­taires des diverses nations, cette même fra­ter­ni­té égale que les pre­miers chré­tiens rêvaient d’établir entre tous les hommes.

[|Socio|]

Si tu veux.

[|Genos­sen|]

Le chris­tia­nisme, doc­trine d’égalité et d’amour, abou­tit à mettre dans le monde plus de tyran­nie et plus de haine. Tâchons de voir clair et d’éviter que notre bon vou­loir tombe aux mêmes consé­quences lamen­tables. Tâchons de voir en avant et de recon­naître, si notre che­min ne condui­rait pas. par hasard, aux mêmes abîmes.

[|Socio|]

Il est dif­fi­cile de pré­voir les consé­quences lointaines.

Genos­sen

Les pre­miers chré­tiens n’ont-ils pas, comme nous, espé­ré en finir avec la guerre ? Ce qu’ils appe­laient le Royaume ou la Cité de Dieu n’était-ce pas notre Socié­té future, notre socié­té de paix et de jus­tice ? Ah ! comme le long des siècles cer­tains mirages se répètent et se ressemblent !

[|Socio|]

Tu deviens décourageant

[|Genos­sen|]

Les mar­tyrs qui refu­saient de sacri­fier aux aigles romaines n’étaient-ils pas déjà des antimilitaristes ?

[|Socio|]

Le mot est bien moderne

[|Genos­sen|]

La chose, n’en doute pas, est ancienne. Aus­si ancienne, je sup­pose, que la pre­mière levée où les sol­dats ne furent pas tous des volontaires.

[|Socio|]

C’est bien vague.

[|Genos­sen|]

Cer­taines paroles de Jésus : « Bien­heu­reux les paci­fiques… Celui qui frappe avec l’épée péri­ra par l’épée », pour­raient ser­vir de devise à l’antimilitarisme d’aujourd’hui et de toujours.

[|Socio|]

Si ça peut te faire plaisir…

[|Genos­sen|]

Pour­tant bien­tôt les chré­tiens furent sol­dats. Pure légende ou véri­té rema­niée par l’imagination, la fameuse anec­dote de la légion ful­mi­nante montre même qu’ils se van­tèrent — ain­si fai­sions-nous der­niè­re­ment — d’être les plus cou­ra­geux entre les sol­dats et les plus fidèles à l’Empire.

[|Socio|]

C’est qu’ils avaient, comme nous, à faire oublier leur ancienne pro­pa­gande paci­fique, leur ancienne oppo­si­tion à la guerre. Ils avaient, comme nous, à dis­si­per mille soup­çons. Comme nous, ils ont fait du zèle.

[|Genos­sen|]

Et le Chris­tia­nisme n’a empê­ché aucune guerre.

[|Socio|]

Vou­drais-tu dire que le socialisme ?…

[|Genos­sen|]

En revanche, il en a cau­sé plusieurs.

[|Socio|]

Les croi­sades…

[|Genos­sen|]

Et d’autres encore… Ne trouves-tu pas aux croi­sades une res­sem­blance sin­gu­lière avec cette révo­lu­tion sociale que nous rêvons ?

[|Socio|]

Ça non par exemple !

[|Genos­sen|]

Tous les pro­lé­taires contre les capi­ta­listes ou tous les chré­tiens contre les infidèles…

[|Socio|]

Res­sem­blance si vague et si banale. Une guerre, c’est tou­jours tous les n’importe quoi contre quelque chose.
[|Genos­sen|]

Sans doute. Mais, ici comme là…

[|Socio|]

Je vois une dif­fé­rence tel­le­ment énorme, tel­le­ment capitale.

[|Genos­sen|]

Quelle dif­fé­rence encore ?

[|Socio|]
Ces illu­mi­nés obéis­saient à un sen­ti­men­ta­lisme ridicule…Nous obéis­sons à des inté­rêts précis.

[|Genos­sen|]

Ne cher­chons pas, cama­rade, dans quelle mesure l’intérêt pénètre le sen­ti­ment, dans quelle mesure le sen­ti­ment pénètre l’intérêt.

[|Socio|]

L’examen en effet, pour­rait être long. Et, en ce moment, un doute ter­rible me déchire.

[|Genos­sen|]

Parle.

[|Socio|]

Après l’accord des croi­sades, il y a eu, comme avant, des guerres entre chrétiens.

[|Genos­sen|]

Pour des, rai­sons natio­nales ou raciques, les pro­lé­taires aus­si s’entretueront après comme avant toutes les ten­ta­tives de révo­lu­tion sociale.

[|Socio|]

Ne tombes-tu pas, cama­rade, dans un pes­si­misme trop dog­ma­tique ? Je m’inquiète et je tremble ; mais, toi, tu ne crains pas d’affirmer.

[|Genos­sen|]

Nous n’avons pas mieux réus­si que les pre­miers chré­tiens à gar­der notre idéal, à le pro­té­ger contre la meute des réa­li­tés antérieures.

[|Socio|]

Hélas !

[|Genos­sen|]

Ils ont fini, eux, par appau­vrir la richesse pri­mi­tive de leur idéal. Il n’a plus été pour eux qu’un ensemble de for­mules sans action sur la conduite de la vie et qu’ils contre­disent par d’autres for­mules faciles et pra­tiques. Pour conqué­rir la puis­sance, ils ont aban­don­né les seules rai­sons qui ren­daient leur puis­sance dési­rable. À l’expansion et, comme ils disent, à la gloire du nom chré­tien, ils ont sacri­fié l’évangile et la pen­sée chrétienne.

[|Socio|]

Tu ne dis que trop vrai.
[|Genos­sen|]

Ne sacri­fions-nous pas de nou­veau les choses aux mots ? Pour que la foule consente à se dire socia­liste, ne ferons-nous pas un socia­lisme souple, plat et sans ver­tu ? Toute doc­trine qui se pré­oc­cupe du nombre de ses adhérents…

[|Socio|]

À Bâle, pour­tant, et à Berne…

[|Genos­sen|]

Heures de noblesse et d’espérance !… Pour­quoi nos esprits por­taient-ils, les uns comme les autres, le vague de l’espérance, non la pré­ci­sion héroïque du vouloir ?

[|Socio|]

Mous ne pou­vions avoir confiance en vous. Pen­dant la guerre, com­bien de fois les Alle­mands se sont ser­vi de la Croix rouge ou du dra­peau blanc pour endor­mir l’attaque et faire appro­cher la mort !

[|Genos­sen|]

Moyens odieux ! Mais tous les moyens de la guerre ne sont-ils pas odieux ? Et la guerre ne fait-elle pas tontes les âmes cruelles, lâches et perfides ?

[|Socio|]

Avec quelle amer­tume nous rap­pro­chons vos manœuvres de guerre et vos tac­tiques d’avant-guerre ! Vos bran­car­diers étaient par­fois des com­bat­tants dégui­sés. Tels de vos ora­teurs n’étaient-ils pas des pan­ger­ma­nistes mas­qués de socialisme ?

[|Genos­sen|]

Serais-tu, plus satis­fait des vôtres, par hasard ? Aucun socia­liste alle­mand, du moins, n’a désho­no­ré le par­ti en entrant dans un minis­tère de guerre.

[|Socio

(vive­ment)|]

De défense nationale !

[|Genos­sen|]

L’homme est com­plexe, et il ne voit, le plus sou­vent, qu’un aspect de lui-même. Nous avions les uns et les autres la petite sin­cé­ri­té, celle qui n’ose ou ne peut des­cendre au chaos de nos pro­fon­deurs. Ouvriers et socia­listes en temps de paix, quand les ques­tions sociales et ouvrières sem­blaient seules posées, nous nous sommes réveillés, sous le choc, fran­çais et alle­mand. Nos aïeux, il me semble, se sont agi­tés en nous. Nous n’avons plus vécu notre propre vie et notre pen­sée nou­velle ; nous avons vécu la vie et la pen­sée d’anciens morts.

[|Socio|]

Quand la force de la nation se tend et s’irrite, ce qui est natio­nal est plus fort en nous que tout le reste.

[|Genos­sen|]

Nous l’avons vu. Reli­gions, races, par­tis, classes, tout fut oublié. Les roya­listes fran­çais défen­daient une répu­blique contre une monar­chie. Les révo­lu­tion­naires russes deve­naient mar­tyrs cza­ristes ou bour­reaux impérialistes …

[|Socio|]

Ain­si le répu­bli­cain Gari­bal­di fon­da le royaume d’Italie.

[|Genos­sen|]

Les catho­liques ne se deman­daient pas s’ils tiraient sur des catho­liques ou les pro­tes­tants s’ils tiraient des protestants.

[|Socio|]

Le patrio­tisme est peut-être la seule reli­gion pro­fonde d’aujourd’hui.

[|Genos­sen|]

Soixante-trois mille prêtres appar­te­naient aux diverses armées et s’entretuaient au nom du même Dieu.

[|Socio|]

L’idée de race, il me semble, eût plus d’influence sur cer­tains actes et sur cer­taines abs­ten­tions. Il y eut des Lor­rains et des Polonais

[|Genos­sen|]

Peut-être l’idée de race et celle de nation s’ef­forcent de se recou­vrir et de s’unifier en nous. Il y a chez cer­taines popu­la­tions lutte de deux loya­lismes : le loya­lisme de fait et le loya­lisme qui leur semble de droit. Deux nations se battent dans cer­tains cœurs. Il arrive même que quelques siècles de natio­na­lisme pas­sé l’emportent à la fois sur le natio­na­lisme récent et sur la race. Mal­gré leur ori­gine ger­ma­nique, tels Alsa­ciens se mon­trèrent aus­si fran­çais que les Lorrains.

[|Socio|]

Ah ! comme l’homme est complexe !

[|Genos­sen|]

Et comme il accepte faci­le­ment tout pré­texte qui per­met de tuer. Comme ses unions mêmes semblent faites de haine !

[|Socio|]

Affreux ave­nir que celui de l’homme, si le socia­lisme ne le sauve.

[|Genos­sen|]

Nos convic­tions socia­listes ne nous ont pas mieux défen­dus contre le geste meur­trier que la foi et la morale chré­tiennes n’ont défen­du les chrétiens.

[|Socio|]

Aban­donne cette com­pa­rai­son, cama­rade. Elle est vrai­ment injuste pour nous. Nous fûmes, tout de même, moins infi­dèles qu’eux à notre idéal. Maté­ria­listes, nous lut­tons sans hypo­cri­sie pour des inté­rêts. Dans l’emmêlement des inté­rêts, peut-être devions-nous, à l’heure où il était mena­cé, faire triom­pher d’abord l’intérêt national.

[|Genos­sen|]

Je croi­rais plu­tôt que nous sommes des natures sem­blables à celles des fidèles de toutes les reli­gions : des gens qui ont besoin de se sen­tir les coudes, d’avancer par masses et dépen­ser en troupe.

[|Socio|]

Des trou­peaux ?… Dis-le, si tu le penses.

[|Genos­sen|]

Je ne suis pas cer­tain de le pen­ser tout à tait. Les chré­tiens ont sui­vi leurs géné­raux comme, en temps ordi­naire, ils suivent leurs évêques. Nous avons été dis­ci­pli­nés sous nos offi­ciers comme sous nos leaders.

[|Socio|]

Hor­rible chose peut-être que la dis­ci­pline, atmo­sphère meur­trière à toute pen­sée et à toute conscience.

[|Genos­sen|]

Mais, sans elle, quelle action exté­rieure reste possible ?

[|Socio|]

Fau­drait-il n’écouter que sa conscience, sa rai­son et son cœur ? Fau­drait-il renon­cer à toute action collective ?

[|Genos­sen|]

L’action indi­vi­duelle est tel­le­ment pauvre et inef­fi­cace sur le plan matériel.

[|Socio|]

Faut-il néces­sai­re­ment, pour res­ter un hon­nête homme, renier nation, reli­gion, parti ?

[|Genos­sen|]

Alors que reste-t-il ?

[|Socio|]

Tai­sons-nous, cama­rade. Il y a des sin­cé­ri­tés qui ébranlent trop l’être inté­rieur. Il me semble que je ne suis plus que ruines.

[|Genos­sen|]

Repre­nons-nous et repen­sons en socialistes…

[|Socio|]

Ou en chré­tiens ?… Pour­quoi, si cela n’empêche aucun des pré­ju­gés fran­çais ou alle­mands ? Si cela n’empêche pas de tuer ses frères de pensée ?

[|Genos­sen|]

Devien­drais-tu, par hasard, individualiste ?

[|Socio|]

Je ne sais.

[|Genos­sen|]

Nietzsche…

[|Socio|]

Oh ! non, pas Nietzsche. Pas l’individualisme de conquête et de proie. Mais cer­tains indi­vi­dua­listes eurent une conscience : Jésus, Épic­tète, Tolstoi…

[|Genos­sen|]

Tom­be­rais-tu dans la doc­trine lâche de la non résis­tance au mal ? La vio­lence, accou­cheuse des sociétés…

[|Socio|]

Elle n’a jamais pro­duit que des avor­te­ments. Mais j’ai peur de l’isolement et de l’impuissance que crée l’isolement. Plu­tôt l’action aveugle que pas d’action.

[|Genos­sen|]

Je te vois avec plai­sir retrou­ver ta vaillance.

[|Socio|]

Qui veut la fin, veut les moyens… Hélas ! com­bien de fois les moyens ont fait oublier la fin, sont deve­nus une fin arti­fi­cielle et ont contri­bué à détruire le but véritable.

[|Genos­sen|]

Les Croi­sés prirent Constan­ti­nople pour obte­nir les moyens d’atteindre Jéru­sa­lem. Mais ils res­tèrent à Byzance et oublièrent Solyme.

[|Socio|]

L’homme est-il donc condam­né à tou­jours s’égarer ?

[|Genos­sen|]

Pour mar­cher avec la foule, il faut bien accep­ter les détours et les lon­gueurs de la grande route.

[|Socio|]

Pré­tendre conduire et entraî­ner la foule, n’est-ce pas se condam­ner à la suivre ? Celui qui marche seul, au contraire, risque de trou­ver le bon chemin.

[|Genos­sen|]

À quoi ser­vi­ra sa décou­verte, si per­sonne ne le suit ?

[|Socio|]

Et il est si dif­fi­cile de déga­ger son cœur et son esprit de toutes les foules ! Puis-je ne plus être de mon temps, de mon pays, de ma classe ?

[|Genos­sen|]

Effort impos­sible.

[|Socio|]

Quelques hommes pour­tant l’ont réus­si, se sont arra­chés à tous les trou­peaux… Moi, il me semble que j’en mourrais.

[|Genos­sen|]

L’homme est un ani­mal social.

[|Socio|]

Quelqu’un a dit : « L’homme le plus fort est l’homme le plus seul. »

[|Genos­sen|]

Mais la force pré­li­mi­naire qui appelle et accepte la soli­tude, tu ne la pos­sèdes pas et moi non plus.

[|Socio|]

Pour­tant, je le sens trop, nul trou­peau n’atteindra les pâtu­rages de sagesse et de bonheur.

[|Genos­sen|]

Mais le sage, s’il les trouve, ne pour­ra rien pour la foule. Elle n’entend pas son lan­gage et elle ne peut entrer dans ses étroits chemins. 

[|Socio|]

Alors quoi, quoi ?

[|Genos­sen|]

Soyons de notre âge. Nous sommes trop jeunes pour l’abstention et la sagesse.

[|Socio|]

Un jour vien­dra où je serai trop vieux pour l’action, pour la folie et pour la foule.

[|Genos­sen|]

Vivons et agis­sons en attendant.

[|Socio|]

Plus tard je sen­ti­rai conti­nû­ment ce que je sens aujourd’hui en une dou­leur aiguë, mais que je réus­sis à chas­ser : l’inutilité de tous nos gestes.

[|Genos­sen|]

Ce sera peut-être alors une conso­la­tion à ton impuis­sance. En atten­dant, aie le cou­rage de ta force.

Socio

Tu as rai­son. Atta­chons-nous pas­sion­né­ment, aveu­glé­ment, à l’idéal socialiste.

[|Genos­sen|]

Comme dit le poète amé­ri­cain, atte­lons notre char­rue à cette étoile.

[|Socio|]

Et repous­sons la pen­sée trop navrante que l’astre est peut-être un météore d’une heure et l’étoile appa­rente un misé­rable feu follet.

[/​Han Ryner./​]

La Presse Anarchiste