La Presse Anarchiste

Georges Sorel et la violence

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Si, d’habitude, les morts vont vite, Georges Sorel fait excep­tion à la règle géné­rale ; et les fas­cistes ita­liens attestent la sur­vi­vance de ses ensei­gne­ments, dont ils se réclament pour la jus­ti­fi­ca­tion de leur acti­vi­té bru­tale et meur­trière. Il n’est donc pas trop tard pour expo­ser, et ten­ter de réfu­ter, ce que J.-R. Bloch appe­lait déjà, dans le numé­ro de jan­vier 1913 de « l’Effort Libre », les « bien­fai­sants sophismes de Sorel ».

La guerre de 1914, géné­ra­trice de crimes mons­trueux, a peut-être modi­fié l’opinion de cet uni­ver­si­taire et publi­ciste d’avant-garde sur la « bien­fai­sance » des para­doxes en ques­tion. Elle ne change cer­tai­ne­ment rien aux sophismes eux-mêmes, dont l’erreur reste entière avant comme après la bataille. D’ailleurs, le sophisme n’est-il pas par défi­ni­tion l’erreur ? et la « bien­fai­sance d’une erreur », dans le domaine de l’esprit, n’est-elle pas une absur­di­té logique ?

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De l’avis géné­ral, les « Réflexions sur la vio­lence » consti­tuent l’œuvre la plus typique de l’ex-ingénieur en chef des Ponts et Chaus­sées, celle qui lui valut les colères aveugles de la bour­geoi­sie, le mépris des socia­listes par­le­men­taires, l’admiration des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, la sym­pa­thie des liber­taires. Certes, il faut rendre hom­mage à l’immense éru­di­tion et au beau cou­rage intel­lec­tuel de l’ancien fonc­tion­naire d’État. Mais ces deux élé­ments ne suf­fisent pas pour éta­blir la supré­ma­tie d’une pen­sée. La pré­do­mi­nance d’une thèse réside en la fer­me­té de ses concep­tions, la logique de ses rai­son­ne­ments, l’unité et l’harmonie de ses déduc­tions, l’exactitude de ses conclusions.

Par une sin­gu­lière iro­nie du sort, la force manque dans les études soré­liennes sur la vio­lence. Ce défaut de vigueur n’avait pas échap­pé à l’auteur qui l’avoue avec une modes­tie peu com­mune : « C’est pour­quoi j’aime assez à prendre pour sujet la dis­cus­sion d’un livre écrit par un bon auteur ; je m’oriente alors plus faci­le­ment que dans le cas où je suis aban­don­né à mes seules forces [[Georges Sorel. — « Réflexions sur la vio­lence ». — Mar­cel Rivière, Paris. 5e édi­tion, page 8.]] ». L’absence de fil conduc­teur n’est pas due à un vice de méthode, comme se l’imaginait Sorel, à un déta­che­ment dédai­gneux des « règles de l’art » ; elle tient à l’impuissance créa­trice d’un cer­veau de cri­tique et non de construc­teur. Beau­coup de ses lec­teurs s’y trom­pèrent et prirent un bon ouvrier pour un génial architecte.

La débi­li­té congé­ni­tale et le pénible déve­lop­pe­ment des théo­ries soré­liennes naquirent de l’union contre nature d’une obser­va­tion juste et d’un pos­tu­lat faux. Après Marx, et avec le maté­ria­lisme his­to­rique, l’écrivain du « Mou­ve­ment Socia­liste » suit le cours mul­ti-sécu­laire de l’humanité, y constate le triomphe per­pé­tuel de la vio­lence. Les ins­ti­tu­tions poli­tiques les plus variées, abso­lu­tisme monar­chique, aris­to­cra­tie, oli­gar­chie, démo­cra­tie grecque, tri­bu­nal plé­béien romain, répu­bliques modernes, en résu­mé toutes les formes de l’État ont été suc­ces­si­ve­ment éta­blies, main­te­nues, atta­quées, détruites, res­tau­rées au moyen de la force ou de sa fille hypo­crite et dégé­né­rée, la ruse. Nul ne contre­di­ra cette asser­tion, l’évidence même. — Donc, une nou­velle trans­for­ma­tion de la socié­té ne s’effectuera que par la violence.

Cette consé­quence est erro­née. Car Sorel ne voit pas dans une révo­lu­tion éven­tuelle une simple modi­fi­ca­tion de sur­face, une muta­tion dans le per­son­nel gou­ver­ne­men­tal, mais une refonte com­plète, une réno­va­tion totale des rap­ports sociaux. Il découvre dans l’émergence d’un pro­lé­ta­riat solide, consti­tué en une classe bien dis­tincte « un des phé­no­mènes sociaux les plus sin­gu­liers que l’histoire men­tionne » [[Ibid. — Page 5.]]. En saine logique, un « phé­no­mène sin­gu­lier » exi­geait une atten­tion spé­ciale, néces­si­tait une cri­tique neuve, requé­rait des conclu­sions ori­gi­nales. Le mar­xisme s’en mon­tra inca­pable, et le néo-mar­xi­sine soré­lien aussi.

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Sorel ne dou­tait pas de la « mis­sion his­to­rique » du monde ouvrier, c’est-à-dire de son acces­sion à la sou­ve­rai­ne­té, à la direc­tion de la vie col­lec­tive. Il y mar­quait un pro­ces­sus fatal, l’accomplissement d’une fonc­tion orga­nique condi­tion­née par l’épanouissement du capi­ta­lisme. Par­ve­nu à son apo­gée, celui-ci réa­li­sait ses fins et cédait la place au sala­riat jusque-là maî­tri­sé et asser­vi. Par ses splen­dides pro­grès éco­no­miques, la bour­geoi­sie pré­pa­rait à son insu le lit somp­tueux de son héri­tier pré­somp­tif le prolétariat.

Mal­gré ce carac­tère de néces­si­té, en dépit du pes­si­misme, néga­teur de l’action apos­to­lique et de l’utopie para­di­siaque, il demeu­rait évident que le capi­ta­lisme ne se rési­gne­rait pas à mou­rir en beau­té sans y être un peu aidé. La main de fer du des­tin devait être diri­gée dans son étreinte par un idéa­lisme issu de forces intel­lec­tuelles indis­cu­ta­ble­ment effi­cientes. Cette cir­cons­tance de l’intervention indis­pen­sable de la pen­sée s’impose, à leur corps défen­dant, aux purs maté­ria­listes en histoire.

La démo­cra­tie répu­bli­caine ne pro­cé­dait pas de cette volon­té des­truc­trice. Arme for­gée par la bour­geoi­sie pour sa défense suprême et dis­si­mu­lée sous le man­teau de la paix sociale, elle paraît à Sorel aus­si nui­sible à l’inventeur qu’à l’adversaire ; elle dévi­ri­lise l’un et le rend infé­rieur à sa tache ; affai­blit l’action de l’autre et la fait hési­tante ; retarde la lutte finale sans uti­li­té pour per­sonne. D’ailleurs la gros­siè­re­té du men­songe nuit à son effi­ca­ci­té : les esprits les moins aver­tis com­prirent la cau­tèle d’une pré­ten­due col­la­bo­ra­tion entre le patron omni­po­tent et l’ouvrier éli­mi­né de la ges­tion finan­cière, admi­nis­tra­tive et technique.

À son tour, le socia­lisme par­le­men­taire subit de la part de Sorel une cri­tique sévère et une condam­na­tion sans appel, tan­dis que les socia­listes par­le­men­taires essuient des attaques furieuses et sans por­tée : Ain­si, et sur le plan intel­lec­tuel tout d’abord, la vio­lence prouve sa sté­ri­li­té ; elle se retourne contre son auteur dont elle ruine l’argumentation par le soup­çon de jalou­sie qu’elle soulève.

L’antiparlementaire le plus farouche ne sous­cri­ra pas sans réserves, ou sans gêne, à cette appré­cia­tion sur Jau­rès : « Les chefs (socia­listes) qui entre­tiennent leurs hommes dans cette douce illu­sion démo­cra­tique voient le monde à un tout autre point de vue ; l’organisation sociale actuelle les révolte dans la mesure où elle crée des obs­tacles à leur ambi­tion ; ils sont moins révol­tés par l’existence des classes que par l’impossibilité où ils sont d’atteindre les posi­tions acquises par leurs aînés ; le jour où ils ont suf­fi­sam­ment péné­tré dans les sanc­tuaires de l’État, dans les salons, dans les lieux de plai­sir, ils cessent géné­ra­le­ment d’être révo­lu­tion­naires et parlent savam­ment de l’évolution [[Ibid. — Pages 242, 243.]] ». Nul n a oublie qu’à l’époque du com­bisme et du bloc des gauches Jau­rès eût sai­si le pou­voir s’il l’eût voulu.

En revanche, les liber­taires don­ne­ront leur pleine appro­ba­tion aux para­graphes sur l’impuissance révo­lu­tion­naire du par­le­men­ta­risme, son inca­pa­ci­té d’assurer l’accession du pro­lé­ta­riat à la sou­ve­rai­ne­té. Sans en faire le pro­cès dans son ampleur, Sorel dénonce dans l’État le pro­mo­teur et le béné­fi­ciaire de toutes les vio­lences, des hor­reurs de l’inquisition, des rigou­reuses exé­cu­tions capi­tales de la royau­té, des folies san­gui­naires de la Ter­reur. Il ne craint pas d’accuser les poli­ti­ciens col­lec­ti­vistes d’aspirer à une si ter­rible suc­ces­sion : « Les socia­listes par­le­men­taires conservent le vieux culte de l’État, ils sont donc prêts à com­mettre tous les méfaits de l’Ancien Régime et de la Révo­lu­tion. — J’ai sim­ple­ment feuille­té ce bou­quin, l’“Histoire Socia­liste” de Jau­rès, et j’ai vu qu’on y trou­vait mêlées une phi­lo­so­phie par­fois digne de M. Pan­ta­lon et une poli­tique de pour­voyeur de guillo­tine. J’avais depuis long­temps, esti­mé que Jau­rès serait capable de toutes les féro­ci­tés contre les vain­cus [[Ibid. — Pages 157, 157. — 171, 251, 253.]] ».

Contre la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat la satire n’est pas moins inci­sive et déci­sive : « Selon les char­la­tans du socia­lisme, la meilleure poli­tique pour faire dis­pa­raître l’État consiste pro­vi­soi­re­ment à ren­fon­cer la machine gou­ver­ne­men­tale. Gri­bouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas rai­son­né autre­ment [[Ibid. — Pages 157, 157. — 171, 251, 253.]] ». « La dic­ta­ture du tra­vail cor­res­pond à une divi­sion de la socié­té en maîtres et en asser­vis [[Ibid. — Pages 157, 157. — 171, 251, 253]] ».

Dès lors la conclu­sion s’impose : une trans­for­ma­tion radi­cale au pro­fit de la classe des pro­duc­teurs ne sau­rait s’effectuer par le moyen ni d’une démo­cra­tie mal­ha­bile et couarde, ni d’un socia­lisme vague, uto­pique et sur­tout menteur.

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Après l’insuccès de la tra­gi-comé­die poli­tique répu­bli­caine ou col­lec­ti­viste élec­to­rale, devant l’incompatibilité de la forme sur­an­née et péri­mée de l’État, avec un agen­ce­ment entiè­re­ment nou­veau de la socié­té, com­ment le pro­lé­ta­riat par­vien­dra-t-il à rem­plir sa mis­sion his­to­rique ? Par son action propre : l’émancipation des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes ; par la pra­tique d’une méthode : le syn­di­ca­lisme, éla­bo­ré dans l’existence quo­ti­dienne du salarié.

Pas un syn­di­ca­lisme étroit, médié­val, cor­po­ra­tif, réfor­miste ; attar­dé à des pré­oc­cu­pa­tions mes­quines et fal­la­cieuses d’accroissement des gains balan­cé aus­si­tôt par la hausse des prix à la consom­ma­tion ; ou muré dans la défense de pri­vi­lèges pro­fes­sion­nels. Mais un syn­di­ca­lisme large, moderne, social, révo­lu­tion­naire ; pour­sui­vant un but éle­vé, géné­reux, déci­sif : la sup­pres­sion du sala­riat et du patro­nat et leur rem­pla­ce­ment par la libre asso­cia­tion des producteurs.

Une arme, une seule, solide, trem­pée par Sorel : la grève géné­rale pro­lé­ta­rienne. Une tac­tique habile, effi­cace, éprou­vée : la violence.

Eh quoi ! cette vio­lence, créa­tion et apa­nage de l’État, s’identifiant avec lui au point d’en être la réa­li­sa­tion concrète ; cette vio­lence ins­tru­ment de l’asservissement des hommes, serait aus­si l’outil de leur libé­ra­tion ! et, à l’instar de M. Prud­homme, elle vau­drait autant pour com­battre les ins­ti­tu­tions que pour les défendre !

Cette contra­dic­tion pro­fonde, cette anti­no­mie irré­duc­tible n’échappèrent point à la logique méta­phy­si­cienne de l’ex-ingénieur. Pour essayer de la tour­ner, il s’inspira davan­tage du Pas­cal des « Pro­vin­ciales » que de celui des « Pen­sées » et com­mit ces phrases : « Tan­tôt on emploie les termes force et vio­lence en par­lant des actes de l’autorité tan­tôt en par­lant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des consé­quences bien dif­fé­rentes. Je suis d’avis qu’il y aurait grand avan­tage à adop­ter une ter­mi­no­lo­gie qui ne don­ne­rait lieu à aucune ambi­guï­té et qu’il fau­drait réser­ver le terme vio­lence pour la deuxième concep­tion ; nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un cer­tain ordre social dans lequel une mino­ri­té gou­verne, tan­dis que la vio­lence tend à la des­truc­tion de cet ordre. La bour­geoi­sie a employé la force depuis le début des temps modernes, tan­dis que le pro­lé­ta­riat réagit main­te­nant contre elle et contre l’État par la vio­lence [[Ibid. — p. 257, 225.]] ». La meilleure volon­té, une extrême com­plai­sance ne décou­vri­ront pas dans ces lignes une défi­ni­tion des deux termes oppo­sés ; encore moins une dif­fé­ren­cia­tion ou dis­cri­mi­na­tion. En dia­lec­tique, ce mode de rai­son­ne­ment sans naï­ve­té ni habi­le­té consti­tue une belle péti­tion de principes.

Égale obs­cu­ri­té quant à la « grève géné­rale pro­lé­ta­rienne ». Son Pierre l’Ermite sait qu’elle n’est pas, comme « la grève géné­rale poli­tique », une grande démons­tra­tion en masse com­prise « entre la simple pro­me­nade mena­çante et l’émeute [[Ibid. — p. 227, 173.]] » ; qu’elle n’offre pas « cet immense avan­tage de ne pas mettre en péril les vies pré­cieuses des poli­ti­ciens [[Ibid. — P. 227, 173.]] » ; et qu’elle pré­sente par consé­quent l’énorme incon­vé­nient d’exposer au dan­ger la vie non moins pré­cieuse des tra­vailleurs. Mais il ne s’arrête pas à ces infimes détails et donne sa grève géné­rale pro­lé­ta­rienne comme un mythe, c’est-à-dire une fic­tion dont la vrai­sem­blance, ou l’absurdité, n’a aucune impor­tance pra­tique : « Nous avons vu que la grève géné­rale doit être consi­dé­rée comme un ensemble indi­vi­sé ; par suite aucun détail d’exécution n’a aucun inté­rêt pour l’intelligence du socia­lisme ; il faut même ajou­ter que l’on est tou­jours en dan­ger de perdre quelque chose de cette intel­li­gence quand on essaie de décom­po­ser cet ensemble en par­ties [[Ibid. — p. 227, 173.]]. »

Dans son ver­tige méta­phy­sique, le phi­lo­sophe de la vio­lence consi­dère son enti­té, la grève pro­lé­ta­rienne, comme une « intui­tion » berg­so­nienne [[Ibid. — p. 227, 173.]], rele­vant d’une connais­sance immé­diate, totale et impé­rieuse, telle une révé­la­tion, et échap­pant à l’analyse logique, à la rai­son ! Si l’intuition se pré­sente admis­sible, sédui­sante et par­fois féconde dans le domaine du sen­ti­ment indi­vi­duel, elle devient inac­cep­table, révol­tante et désas­treuse sur le ter­rain de l’action col­lec­tive. Et quand elle pré­tend à l’effroyable pou­voir de décré­ter sans juge­ment et sans appel la mort des autres, de beau­coup d’autres, elle confine au sadisme sanguinaire.

Au sur­plus, la grève géné­rale soré­lienne ne pos­sède pas la valeur d’un mythe. Car un mythe est un récit, une légende, une croyance inté­gra­le­ment ima­gi­naire ; une fable ou une construc­tion soit reli­gieuse soit poli­tique, sans véri­té objec­tive mais com­po­sée d’événements cir­cons­tan­ciés, avec des per­son­nages allé­go­riques évo­luant dans un pay­sage irréel et par­mi une faune et une flore fan­tas­tiques ; l’ensemble dérou­lant les phases suc­ces­sives et variées d’une action chi­mé­rique. — En se refu­sant à l’analyse et à l’amplification de la notion grève géné­rale pro­lé­ta­rienne, son viru­lent pro­mo­teur la dépouille de tout conte­nu, de toute valeur idéo­lo­giques, pour la rava­ler à la caté­go­rie des mots magiques, d’une for­mule caba­lis­tique ana­logue à celles employées par les thau­ma­turges pour l’écroulement des murailles et la décou­verte des trésors.

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Mili­tant de cabi­net, Sorel ne s’incarna ni en un roya­liste, ni en un répu­bli­cain, ni en un démo­crate-col­lec­ti­viste. Non syn­di­qué, pas syn­di­cable, il se croyait syn­di­ca­liste et « ne fai­sait aucune dif­fi­cul­té de se recon­naître anar­chi­sant au point de vue moral [[Ibid. — p. 343. — 442, 448. ]] ». Au fond un idéal lui man­quait pour la direc­tion de sa vie intel­lec­tuelle, et cela explique les stu­pé­fiantes pali­no­dies éparses dans ses « Réflexions ». Après avoir, au début de son livre, anéan­ti d’une manière défi­ni­tive la nocive ins­ti­tu­tion de l’État, le contemp­teur de la dic­ta­ture, sans excep­ter celle du pro­lé­ta­riat, tresse, à la fin, d’immortelles cou­ronnes à Lénine « le plus grand théo­ri­cien que le socia­lisme ait eu depuis Marx et un chef d’État dont le génie rap­pelle celui de Pierre le Grand… il aura contri­bué à ren­for­cer le mos­co­visme [[Ibid. — p. 343. — 442, 448. ]]) ». Il s’imaginait avec ingé­nui­té hono­rer un révo­lu­tion­naire et il encen­sait un « maître ». Dans sa retraite, l’ancien fonc­tion­naire de la Répu­blique empor­ta son uni­forme, conser­va sa livrée.

Ce ren­tier était ani­mé d’esprit guer­rier, han­té par le génie mili­taire de Bona­parte : « Dans un pays aus­si bel­li­queux que la France… chaque lois qu’on en vient aux mains, c’est la grande bataille napo­léo­nienne (celle qui écrase défi­ni­ti­ve­ment les vain­cus) que les gré­vistes espèrent voir com­men­cer [[Ibid. — p. 343. — 442, 448.]] ». Le stra­tège de la grève géné­rale pro­lé­ta­rienne néglige d’énumérer l’armement des ouvriers en face de mitrailleuses, des autos blin­dées et des lance-flammes des troupes du gou­ver­ne­ment. S’il sup­pose que l’armée se ran­ge­ra aux côtés du pro­lé­ta­riat, il n’y aura plus de com­bats, et Napo­léon Sorel doit renon­cer à ses attaques foudroyantes.

Cou­tu­mier du para­doxe, il déclare ne pas conser­ver beau­coup d’illusions sur l’après-guerre civile. De même qu’il écri­vait à pro­pos de 1789 – 93 : « Que reste-t-il de la Révo­lu­tion, quand on a sup­pri­mé l’épopée des guerres contre la coa­li­tion et celle des jour­nées popu­laires ? Ce qui reste est peu ragoû­tant », il pro­phé­tise : « Qu’est-il demeu­ré de l’Empire ? Rien que l’épopée de la Grande-Armée. Ce qui demeu­re­ra du mou­ve­ment socia­liste actuel, ce sera l’épopée des grèves [[Ibid. — Pages 140, 136. — 374, 433.]]) ».

L’obsession mar­tiale touche à la folie : « Il n’est donc pas inexact du tout de dire que les incroyables vic­toires fran­çaises sous la Révo­lu­tion fussent alors, dues à des baïon­nettes intel­li­gentes… — La guerre sociale en fai­sant appel à l’honneur qui se déve­loppe si natu­rel­le­ment dans toute armée orga­ni­sée… [[Ibid. — P. 343. — 442, 448. ]] ». Il serait cruel d’insister sur les aber­ra­tions syn­di­ca­listes d’une men­ta­li­té par­fois si lucide.

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Sorel mou­rut naguère sans avoir répon­du d’une façon pré­cise à la ques­tion posée par lui-même : com­ment le pro­lé­ta­riat accom­pli­ra-t-il sa mis­sion his­to­rique de suc­ces­seur pré­des­ti­né du capi­ta­lisme ? Convain­cu de l’efficacité de la grève géné­rale pro­lé­ta­rienne, il se la repré­sen­tait comme une grande bataille ran­gée entre les ouvriers et les bour­geois, se défen­dait et inter­di­sait d’en don­ner un plan stra­té­gique ou d’en déve­lop­per les phases tac­tiques pos­sibles. La période consé­cu­tive à la lutte achar­née ne l’intéressait pas au point d’examiner si les qua­li­tés bel­li­queuses des vain­queurs leur suf­fi­raient pour orga­ni­ser la pro­duc­tion éco­no­mique et intel­lec­tuelle, selon des modes sans précédent.

L’erreur ini­tiale de la pen­sée soré­lienne réside dans une concep­tion pué­rile, fausse, banale, bour­geoise, de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Per­du dans une éru­di­tion his­to­rique vaste et chao­tique, impré­gné de ce pes­si­misme social, forme fruste et insi­dieuse du conser­va­tisme tra­di­tion­nel, iso­lé dans sa biblio­thèque, éloi­gné de la vie maté­rielle et sen­ti­men­tale des hommes, l’auteur des « Réflexions » croyait une trans­for­ma­tion com­plète et la sup­pres­sion des classes réa­li­sables à coups de poings, à coups de sabre, à coup de bombes, par la bru­ta­li­té, le meurtre et les ruines. Il oublia que la vio­lence est l’arme des faibles, des auto­crates, des dic­ta­teurs, des par­le­men­taires, mino­ri­tés oppres­sives puis­santes du seul aveu­gle­ment de la foule des esclaves dres­sée contre elle-même ; que la man­sué­tude est l’arme des forts, du peuple innom­brable et pro­duc­teur, plein de misé­ri­corde pour une infime poi­gnée de des­potes dépouillés de leur pres­tige, démas­qués dans leurs ruses, éga­lés dans leur savoir-faire ; qu’une réno­va­tion véri­table n’est pas un cham­bar­de­ment tumul­tueux et inco­hé­rent, mais une prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le tra­vail pour le tra­vail. La lutte libé­ra­trice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les concep­tions men­son­gères, san­gui­naires, obs­cures du pas­sé et les espoirs sin­cères, doux et radieux du pré­sent. La Révo­lu­tion n’est pas une idée qui a trou­vé des baïon­nettes ; c’est une idée qui a bri­sé les baïonnettes.

Auto­ri­taire, guer­rier, césa­rien, Sorel ne se récla­ma jamais de l’idéal liber­taire. Il sen­tait, s’il ne le savait, que la vio­lence n’est pas anarchiste.

[/​F. Élo­su./​]

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