La Presse Anarchiste

La femme dans la famille

 

De tous temps, la socié­té a recon­nu que la famille est le domaine incon­tes­té de la femme. Deve­nir « maî­tresse de mai­son » et avoir des enfants, c’est le rêve de la majo­ri­té des jeunes filles. Luttes poli­tiques, riva­li­tés entre l’homme et la femme, ques­tions lit­té­raires, ques­tions sociales mêmes, tout cela a sou­vent un inté­rêt secon­daire pour la femme, qu’une grande chose seule pas­sionne : l’amour.

Tous ses besoins, toutes ses aspi­ra­tions la des­tinent à la créa­tion d’un foyer. Elle aime la sécu­ri­té, et même lorsqu’elle semble aven­tu­rière, ce n’est que pour un temps. Elle a besoin de pro­té­ger et d’aimer les petits et les faibles. Le foyer est le milieu natu­rel où elle déve­loppe ses qua­li­tés d’organisatrice : un ménage, des meubles à elle, un inté­rieur, si étroit soit-il, où elle se sente néces­saire, indis­pen­sable à d’autres êtres, il lui faut cela pour être heu­reuse. On a dit quelle prou­vait par là son ins­tinct de domi­na­tion, son désir d’avoir sa place mar­quée dans l’autorité uni­ver­selle, sa joie de com­man­der à ses enfants, qui la console, en par­tie, d’obéir elle-même à l’homme. Mais son désir d’intervenir ain­si, à tort ou à rai­son, dans la vie des siens, n’est peut-être qu’un besoin de dévoue­ment et d’activité ! Il faut qu’elle dépense, le plus pos­sible autour d’elle, le tré­sor d’énergies inuti­li­sées, celles que l’homme emploie dans les luttes exté­rieures au foyer, dans la socié­té ou dans son tra­vail. Aus­si faut-il com­prendre et même excu­ser la « mouche bour­don­nante » par­fois inop­por­tune qui retient l’homme et le pen­seur dans l’atmosphère banale des réa­li­tés quo­ti­diennes. Plu­tôt que de l’en blâ­mer, et de la mépri­ser plus ou moins, il convien­drait peut-être que l’homme essayât d’élargir les idées de sa com­pagne et d’élever ses pré­oc­cu­pa­tions, car il peut réagir sur elle autant qu’elle influe sur lui.

Dans la famille, d’ailleurs, c’est elle et non pas lui qui sup­porte la majeure par­tie des charges : ménage, cui­sine, entre­tien des enfants, il est rare que de ces tra­vaux les hommes prennent leur part. « C’est l’affaire des femmes ! » disent-ils. Ils le disaient plus haut encore autre­fois qu’aujourd’hui. Dans la famille pri­mi­tive, non seule­ment la femme lut­tait comme l’homme pour arra­cher au milieu hos­tile la nour­ri­ture quo­ti­dienne, mais elle avait, en plus, la charge des petits à éle­ver et à nour­rir. Tous les gros tra­vaux lui étaient réser­vés, elle écra­sait le blé et fai­sait le pain, l’homme guer­royait ou chas­sait. Plus tard, par suite de la divi­sion des tra­vaux, la femme fut relé­guée au « gyné­cée » son appar­te­ment spé­cial où elle appre­nait, avec d’autres femmes à filer la laine et à diri­ger la mai­son. À Rome comme en Grèce, dans l’Orient, esclave comme en Europe occi­den­tale, tou­jours on a impo­sé à la femme une édu­ca­tion pure­ment diri­gée en vue de ser­vir l’homme et les enfants futurs. Une lourde héré­di­té de sujé­tion pèse sur elle ; l’homme, de tous temps son maître, a été son hori­zon unique, et l’on ne peut s’étonner aujourd’hui si, vou­lant sor­tir de cet escla­vage, elle se borne à l’imiter, à lui faire concur­rence dans son tra­vail et à récla­mer, comme lui, ses droits sociaux. Assez long­temps il l’a trai­tée en infé­rieure, lui refu­sant une âme, la trai­tant comme une chose qu’on peut vendre ou prê­ter. « La femme est don­née à l’homme pour qu’elle fasse des enfants. Elle est notre pro­prié­té, mais nous ne sommes pas la sienne, car elle nous donne des enfants, et l’homme ne lui en donne pas. Elle est notre pro­prié­té comme l’arbre est celle du jar­di­nier. » Ain­si est rap­por­tée cette « noble » pen­sée de Napo­léon dans Le Mémo­rial de Sainte-Hélène. La femme désor­mais veut s’appartenir, son désir d’indépendance est très légi­time et on ne peut qu’y applaudir.

Ce n’est pas sans rai­son que les conser­va­teurs consi­dèrent la famille actuelle comme base de leur socié­té ! Aus­si leur crainte est assez jus­ti­fiée de voir la femme s’émanciper et, comme ils disent, déser­ter le foyer. La famille bour­geoise moderne est basée sur l’idée de pro­prié­té comme la famille antique avait, pour fon­de­ment unique, l’idée de reli­gion. La femme, dans la cité antique, avait pour mis­sion essen­tielle de per­pé­tuer la des­cen­dance, sur­tout la des­cen­dance mâle qui devait rendre aux ancêtres les devoirs reli­gieux qui leur étaient dus. Aujourd’hui, dans la bour­geoi­sie actuelle, le rôle de la femme est d’apporter au mari une dot suf­fi­sante, puis de limi­ter la famille à un ou deux héri­tiers, afin de divi­ser le moins pos­sible la pro­prié­té ! « La dot, dit Letour­neau, marque alors un mariage par achat : mais à l’inverse des pra­tiques usi­tées dans les socié­tés bar­bares, l’homme n’est plus l’acquéreur, il est la mar­chan­dise ». Le fac­teur éco­no­mique est donc, dans la morale fami­liale de la bour­geoi­sie, le fac­teur essen­tiel ; et dans cette petite royau­té qu’on appelle la famille, pre­mière assise de la socié­té bour­geoise, la « Dame » pris le pre­mier rôle. Socia­le­ment, écrit Palante elle est hos­tile à tout ce qui ten­drait à un bou­le­ver­se­ment dans l’échelle conven­tion­nelle des valeurs. Elle défend la conven­tion, car elle ne règne que par elle. Paul Adam remarque que « tous les hommes supé­rieurs seront écra­sés, si la femme juge, par les hommes déco­ra­tifs. Renan et Ana­tole France ne com­mencent d’exister que le jour où il est bien por­té de les avoir à dîner… » Ce des­po­tisme fami­lial consti­tue ce qu’on pour­rait appe­ler le matriar­cat moderne, qui pré­sente cer­tai­ne­ment moins de noblesse que l’ancien. Si la famille est la base de la socié­té, on peut juger la socié­té actuelle par la famille bour­geoise qui recèle, mal­gré son appa­rente cor­rec­tion et son élé­gance super­fi­cielle, de jolis exemples de bru­ta­li­té et d’égoïsme féroce. Il faut voir ces « mora­listes » impec­cables et bien vêtus, asso­ciés dans des coa­li­tions fami­liales étroi­te­ment fer­mées, s’élancer à l’assaut des places, des influences, de l’argent, écra­ser sans pitié les faibles pour par­ve­nir plus vite auprès des puis­sants ! Plus la famille est unie, plus elle est intran­si­geante, hos­tile à toute influence de jus­tice et de bon­té. « Les miens d’abord », telle est sa pen­sée unique, et c’est en effet un égoïsme à plu­sieurs. Mal­heur aux autres, à ceux qu’elle appelle les étran­gers, même quand ils entrent, par alliance, dans son sein. L’hostilité, la haine les y attendent, haine de belle-mère contre le gendre ou la bru, haine des vieux contre les jeunes qui essaie­raient peut-être de s’émanciper de cet enfer. Mais les vieux, imbus des idées d’honneur et de conve­nances, veillent jalou­se­ment à ce que les « jeunes ménages recom­mencent la même vie idiote et trans­mettent à leurs enfants le tré­sor des pré­ju­gés nationaux ».

Sans doute, heu­reu­se­ment, la bour­geoi­sie n’est pas toute la socié­té ; mais tant de femmes du peuple cherchent plus ou moins, à imi­ter les bour­geoises, et comme il arrive tou­jours, n’imitent que leurs défauts. Ain­si, en cri­ti­quant ces défauts, ce sont sou­vent les nôtres aus­si que nous signa­lons, et dont nous ne sali­rions trop vite nous défaire. « Élar­gis­sons Dieu ! » disait Dide­rot. Ce n’est pas Dieu, c’est la famille qu’il faut élar­gir, car sous son étreinte, on étouffe. Et, en dépit des appa­rences bour­geoises, c’est tou­jours la femme qu’elle oppresse le plus. Dès l’enfance les parents façonnent la fillette à leur image, en vue de la famille future dont elle sera la prê­tresse. Quels que soient ses ascen­dants, la petite fille leur doit obéis­sance et res­pect. Elle n’a pas à juger leurs pen­sées ni leurs actes, mais à exé­cu­ter leurs ordres, ou du moins faire sem­blant. Moins indé­pen­dante encore que le fils, la jeune fille ne peut ni sor­tir seule, ni fré­quen­ter ceux ou celles qui lui plaisent, car « cela n’est pas conve­nable ». De toutes parts la famille l’enserre et étouffe sa liber­té. Pour échap­per à cette pro­tec­tion trop lourde, elle veut se marier croyant deve­nir sa maî­tresse, et elle retombe sous le joug d’une nou­velle famille, celle qu’elle se crée. La des­ti­née de la femme riche déli­vrée de l’esclavage du tra­vail quo­ti­dien n’est guère plus inté­res­sante cepen­dant. Les ambi­tions mes­quines, les sou­cis de vani­té, la riva­li­té imbé­cile des familles ou des petits clans mon­dains rendent insi­pide et sou­vent assez triste l’existence de la femme bourgeoise.

Ain­si, par­tout la femme gagne­rait à une trans­for­ma­tion maté­rielle et morale de la famille. Elle ne peut s’accomplir pour­tant sans un pro­fond chan­ge­ment éco­no­mique de la socié­té. « L’être humain ayant une vie plus large, plus riche, plus com­plète, sera plus intel­li­gent et plus libre. » En outre la famille nou­velle sera l’œuvre de la femme. Fon­dée sur l’union durable des sen­ti­ments sin­cères, sur la liber­té et non sur la contrainte, sur l’union des cœurs et non sur celle des bourses, elle n’engendrera plus, comme la famille modernes, les haines, les défiances et les luttes intes­tines. Elle sera une col­la­bo­ra­tion intel­li­gente de l’homme et de la femme, enfin unis dans une indul­gence réci­proque, et non plus comme aujourd’hui, enne­mis envieux et obs­ti­nés. Avec rai­son, Stuart Mill dit que si une femme ne pousse pas son mari en avant, elle le retient. Par son exemple, par se conseils, par sa vie toute entière, elle peut, selon son esprit et son cour, éle­ver ou rendre plus vul­gaire celui qu’elle choi­sit. Son pou­voir est plus grand encore sur les enfants, dont elle est l’éducatrice natu­relle, et l’on peut dire que c’est dans la famille que la femme joue son prin­ci­pal rôle. C’est pour­quoi il est néces­saire de trans­for­mer, sinon de détruire, cette base de la socié­té, et d’ouvrir lar­ge­ment, la porte du foyer fami­lial au souffle vivi­fiant des idées géné­reuses. Certes, il peut arri­ver, fré­quem­ment même, qu’on ait pour ses parents, ses frères ou sœurs natu­rels, une affec­tion pro­fonde : mais ce n’est pas à leur qua­li­té de « parents » qu’ils le doivent : c’est qu’ils ont su se faire aimer. Les sen­ti­ments qu’ils nous ins­pirent ne pour­raient nous faire oublier la belle pen­sée du poète libertaire :

« Tous les vieillards sont nos parents,
Tous les petits sont nos enfants,
Et qu’ils soient noirs, jaunes ou blancs,
Par­tout les hommes sont nos frères. »

[/​Une Révol­tée./​]

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