La Presse Anarchiste

La violence anarchiste

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[|Réponse de Sébas­tien Faure

à l’article pré­cé­dent de F. Élo­su|]

Je ne me pro­pose pas de plai­der pour Sorel. Je ne me ferai pas davan­tage le défen­seur de la thèse soré­lienne avec laquelle, sur des points mul­tiples et impor­tants, je suis en désaccord.

De la longue et savante attaque diri­gée par mon ami F. Élo­su contre les « Réflexions sur la vio­lence » et leur auteur, je ne veux rete­nir que les der­nières lignes ; parce que, d’une part, j’ai l’impression que cette étude cri­tique du Sorel­lisme a ou pour but, dans la pen­sée d’Élosu, la condam­na­tion sans réserve de la vio­lence, jusques et y com­pris la vio­lence révo­lu­tion­naire consi­dé­rée par bon nombre comme une néces­si­té dou­lou­reuse mais inévi­table ; parce que, d’autre part, c’est la conclu­sion de cette étude et cette conclu­sion seule qui vise direc­te­ment et en plein l’Anarchisme.

Je repro­duis ces der­nières lignes : « Sorel oublia qu’une réno­va­tion véri­table n’est pas un cham­bar­de­ment tumul­tueux et inco­hé­rent, mais une prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le Tra­vail, pour le Tra­vail. — La lutte libé­ra­trice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les concep­tions men­son­gères, san­gui­naires, obs­cures du pas­sé et les espoirs sin­cères, doux et radieuse du pré­sent. — La Révo­lu­tion n’est pas une idée qui a trou­vé des baïon­nettes ; c’est une idée qui a bri­sé les baïon­nettes. — Auto­ri­taire, guer­rier, césa­rien, Sorel ne se récla­ma jamais de l’idéal liber­taire. Il sen­tait, s’il ne le savait, que la vio­lence n’est pas anar­chiste. »

Inten­tion­nel­le­ment, j’ai sépa­ré, à l’aide d’un trait, les quatre phrases ci-des­sus, parce que j’ai l’intention de m’expliquer et d’insister sur chacune.

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A. — « Une réno­va­tion véri­table n’est pas un cham­bar­de­ment tumul­tueux et inco­hé­rent, mais une prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le Tra­vail, pour le Tra­vail. »

Je crains bien que, pour don­ner plus de force à sa pen­sée, Élo­su n’ait ici outré à plai­sir le contraste qu’il tend à éta­blir entre le cham­bar­de­ment tumul­tueux et inco­hé­rent et la prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le Tra­vail, pour le Tra­vail. Je sais que pour pro­duire son plein effet, il faut que le contraste soit, dans sa forme, bru­tal, impres­sion­nant, sai­sis­sant, total. Mais quand il s’agit d’un débat d’Idées, il importe que la forme ne soit que l’impression claire, exacte et sans bour­sou­flure de la pensée.

Élo­su a rai­son de pré­tendre qu’un cham­bar­de­ment tumul­tueux, inco­hé­rent, c’est-à-dire sans ordre et sans but, n’est pas une réno­va­tion véri­table. Mais il a tort d’opposer à cet hypo­thé­tique cham­bar­de­ment dépour­vu de causes pré­cises et de fins déter­mi­nées, une prise de pos­ses­sion qu’il ima­gine, tant il désire qu’elle soit telle, sereine et métho­dique.

De quelles don­nées part-il pour qua­li­fier à l’avance d’inco­hé­rent et de tumul­tueux le cham­bar­de­ment que nous appe­lons plus com­mu­né­ment la Révo­lu­tion sociale ? Et de quoi s’autorise-t-il pour pré­voir une prise de pos­ses­sion métho­dique et sereine par le Tra­vail, pour le Travail ?

La Révo­lu­tion sociale nous appa­raît comme le point culmi­nant et ter­mi­nus d’une période plus ou moins longue d’éducation, d’organisation, d’agitation inté­rieure, d’effervescence exté­rieure, de pré­pa­ra­tion et d’entraînement à une action des masses ; nous ne sau­rions la conce­voir autre­ment. Elle sera vrai­sem­bla­ble­ment pré­cé­dée de chocs mul­tiples et mul­ti­formes, pro­vo­qués par les cir­cons­tances ; elle s’inspirera des ensei­gne­ments dont ces chocs de plus en plus conscients, sans cesse mieux orga­ni­sés et tou­jours plus métho­diques lui four­ni­ront les maté­riaux ; à la lueur de ces ensei­gne­ments, le pro­lé­ta­riat acquer­ra une com­pré­hen­sion constam­ment plus juste, plus éclai­rée de la pro­pa­gande à faire, de l’organisation à for­ti­fier, des dis­po­si­tions à prendre et de l’action à réa­li­ser. En sorte que, lorsque les évé­ne­ments déter­mi­ne­ront le choc suprême, la bataille déci­sive, ce que Élo­su appelle péjo­ra­ti­ve­ment le cham­bar­de­ment — oui, le cham­bar­de­ment, puisqu’il s’agira de culbu­ter les ins­ti­tu­tions iniques et meur­trières et de réduire à l’impuissance les Pou­voirs qu’elles défendent — ce cham­bar­de­ment, bien loin d’être tumul­tueux et inco­hé­rent tota­li­se­ra et coor­don­ne­ra toutes les forces de réno­va­tion indis­pen­sables à la prise de pos­ses­sion par le Tra­vail, pour le Travail.

Mais Élo­su a‑t-il la can­deur d’attribuer sérieu­se­ment à cette prise de pos­ses­sion ce carac­tère de séré­ni­té dont il puise l’espérance dans la géné­ro­si­té de son cœur ?

Croit-il ingé­nu­ment que les déten­teurs du sol, du sous-sol, de tous les moyens de pro­duc­tion se dépouille­ront volon­tai­re­ment ou se lais­se­ront dépos­sé­der sans oppo­ser à cette expro­pria­tion les forces d’extermination dont ils disposent ?

Pense-t-il que, recon­nais­sant la légi­ti­mi­té des exi­gences for­mu­lées par les tra­vailleurs et se ren­dant aux som­ma­tions ouvrières, les para­sites du Capi­tal et de l’État don­ne­ront à leurs défen­seurs l’ordre de mettre bas les armes et céde­ront la place, sans coup férir ?

Élo­su n’est pas, il ne peut pas être à, ce point naïf : il ne croit pas aux miracles.

Et alors ?

Alors ? Ne fau­dra-t-il pas de deux choses l’une :

ou bien attendre que le miracle s’opère (car l’abdication béné­vole des para­sites en serait un et un fameux) et, dans ce cas, ce serait indé­fi­ni­ment ajour­ner l’heure pour­tant néces­saire de la prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le Tra­vail, pour le Travail ;

ou bien se résoudre à employer la vio­lence et, alors, recou­rir au chambardement ?

[|* * * *|]

B. — « La lutte libé­ra­trice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences : entre les concep­tions men­son­gères, san­gui­naires, obs­cures du pas­sé et les espoirs sin­cères, doux et radieux du pré­sent. »

Encore les contrastes, si chers à Élo­su : espoirs sin­cères, doux et radieux du pré­sent, lut­tant contre les concep­tions men­son­gères, san­gui­naires et obs­cures du pas­sé ! Encore l’opposition : lutte, dans les consciences et non dans la rue !

Il se dégage de ces anti­thèses une force mer­veilleuse de séduc­tion, force d’autant plus dan­ge­reuse que, dans ces contrastes, tout n’est pas erroné.

Je dirai même qu’il s’y trouve une grande part de vérité.

Il est par­fai­te­ment exact que la lutte libé­ra­trice a lieu entre le Men­songe et la Véri­té, la Bar­ba­rie et la Man­sué­tude, l’Obscurité et la Lumière. 

Tout le Pro­grès social est résu­mé dans l’effort mil­lé­naire de la Clar­té dis­si­pant les Ténèbres, de la Paix s’opposant à la Guerre, de la Véri­té bataillant contre le Men­songe. Tout mou­ve­ment éloi­gnant l’homme du point de départ : igno­rance, féro­ci­té, dénue­ment et le rap­pro­chant des des­ti­nées magni­fiques qui s’ouvrent devant lui : savoir, soli­da­ri­té, bien-être, est incon­tes­ta­ble­ment un pro­grès, une vic­toire, un ache­mi­ne­ment vers la libération.

Pas un liber­taire ne mécon­naî­tra l’exactitude de ce point de vue. Aus­si dirai-je de grand cœur, avec Élo­su, que la lutte libé­ra­trice est dans les consciences ; mais tan­dis qu’il ajoute : « pas dans la rue » je dis : « et dans la rue. »

Elle est dans les consciences, c’est incon­tes­table et c’est pour cette rai­son que nous mul­ti­plions notre effort de pro­pa­gande et atta­chons le plus grand prix au tra­vail d’éducation. For­mer des consciences de sin­cé­ri­té, de paix et de lumière ; c’est à quoi sans cesse et depuis tou­jours les anar­chistes consacrent le meilleur d’eux-mêmes.

Eh bien ! les consciences, les voi­ci : elles ont hor­reur des concep­tions men­son­gères, san­gui­naires et obs­cures du pas­sé ; elles sont alté­rées de sin­cé­ri­té, de dou­ceur et de clar­té.

Que doivent-elles faire ? Doivent-elles se conten­ter de conce­voir, au fond d’elles-mêmes, la haine du Men­songe, de la Guerre et de l’Obscurité ? Doivent-elles se bor­ner à se nour­rir des espoirs sin­cères, doux et radieux du pré­sent et en res­ter là ?

N’est-ce pas leur devoir et, mieux encore, une néces­si­té, pour ces consciences libé­rées : d’abord, d’aider, par l’éducation et l’exemple, à la libé­ra­tion des autres consciences et, ensuite, de réa­li­ser, pour elles-mêmes et pour les autres, les espoirs sin­cères, doux et radieux et de les trans­for­mer en bien­fai­santes et fécondes réalités ?

Or, com­ment conce­voir l’avènement de ces réa­li­tés, autre­ment que par l’anéantissement des concep­tions men­son­gères, san­gui­naires et obs­cures ?

Com­ment anéan­tir ces concep­tions qui ont pour elles la force et la vio­lence sys­té­ma­ti­que­ment orga­ni­sées, si ce n’est en bri­sant cette vio­lence et cette force ?

Encore un coup Élo­su pense-t-il qu’il suf­fi­ra de for­mer des vœux ardents, d’adresser des sup­pliques, de faire cir­cu­ler des péti­tions, de pro­pa­ger par la plume et par la parole des pro­tes­ta­tions indi­gnées contre le Men­songe, la Guerre et l’Ignorance, de voter des ordres du jour, de se pro­di­guer en mises en demeure, de se rui­ner en som­ma­tions et en menaces ? Croit-il que, les consciences libé­rées, fussent-elles deve­nues très nom­breuses en dépit des obs­tacles qui retardent déses­pé­ré­ment leur for­ma­tion, il suf­fi­ra de les oppo­ser, sans autres armes que leur sin­cé­ri­té et la fer­me­té de leurs convic­tions, aux puis­sances de men­songe, de sang et de ténèbres, pour vaincre celles-ci ? Ne sait-il pas que ces moyens, d’une valeur morale que je ne conteste pas, sont tou­jours res­tés inopé­rants et que, plus que jamais, leur faillite s’avère ?

Et alors ?

Alors ? Ne fau­dra-t-il pas de deux choses l’une : ou bien attendre que le miracle s’opère, pour le triomphe serein et métho­dique de la Véri­té sur le Men­songe, de la Paix sur la Guerre, de la Clar­té sur les Ténèbres comme pour la prise de pos­ses­sion sereine et métho­dique par le Tra­vail, pour le Tra­vail ? et, dans ce cas, ce sera indé­fi­ni­ment ajour­ner le triomphe pour­tant néces­saire de la Sin­cé­ri­té, de la Dou­ceur et de la Lumière ; ou bien se résoudre à des­cendre dans la rue, à employer la vio­lence et à ter­ras­ser par la force les puis­sances men­son­gères, san­gui­naires et obs­cures.

Élo­su déclare que la lutte a lieu dans les consciences et non dans la rue. Moi, je dis que la lutte a lieu d’abord dans les consciences, ensuite dans la rue.

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C. — « La Révo­lu­tion n’est pas une idée qui a trou­vé des baïon­nettes ; c’est une idée qui a bri­sé les baïon­nettes. »

La phrase est belle, elle fait image, elle est cap­ti­vante, mais l’erreur sait par­fois se parer et se faire aus­si belle que la vérité.

Je rec­ti­fie : « La Révo­lu­tion est une idée qui a trou­vé des baïon­nettes, pour bri­ser les baïon­nettes. » Bri­ser les baïon­nettes, c’est le but ; trou­ver des baïon­nettes pour bri­ser les baïon­nettes, voi­là le moyen.

Cette simple rec­ti­fi­ca­tion suf­fit, selon moi, à chas­ser l’erreur et à réta­blir la vérité.

Voyons, Élo­su, de quelle Révo­lu­tion s’agit-il ? et quelles baïon­nettes brisera-t-elle ?

Il s’agit bien, je pense, de cette Révo­lu­tion qui abo­li­ra les deux adver­saires de toute libé­ra­tion : le régime capi­ta­liste qui engendre l’exploitation et l’État, qui fata­lise l’oppression ? Quand tu parles de la lutte libé­ra­trice, je pense que tu ne qua­li­fies ain­si que celle qui affran­chi­ra, qui libé­re­ra tous les humains de cette double tyran­nie : le Capi­tal et l’État ?

J’aime à croire que sur ce point nous sommes en par­fait accord et qu’ainsi les baïon­nettes que bri­se­ra la Révo­lu­tion sont, pour par­ler un lan­gage dépouillé de tout amphi­gou­risme, les vio­lences, les contraintes et tout le sys­tème de répres­sion et de mas­sacre que le régime capi­ta­liste et l’État, son com­plice armé, font peser sur le prolétariat.

Pour la troi­sième fois, je te pose la ques­tion : crois-tu, peux-tu croire que ces deux ban­dits armés jusqu’aux dents : le Capi­tal et l’État, renon­ce­ront, sans y être abso­lu­ment contraints, à l’armature de force qui, seule, per­met au Capi­tal d’exercer ses rapines et à l’État de main­te­nir son auto­ri­té ? Admets-tu, peux-tu admettre que l’Idée seule par­vien­dra à bri­ser les baïon­nettes ? Admets-tu, peux-tu admettre la force effi­ciente d’une idée sans qu’elle arme le bras qui agit ?

Per­çois-tu, peux-tu per­ce­voir un moyen de bri­ser les baïon­nettes sur les­quelles État et Capi­tal s’appuient et par les­quelles ils défendent leurs usur­pa­tions et leurs crimes, qui exclu­rait l’usage d’autres baïon­nettes aux mains de leurs ennemis ?

Espères-tu, peux-tu rai­son­na­ble­ment espé­rer que, pour faire tom­ber les murailles de cette nou­velle Jéri­cho : l’État, il suf­fi­ra de por­ter en grande pompe l’arche d’alliance pré­cé­dée de sept prêtres son­nant de la trom­pette et escor­tée par un peuple priant et silencieux ?

Il est impos­sible que tu pos­sèdes une telle espérance.

Et alors ?

Alors, ne fau­dra-t-il pas de deux choses l’une :

ou bien attendre que ce miracle se renou­velle et, dans ce cas, ce sera ajour­ner jusqu’à la consom­ma­tion des siècles la Révo­lu­tion qui, sans baïon­nettes, bri­se­ra les baïonnettes ;

ou bien se résoudre à trou­ver des baïon­nettes pour bri­ser les baïonnettes.

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D. — « Auto­ri­taire, guer­rier, césa­rien, Sorel ne se récla­ma jamais de l’idéal liber­taire. Il sen­tait, s’il ne le savait, que la vio­lence n’est pas anar­chiste. »

C’est ain­si qu’Élosu ter­mine son étude sur Sorel et le Sorel­lisme et c’est en ces termes que, au nom de l’idéal anar­chiste, il condamne sans res­tric­tion aucune le recours à la violence.

Point n’est besoin d’une excep­tion­nelle pers­pi­ca­ci­té pour com­prendre qu’entre Élo­su et l’anarchiste que je suis, tout le pré­sent débat est dans ces quelques mots : « la vio­lence n’est pas anarchiste ».

Élo­su a tôt fait d’affirmer que la vio­lence n’est pas anar­chiste ; et, s’il rai­sonne dans ce qu’on pour­rait appe­ler l’absolu, s’il se can­tonne dans le domaine de la spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique et si, se refu­sant à faire état des réa­li­tés, il ne tient compte que de l’idée pure de l’Anarchisme en soi, il ne se trompe pas en décla­rant que « la vio­lence n’est pas anar­chiste », car, spé­ci­fi­que­ment, intrin­sè­que­ment l’Anarchisme n’est pas violent, de même que la vio­lence n’est pas spé­ci­fi­que­ment, intrin­sè­que­ment anarchiste.

Sur le plan exclu­si­ve­ment spé­cu­la­tif, j’irais volon­tiers plus loin qu’Élosu. Je ne me bor­ne­rais pas à dire comme lui que la vio­lence n’est pas anar­chiste, j’affirmerais que la vio­lence est anti-anarchiste.

Notre idéal consiste à ins­tau­rer un milieu social d’où seront éli­mi­nées toute pres­crip­tion ou inter­dic­tion s’exerçant par voie de contrainte ou de répres­sion. L’Anarchisme réa­li­sé, c’est la mise en appli­ca­tion de la fameuse devise de l’abbaye de Thé­lème : « Fais ce que veux. » Être liber­taire c’est ne vou­loir être ni maître, ni esclave, ni chef qui com­mande, ni sol­dat qui obéit ; c’est tenir en égale hor­reur l’Autorité qu’on exerce et celle qu’on sup­porte ; c’est n’accepter aucune vio­lence et n’en pra­ti­quer soi-même sur personne.

Il est donc cer­tain que, spé­cu­la­ti­ve­ment, qu’elle soit exer­cée ou subie, la vio­lence est anti-anarchiste.

On en peut encore trou­ver la preuve dans notre volon­té ardente autant que sin­cère, de bri­ser à tout jamais la vio­lence orga­ni­sée, éri­gée en moyen de gou­ver­ne­ment. Cette volon­té, com­mune à tous les anar­chistes, ne sau­rait être mise en doute ; elle s’affirme, écla­tante, indé­niable dans le cri de guerre inlas­sa­ble­ment pous­sé par nous contre l’État quelles que soient sa forme, son éti­quette, sa consti­tu­tion, ses bases juri­diques et son orga­ni­sa­tion. C’est ici que se trouve le point où se pro­duit nette, tran­chante, bru­tale, la rup­ture entre ceux qui sont anar­chistes et ceux qui ne le sont pas.

Mais sup­pri­mer l’État et toutes les mani­fes­ta­tions de vio­lence par les­quelles s’affirme pra­ti­que­ment le prin­cipe d’Autorité qu’il incarne, c’est l’œuvre de demain, d’un « demain » dont nous sommes sépa­rés par un laps de temps qu’il est impos­sible de fixer. Et en atten­dant cette abo­li­tion de l’État, force géné­ra­trice et syn­thèse de la vio­lence léga­li­sée, il y a lieu de se pré­oc­cu­per d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la période de lutte âpre, de bataille achar­née qui pré­cé­de­ra néces­sai­re­ment et amè­ne­ra l’heure venue, l’effondrement de la vio­lence, unique méthode de Gouvernement.

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Je connais des liber­taires pour qui le pro­blème social est et n’est qu’un pro­blème moral, un pro­blème de conscience. Ils estiment que, pour vivre en anar­chiste, il n’est pas indis­pen­sable que, sur le plan his­to­rique, l’idéal anar­chiste se soit socia­le­ment réa­li­sé. Ils entendent appor­ter au pro­blème social autant de solu­tions iso­lées qu’il y a d’individus ; ils consi­dèrent que, l’éducation indi­vi­duelle étant seule capable de for­mer des êtres mora­le­ment liber­taires et maté­riel­le­ment libres, il y a lieu d’étendre à tous et à toutes les bien­faits de cette édu­ca­tion indi­vi­duelle et que le moyen le plus sûr et le meilleur — sinon le plus rapide — de ravir à ceux qui font des lois et, en appli­ca­tion de celles-ci, com­mandent, l’autorité dont ils jouissent, c’est d’arracher ceux qui obéissent à l’habitude de se sou­mettre, au res­pect de la léga­li­té et au culte des Maîtres.

Ces liber­taires se déclarent satis­faits quand, dans la mesure du pos­sible, ils ont fait leur propre révo­lu­tion Quant à la Révo­lu­tion sociale, celle qui a pour objet et aura pour résul­tat l’affranchissement de tous dans le domaine social par l’effondrement du Régime Capi­ta­liste et l’abolition de l’Autorité, ils vont jusqu’à s’en dés­in­té­res­ser à peu près tota­le­ment. Tout au plus se décident-ils à aspi­rer, à sou­pi­rer, à espérer.

Mon anar­chisme est moins stric­te­ment per­son­nel et plus agis­sant ; il n’envisage pas, mieux il juge irréa­li­sable une libé­ra­tion qui se limi­te­rait à moi-même. Je sens trop vive­ment que « je suis homme et que rien de ce qui touche l’humanité ne m’est étran­ger ou indif­fé­rent » pour que je ne m’attache pas avec pas­sion à la libé­ra­tion com­mune. Je sais que mon affran­chis­se­ment indi­vi­duel est indis­so­lu­ble­ment lié et subor­don­né à l’affranchissement de mes frères en huma­ni­té et qu’il est condi­tion­né et mesu­ré par l’émancipation de tous.

Je sais enfin que cette éman­ci­pa­tion com­mune, indis­pen­sable à la mienne, ne peut résul­ter que d’un geste d’ensemble, d’un effort col­lec­tif, d’une action concer­tée et de masse, geste, effort et action qui seront la Révo­lu­tion sociale.

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Les anar­chistes sont des tendres, des affec­tueux, des sen­sibles. À ce titre, ils détestent la vio­lence. S’il leur était pos­sible d’espérer qu’ils réa­li­se­ront par, la dou­ceur et la per­sua­sion leur concep­tion de paix uni­ver­selle, d’entr’aide et d’entente libres, ils répu­die­raient tout recours à la vio­lence et com­bat­traient éner­gi­que­ment jusqu’à l’idée même de ce recours.

Mais pra­tiques et réa­li­sa­teurs, quoi qu’en disent leurs détrac­teurs inté­res­sés ou ignares, les anar­chistes ne croient pas à la ver­tu magique, au pou­voir mira­cu­leux de la per­sua­sion et de la dou­ceur ; ils ont la cer­ti­tude réflé­chie que, pour faire de leur rêve admi­rable une réa­li­té vivante, il fau­dra tout d’abord en finir avec le monde de cupi­di­té, de men­songe et de domi­na­tion sur les ruines duquel ils bâti­ront la Cité liber­taire ; ils ont la convic­tion que pour bri­ser les forces d’exploitation et d’oppression, il sera néces­saire d’employer la violence.

Cette convic­tion s’appuie sur l’étude impar­tiale de l’Histoire sur l’exemple de la Nature et les don­nées de la Raison.

L’Histoire — je ne parle pas de cette His­toire que les thu­ri­fé­raires de la Force triom­phante et des Pou­voirs des­po­tiques ont écrite, mais de celle dont les peuples ont creu­sé le sillon dans la len­teur des siècles — cette His­toire nous enseigne que dans ce sillon ont abon­dam­ment ruis­se­lé les larmes et le sang des déshé­ri­tés ; que s’y sont entas­sés les corps meur­tris des innom­brables et héroïques vic­times de la révolte ; que chaque réforme, amé­lio­ra­tion et per­fec­tion­ne­ment a été le salaire des batailles san­glantes dres­sant les oppri­més contre les oppres­seurs ; que jamais les Maîtres n’ont renon­cé à une par­celle de leur pou­voir tyran­nique, que jamais les riches n’ont aban­don­né une por­tion de leurs vols, une frac­tion de leurs pri­vi­lèges, sans que l’action révo­lu­tion­naire des asser­vis et des spo­liés ne les ait obli­gés à céder à la menace, à l’intimidation ou à la force popu­laire exa­cer­bée ; que, seules, les émeutes, les insur­rec­tions, les révo­lu­tions san­glantes ont affai­bli quelque peu la lour­deur des chaînes que les Puis­sants font peser sur les Faibles, les Grands sur les Petits et les chefs sur les sujets.

Telle est la leçon qui se dégage de l’étude minu­tieuse, de l’examen impar­tial de l’Histoire.

La Nature unit sa grande voix à celle de l’Histoire en pla­çant sous nos yeux le spec­tacle inces­sant de la vio­lence bri­sant, à un moment don­né, les résis­tances qui font obs­tacle à la nais­sance et au déve­lop­pe­ment des forces en trans­for­ma­tion et des formes constam­ment renou­ve­lées que com­porte l’éternelle évo­lu­tion des êtres et des choses :

C’est le tra­vail qui, avec une iné­luc­table len­teur, se pro­duit dans la pro­fon­deur des Océans ou dans les entrailles du sol et qui, après s’être pour­sui­vi, imper­cep­tible et qua­si inob­ser­vable, s’affirme brus­que­ment par de for­mi­dables convul­sions géo­lo­giques, incen­diant, inon­dant, bou­le­ver­sant, abais­sant, nive­lant, rasant ici et édi­fiant là.

C’est, dans les régions vol­ca­niques, la masse des matières embra­sées qui, après avoir agi­té la mon­tagne de secousses de plus en plus rap­pro­chées et de plus en plus puis­santes, se fraie vio­lem­ment un pas­sage jusqu’au cra­tère et vomit des tour­billons de feu.

C’est le sous-sol sillon­né d’infiltrations qui se rejoignent, forment peu à peu une nappe d’eau, exercent sur la croûte ter­restre une pres­sion vio­lente et, cre­vant bru­ta­le­ment la sur­face, font jaillir la source.

C’est l’enfant qui, après s’être déve­lop­pé durant neuf mois dans le ventre de la mère, s’évade, la ges­ta­tion ter­mi­née, de la pri­son mater­nelle, en fait écla­ter les parois, entr’ouvre, déchire et broie tout ce qui s’oppose à son pas­sage et naît dans la dou­leur et l’effusion du sang.

Enfin les don­nées de la Rai­son confirment celles de la Nature et de l’Histoire.

L’élémentaire et simple rai­son pro­cla­mé qu’escompter le bon vou­loir des Gou­ver­ne­ments et des riches, c’est pure folie ; que ceux-ci et ceux-là, esti­mant que leurs pri­vi­lèges sont équi­tables et que leur sau­ve­garde est indis­pen­sable au bien public, consi­dèrent comme des mal­fai­teurs et traitent comme tels tous ceux qui tentent de les dépos­sé­der du Pou­voir ou de la For­tune ; que s’ils s’entourent de poli­ciers, de gen­darmes et de sol­dats, c’est pour les lan­cer, à la moindre révolte, contre leurs enne­mis de classe ; que s’il advient par hasard qu’ils consentent à rogner quoi que ce soit de leur exploi­ta­tion ou de leur domi­na­tion, c’est pour faire la part du feu et sau­ver le reste ; mais que jamais ils ne consen­ti­ront à tout perdre et qu’en consé­quence il fau­dra tôt ou tard le leur arra­cher par la force. Voi­là ce que dit la Rai­son, d’accord en tous points, ici, avec la Nature et l’Histoire.

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Il me reste à indi­quer de quelle nature est la vio­lence que les anar­chistes sont, par les néces­si­tés de la lutte qu’ils ont enga­gée et qu’ils sont inébran­la­ble­ment déter­mi­nés à mener sans défaillance jusqu’à ses fins, dans l’obligation d’envisager comme une fata­li­té regret­table mais inéluctable.

C’est André Colo­mer qui va répondre :

Si la vio­lence devait seule­ment nous ser­vir à repous­ser la vio­lence, si nous ne devions pas lui assi­gner des buts posi­tifs, autant vau­drait renon­cer à par­ti­ci­per en anar­chistes au mou­ve­ment social, autant vau­drait se livrer à sa besogne d’éducationniste ou se ral­lier aux prin­cipes auto­ri­taires d’une période tran­si­toire. Car je ne confonds pas la vio­lence anar­chiste avec la force publique. La vio­lence anar­chiste ne se jus­ti­fie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juri­di­que­ment ; elle n’a pas de repré­sen­tants régu­liers ; elle n’est exer­cée ni par des agents ni par des com­mis­saires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait res­pec­ter ni dans les écoles ni par des tri­bu­naux ; elle ne s’établit pas, elle se déchaîne ; elle n’arrête pas la Révo­lu­tion, elle la fait mar­cher sans cesse ; elle ne défend pas, la Socié­té contre les attaques de l’individu : elle est l’acte de l’individu affir­mant sa volon­té de vivre dans le bien-être et dans la liber­té.[[Le Liber­taire, N° 201, 1re page, 6e colonne.]]

Enfin, il me reste à pré­ci­ser dans quelles condi­tions, dans quel esprit ; pour quel but et jusqu’à quelles limites les Anar­chistes entendent faire usage de la violence.

C’est l’indomptable et pur mili­tant Mala­tes­ta qui se charge de vous le dire :

La vio­lence n’est que trop néces­saire pour résis­ter à la vio­lence adverse et nous devons la prê­cher et la pré­pa­rer si nous ne vou­lons pas que les condi­tions actuelles d’esclavage dégui­sé où se trouve la grande majo­ri­té de l’humanité per­sistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de trans­for­mer la révo­lu­tion en une mêlée bru­tale, sans lumière d’idéal et sans pos­si­bi­li­té de résul­tats bien­fai­sants. C’est pour­quoi il faut insis­ter sur les buts moraux du mou­ve­ment et sur la néces­si­té, sur le devoir de conte­nir la vio­lence dans les limites de la stricte nécessité.

Nous ne disons pas que la vio­lence est bonne quand c’est nous qui l’employons et mau­vaise quand les autres l’emploient contre nous. Nous disons que la vio­lence et jus­ti­fiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est, employée pour la défense de soi-même et des autres contre les pré­ten­tions des vio­lents et qu’elle est mau­vaise, qu’elle est « immo­rale » si elle sert à vio­ler la liber­té d’autrui.

Nous ne sommes pas paci­fistes parce que la paix est impos­sible si elle n’est vou­lue des deux partis.

Nous consi­dé­rons que la vio­lence est une néces­si­té et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Natu­rel­le­ment il ne s’agit pas seule­ment de défense contre l’attaque maté­rielle, directe, immé­diate, mais contre toutes les ins­ti­tu­tions qui par la vio­lence tiennent les hommes en esclavage.

Nous sommes contre le fas­cisme et nous vou­drions qu’on le vain­quit ni oppo­sant à ses vio­lences de plus grandes vio­lences. Et nous sommes avant tout contre tout gou­ver­ne­ment qui est la vio­lence permanente.

Mais notre vio­lence doit être résis­tance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes.

Toute la vio­lence néces­saire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis [[Le Réveil de Genève, N° 602, page 4, colonnes 1 et 2.]].

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Je n’ai pas épui­sé les argu­ments que je pour­rais oppo­ser à la thèse d’Élosu : il y a tant à dire sur un tel sujet !

Je pour­rais jus­ti­fier le recours à la vio­lence anar­chiste par toutes les consi­dé­ra­tions se rat­ta­chant au cas de légi­time défense.

Je pour­rais démon­trer qu’en pro­pa­geant l’esprit de révolte dans ses très nom­breuses expres­sions sans en excep­ter la révolte à main armée, je reste fidèle aux ori­gines les plus loin­taines du mou­ve­ment anar­chiste et à sa constante tradition.

Je pour­rais prou­ver que la vio­lence quo­ti­dien­ne­ment exer­cée par tous les Gou­ver­ne­ments est d’une féro­ci­té que ne pour­ra jamais dépas­ser celle dont nous pro­cla­mons la néces­si­té et qu’elle cause des misères, des souf­frances, des deuils que ne sau­rait éga­ler la vio­lence anar­chiste la plus farou­che­ment déchaînée.

Je pour­rais citer l’exemple du chi­rur­gien qui, pour sau­ver le corps tout entier, pra­tique, l’ablation d’un membre et que per­sonne ne songe à accu­ser de cruauté !

Je pour­rais citer cette décla­ra­tion lapi­daire, cet aveu cynique mais exact, que tout le monde connaît : « Entre les par­ti­sans et enne­mis du régime actuel, ce n’est qu’une ques­tion de force ! »

Mais cette réfu­ta­tion de la thèse sou­te­nue par Élo­su est déjà trop longue et j’espère qu’elle appa­raî­tra déci­sive aux lec­teurs de celte Revue.

[/​Sébastien Faure./​]

La Presse Anarchiste