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[|Réponse de Sébastien
à l’article précédent de F.
Je ne me propose pas de plaider pour Sorel. Je ne me ferai pas davantage le défenseur de la thèse sorélienne avec laquelle, sur des points multiples et importants, je suis en désaccord.
De la longue et savante attaque dirigée par mon ami F. Élosu contre les « Réflexions sur la violence » et leur auteur, je ne veux retenir que les dernières lignes ; parce que, d’une part, j’ai l’impression que cette étude critique du Sorellisme a ou pour but, dans la pensée d’Élosu, la condamnation sans réserve de la violence, jusques et y compris la violence révolutionnaire considérée par bon nombre comme une nécessité douloureuse mais inévitable ; parce que, d’autre part, c’est la conclusion de cette étude et cette conclusion seule qui vise directement et en plein l’Anarchisme.
Je reproduis ces dernières lignes : « Sorel oublia qu’une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. — La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieuse du présent. — La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes. — Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. »
Intentionnellement, j’ai séparé, à l’aide d’un trait, les quatre phrases ci-dessus, parce que j’ai l’intention de m’expliquer et d’insister sur chacune.
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A. — « Une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. »
Je crains bien que, pour donner plus de force à sa pensée, Élosu n’ait ici outré à plaisir le contraste qu’il tend à établir entre le chambardement tumultueux et incohérent et la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. Je sais que pour produire son plein effet, il faut que le contraste soit, dans sa forme, brutal, impressionnant, saisissant, total. Mais quand il s’agit d’un débat d’Idées, il importe que la forme ne soit que l’impression claire, exacte et sans boursouflure de la pensée.
Élosu a raison de prétendre qu’un chambardement tumultueux, incohérent, c’est-à-dire sans ordre et sans but, n’est pas une rénovation véritable. Mais il a tort d’opposer à cet hypothétique chambardement dépourvu de causes précises et de fins déterminées, une prise de possession qu’il imagine, tant il désire qu’elle soit telle, sereine et méthodique.
De quelles données part-il pour qualifier à l’avance d’incohérent et de tumultueux le chambardement que nous appelons plus communément la Révolution sociale ? Et de quoi s’autorise-t-il pour prévoir une prise de possession méthodique et sereine par le Travail, pour le Travail ?
La Révolution sociale nous apparaît comme le point culminant et terminus d’une période plus ou moins longue d’éducation, d’organisation, d’agitation intérieure, d’effervescence extérieure, de préparation et d’entraînement à une action des masses ; nous ne saurions la concevoir autrement. Elle sera vraisemblablement précédée de chocs multiples et multiformes, provoqués par les circonstances ; elle s’inspirera des enseignements dont ces chocs de plus en plus conscients, sans cesse mieux organisés et toujours plus méthodiques lui fourniront les matériaux ; à la lueur de ces enseignements, le prolétariat acquerra une compréhension constamment plus juste, plus éclairée de la propagande à faire, de l’organisation à fortifier, des dispositions à prendre et de l’action à réaliser. En sorte que, lorsque les événements détermineront le choc suprême, la bataille décisive, ce que Élosu appelle péjorativement le chambardement — oui, le chambardement, puisqu’il s’agira de culbuter les institutions iniques et meurtrières et de réduire à l’impuissance les Pouvoirs qu’elles défendent — ce chambardement, bien loin d’être tumultueux et incohérent totalisera et coordonnera toutes les forces de rénovation indispensables à la prise de possession par le Travail, pour le Travail.
Mais Élosu a‑t-il la candeur d’attribuer sérieusement à cette prise de possession ce caractère de sérénité dont il puise l’espérance dans la générosité de son cœur ?
Croit-il ingénument que les détenteurs du sol, du sous-sol, de tous les moyens de production se dépouilleront volontairement ou se laisseront déposséder sans opposer à cette expropriation les forces d’extermination dont ils disposent ?
Pense-t-il que, reconnaissant la légitimité des exigences formulées par les travailleurs et se rendant aux sommations ouvrières, les parasites du Capital et de l’État donneront à leurs défenseurs l’ordre de mettre bas les armes et céderont la place, sans coup férir ?
Élosu n’est pas, il ne peut pas être à, ce point naïf : il ne croit pas aux miracles.
Et alors ?
Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une :
ou bien attendre que le miracle s’opère (car l’abdication bénévole des parasites en serait un et un fameux) et, dans ce cas, ce serait indéfiniment ajourner l’heure pourtant nécessaire de la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ;
ou bien se résoudre à employer la violence et, alors, recourir au chambardement ?
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B. — « La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences : entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. »
Encore les contrastes, si chers à Élosu : espoirs sincères, doux et radieux du présent, luttant contre les conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé ! Encore l’opposition : lutte, dans les consciences et non dans la rue !
Il se dégage de ces antithèses une force merveilleuse de séduction, force d’autant plus dangereuse que, dans ces contrastes, tout n’est pas erroné.
Je dirai même qu’il s’y trouve une grande part de vérité.
Il est parfaitement exact que la lutte libératrice a lieu entre le Mensonge et la Vérité, la Barbarie et la Mansuétude, l’Obscurité et la Lumière.
Tout le Progrès social est résumé dans l’effort millénaire de la Clarté dissipant les Ténèbres, de la Paix s’opposant à la Guerre, de la Vérité bataillant contre le Mensonge. Tout mouvement éloignant l’homme du point de départ : ignorance, férocité, dénuement et le rapprochant des destinées magnifiques qui s’ouvrent devant lui : savoir, solidarité, bien-être, est incontestablement un progrès, une victoire, un acheminement vers la libération.
Pas un libertaire ne méconnaîtra l’exactitude de ce point de vue. Aussi dirai-je de grand cœur, avec Élosu, que la lutte libératrice est dans les consciences ; mais tandis qu’il ajoute : « pas dans la rue » je dis : « et dans la rue. »
Elle est dans les consciences, c’est incontestable et c’est pour cette raison que nous multiplions notre effort de propagande et attachons le plus grand prix au travail d’éducation. Former des consciences de sincérité, de paix et de lumière ; c’est à quoi sans cesse et depuis toujours les anarchistes consacrent le meilleur d’eux-mêmes.
Eh bien ! les consciences, les voici : elles ont horreur des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé ; elles sont altérées de sincérité, de douceur et de clarté.
Que doivent-elles faire ? Doivent-elles se contenter de concevoir, au fond d’elles-mêmes, la haine du Mensonge, de la Guerre et de l’Obscurité ? Doivent-elles se borner à se nourrir des espoirs sincères, doux et radieux du présent et en rester là ?
N’est-ce pas leur devoir et, mieux encore, une nécessité, pour ces consciences libérées : d’abord, d’aider, par l’éducation et l’exemple, à la libération des autres consciences et, ensuite, de réaliser, pour elles-mêmes et pour les autres, les espoirs sincères, doux et radieux et de les transformer en bienfaisantes et fécondes réalités ?
Or, comment concevoir l’avènement de ces réalités, autrement que par l’anéantissement des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures ?
Comment anéantir ces conceptions qui ont pour elles la force et la violence systématiquement organisées, si ce n’est en brisant cette violence et cette force ?
Encore un coup Élosu pense-t-il qu’il suffira de former des vœux ardents, d’adresser des suppliques, de faire circuler des pétitions, de propager par la plume et par la parole des protestations indignées contre le Mensonge, la Guerre et l’Ignorance, de voter des ordres du jour, de se prodiguer en mises en demeure, de se ruiner en sommations et en menaces ? Croit-il que, les consciences libérées, fussent-elles devenues très nombreuses en dépit des obstacles qui retardent désespérément leur formation, il suffira de les opposer, sans autres armes que leur sincérité et la fermeté de leurs convictions, aux puissances de mensonge, de sang et de ténèbres, pour vaincre celles-ci ? Ne sait-il pas que ces moyens, d’une valeur morale que je ne conteste pas, sont toujours restés inopérants et que, plus que jamais, leur faillite s’avère ?
Et alors ?
Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une : ou bien attendre que le miracle s’opère, pour le triomphe serein et méthodique de la Vérité sur le Mensonge, de la Paix sur la Guerre, de la Clarté sur les Ténèbres comme pour la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ? et, dans ce cas, ce sera indéfiniment ajourner le triomphe pourtant nécessaire de la Sincérité, de la Douceur et de la Lumière ; ou bien se résoudre à descendre dans la rue, à employer la violence et à terrasser par la force les puissances mensongères, sanguinaires et obscures.
Élosu déclare que la lutte a lieu dans les consciences et non dans la rue. Moi, je dis que la lutte a lieu d’abord dans les consciences, ensuite dans la rue.
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C. — « La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes. »
La phrase est belle, elle fait image, elle est captivante, mais l’erreur sait parfois se parer et se faire aussi belle que la vérité.
Je rectifie : « La Révolution est une idée qui a trouvé des baïonnettes, pour briser les baïonnettes. » Briser les baïonnettes, c’est le but ; trouver des baïonnettes pour briser les baïonnettes, voilà le moyen.
Cette simple rectification suffit, selon moi, à chasser l’erreur et à rétablir la vérité.
Voyons, Élosu, de quelle Révolution s’agit-il ? et quelles baïonnettes brisera-t-elle ?
Il s’agit bien, je pense, de cette Révolution qui abolira les deux adversaires de toute libération : le régime capitaliste qui engendre l’exploitation et l’État, qui fatalise l’oppression ? Quand tu parles de la lutte libératrice, je pense que tu ne qualifies ainsi que celle qui affranchira, qui libérera tous les humains de cette double tyrannie : le Capital et l’État ?
J’aime à croire que sur ce point nous sommes en parfait accord et qu’ainsi les baïonnettes que brisera la Révolution sont, pour parler un langage dépouillé de tout amphigourisme, les violences, les contraintes et tout le système de répression et de massacre que le régime capitaliste et l’État, son complice armé, font peser sur le prolétariat.
Pour la troisième fois, je te pose la question : crois-tu, peux-tu croire que ces deux bandits armés jusqu’aux dents : le Capital et l’État, renonceront, sans y être absolument contraints, à l’armature de force qui, seule, permet au Capital d’exercer ses rapines et à l’État de maintenir son autorité ? Admets-tu, peux-tu admettre que l’Idée seule parviendra à briser les baïonnettes ? Admets-tu, peux-tu admettre la force efficiente d’une idée sans qu’elle arme le bras qui agit ?
Perçois-tu, peux-tu percevoir un moyen de briser les baïonnettes sur lesquelles État et Capital s’appuient et par lesquelles ils défendent leurs usurpations et leurs crimes, qui exclurait l’usage d’autres baïonnettes aux mains de leurs ennemis ?
Espères-tu, peux-tu raisonnablement espérer que, pour faire tomber les murailles de cette nouvelle Jéricho : l’État, il suffira de porter en grande pompe l’arche d’alliance précédée de sept prêtres sonnant de la trompette et escortée par un peuple priant et silencieux ?
Il est impossible que tu possèdes une telle espérance.
Et alors ?
Alors, ne faudra-t-il pas de deux choses l’une :
ou bien attendre que ce miracle se renouvelle et, dans ce cas, ce sera ajourner jusqu’à la consommation des siècles la Révolution qui, sans baïonnettes, brisera les baïonnettes ;
ou bien se résoudre à trouver des baïonnettes pour briser les baïonnettes.
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D. — « Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. »
C’est ainsi qu’Élosu termine son étude sur Sorel et le Sorellisme et c’est en ces termes que, au nom de l’idéal anarchiste, il condamne sans restriction aucune le recours à la violence.
Point n’est besoin d’une exceptionnelle perspicacité pour comprendre qu’entre Élosu et l’anarchiste que je suis, tout le présent débat est dans ces quelques mots : « la violence n’est pas anarchiste ».
Élosu a tôt fait d’affirmer que la violence n’est pas anarchiste ; et, s’il raisonne dans ce qu’on pourrait appeler l’absolu, s’il se cantonne dans le domaine de la spéculation philosophique et si, se refusant à faire état des réalités, il ne tient compte que de l’idée pure de l’Anarchisme en soi, il ne se trompe pas en déclarant que « la violence n’est pas anarchiste », car, spécifiquement, intrinsèquement l’Anarchisme n’est pas violent, de même que la violence n’est pas spécifiquement, intrinsèquement anarchiste.
Sur le plan exclusivement spéculatif, j’irais volontiers plus loin qu’Élosu. Je ne me bornerais pas à dire comme lui que la violence n’est pas anarchiste, j’affirmerais que la violence est anti-anarchiste.
Notre idéal consiste à instaurer un milieu social d’où seront éliminées toute prescription ou interdiction s’exerçant par voie de contrainte ou de répression. L’Anarchisme réalisé, c’est la mise en application de la fameuse devise de l’abbaye de Thélème : « Fais ce que veux. » Être libertaire c’est ne vouloir être ni maître, ni esclave, ni chef qui commande, ni soldat qui obéit ; c’est tenir en égale horreur l’Autorité qu’on exerce et celle qu’on supporte ; c’est n’accepter aucune violence et n’en pratiquer soi-même sur personne.
Il est donc certain que, spéculativement, qu’elle soit exercée ou subie, la violence est anti-anarchiste.
On en peut encore trouver la preuve dans notre volonté ardente autant que sincère, de briser à tout jamais la violence organisée, érigée en moyen de gouvernement. Cette volonté, commune à tous les anarchistes, ne saurait être mise en doute ; elle s’affirme, éclatante, indéniable dans le cri de guerre inlassablement poussé par nous contre l’État quelles que soient sa forme, son étiquette, sa constitution, ses bases juridiques et son organisation. C’est ici que se trouve le point où se produit nette, tranchante, brutale, la rupture entre ceux qui sont anarchistes et ceux qui ne le sont pas.
Mais supprimer l’État et toutes les manifestations de violence par lesquelles s’affirme pratiquement le principe d’Autorité qu’il incarne, c’est l’œuvre de demain, d’un « demain » dont nous sommes séparés par un laps de temps qu’il est impossible de fixer. Et en attendant cette abolition de l’État, force génératrice et synthèse de la violence légalisée, il y a lieu de se préoccuper d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la période de lutte âpre, de bataille acharnée qui précédera nécessairement et amènera l’heure venue, l’effondrement de la violence, unique méthode de Gouvernement.
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Je connais des libertaires pour qui le problème social est et n’est qu’un problème moral, un problème de conscience. Ils estiment que, pour vivre en anarchiste, il n’est pas indispensable que, sur le plan historique, l’idéal anarchiste se soit socialement réalisé. Ils entendent apporter au problème social autant de solutions isolées qu’il y a d’individus ; ils considèrent que, l’éducation individuelle étant seule capable de former des êtres moralement libertaires et matériellement libres, il y a lieu d’étendre à tous et à toutes les bienfaits de cette éducation individuelle et que le moyen le plus sûr et le meilleur — sinon le plus rapide — de ravir à ceux qui font des lois et, en application de celles-ci, commandent, l’autorité dont ils jouissent, c’est d’arracher ceux qui obéissent à l’habitude de se soumettre, au respect de la légalité et au culte des Maîtres.
Ces libertaires se déclarent satisfaits quand, dans la mesure du possible, ils ont fait leur propre révolution Quant à la Révolution sociale, celle qui a pour objet et aura pour résultat l’affranchissement de tous dans le domaine social par l’effondrement du Régime Capitaliste et l’abolition de l’Autorité, ils vont jusqu’à s’en désintéresser à peu près totalement. Tout au plus se décident-ils à aspirer, à soupirer, à espérer.
Mon anarchisme est moins strictement personnel et plus agissant ; il n’envisage pas, mieux il juge irréalisable une libération qui se limiterait à moi-même. Je sens trop vivement que « je suis homme et que rien de ce qui touche l’humanité ne m’est étranger ou indifférent » pour que je ne m’attache pas avec passion à la libération commune. Je sais que mon affranchissement individuel est indissolublement lié et subordonné à l’affranchissement de mes frères en humanité et qu’il est conditionné et mesuré par l’émancipation de tous.
Je sais enfin que cette émancipation commune, indispensable à la mienne, ne peut résulter que d’un geste d’ensemble, d’un effort collectif, d’une action concertée et de masse, geste, effort et action qui seront la Révolution sociale.
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Les anarchistes sont des tendres, des affectueux, des sensibles. À ce titre, ils détestent la violence. S’il leur était possible d’espérer qu’ils réaliseront par, la douceur et la persuasion leur conception de paix universelle, d’entr’aide et d’entente libres, ils répudieraient tout recours à la violence et combattraient énergiquement jusqu’à l’idée même de ce recours.
Mais pratiques et réalisateurs, quoi qu’en disent leurs détracteurs intéressés ou ignares, les anarchistes ne croient pas à la vertu magique, au pouvoir miraculeux de la persuasion et de la douceur ; ils ont la certitude réfléchie que, pour faire de leur rêve admirable une réalité vivante, il faudra tout d’abord en finir avec le monde de cupidité, de mensonge et de domination sur les ruines duquel ils bâtiront la Cité libertaire ; ils ont la conviction que pour briser les forces d’exploitation et d’oppression, il sera nécessaire d’employer la violence.
Cette conviction s’appuie sur l’étude impartiale de l’Histoire sur l’exemple de la Nature et les données de la Raison.
L’Histoire — je ne parle pas de cette Histoire que les thuriféraires de la Force triomphante et des Pouvoirs despotiques ont écrite, mais de celle dont les peuples ont creusé le sillon dans la lenteur des siècles — cette Histoire nous enseigne que dans ce sillon ont abondamment ruisselé les larmes et le sang des déshérités ; que s’y sont entassés les corps meurtris des innombrables et héroïques victimes de la révolte ; que chaque réforme, amélioration et perfectionnement a été le salaire des batailles sanglantes dressant les opprimés contre les oppresseurs ; que jamais les Maîtres n’ont renoncé à une parcelle de leur pouvoir tyrannique, que jamais les riches n’ont abandonné une portion de leurs vols, une fraction de leurs privilèges, sans que l’action révolutionnaire des asservis et des spoliés ne les ait obligés à céder à la menace, à l’intimidation ou à la force populaire exacerbée ; que, seules, les émeutes, les insurrections, les révolutions sanglantes ont affaibli quelque peu la lourdeur des chaînes que les Puissants font peser sur les Faibles, les Grands sur les Petits et les chefs sur les sujets.
Telle est la leçon qui se dégage de l’étude minutieuse, de l’examen impartial de l’Histoire.
La Nature unit sa grande voix à celle de l’Histoire en plaçant sous nos yeux le spectacle incessant de la violence brisant, à un moment donné, les résistances qui font obstacle à la naissance et au développement des forces en transformation et des formes constamment renouvelées que comporte l’éternelle évolution des êtres et des choses :
C’est le travail qui, avec une inéluctable lenteur, se produit dans la profondeur des Océans ou dans les entrailles du sol et qui, après s’être poursuivi, imperceptible et quasi inobservable, s’affirme brusquement par de formidables convulsions géologiques, incendiant, inondant, bouleversant, abaissant, nivelant, rasant ici et édifiant là.
C’est, dans les régions volcaniques, la masse des matières embrasées qui, après avoir agité la montagne de secousses de plus en plus rapprochées et de plus en plus puissantes, se fraie violemment un passage jusqu’au cratère et vomit des tourbillons de feu.
C’est le sous-sol sillonné d’infiltrations qui se rejoignent, forment peu à peu une nappe d’eau, exercent sur la croûte terrestre une pression violente et, crevant brutalement la surface, font jaillir la source.
C’est l’enfant qui, après s’être développé durant neuf mois dans le ventre de la mère, s’évade, la gestation terminée, de la prison maternelle, en fait éclater les parois, entr’ouvre, déchire et broie tout ce qui s’oppose à son passage et naît dans la douleur et l’effusion du sang.
Enfin les données de la Raison confirment celles de la Nature et de l’Histoire.
L’élémentaire et simple raison proclamé qu’escompter le bon vouloir des Gouvernements et des riches, c’est pure folie ; que ceux-ci et ceux-là, estimant que leurs privilèges sont équitables et que leur sauvegarde est indispensable au bien public, considèrent comme des malfaiteurs et traitent comme tels tous ceux qui tentent de les déposséder du Pouvoir ou de la Fortune ; que s’ils s’entourent de policiers, de gendarmes et de soldats, c’est pour les lancer, à la moindre révolte, contre leurs ennemis de classe ; que s’il advient par hasard qu’ils consentent à rogner quoi que ce soit de leur exploitation ou de leur domination, c’est pour faire la part du feu et sauver le reste ; mais que jamais ils ne consentiront à tout perdre et qu’en conséquence il faudra tôt ou tard le leur arracher par la force. Voilà ce que dit la Raison, d’accord en tous points, ici, avec la Nature et l’Histoire.
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Il me reste à indiquer de quelle nature est la violence que les anarchistes sont, par les nécessités de la lutte qu’ils ont engagée et qu’ils sont inébranlablement déterminés à mener sans défaillance jusqu’à ses fins, dans l’obligation d’envisager comme une fatalité regrettable mais inéluctable.
C’est André Colomer qui va répondre :
Si la violence devait seulement nous servir à repousser la violence, si nous ne devions pas lui assigner des buts positifs, autant vaudrait renoncer à participer en anarchistes au mouvement social, autant vaudrait se livrer à sa besogne d’éducationniste ou se rallier aux principes autoritaires d’une période transitoire. Car je ne confonds pas la violence anarchiste avec la force publique. La violence anarchiste ne se justifie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juridiquement ; elle n’a pas de représentants réguliers ; elle n’est exercée ni par des agents ni par des commissaires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait respecter ni dans les écoles ni par des tribunaux ; elle ne s’établit pas, elle se déchaîne ; elle n’arrête pas la Révolution, elle la fait marcher sans cesse ; elle ne défend pas, la Société contre les attaques de l’individu : elle est l’acte de l’individu affirmant sa volonté de vivre dans le bien-être et dans la liberté.[[Le Libertaire, N° 201, 1re page, 6e colonne.]]
Enfin, il me reste à préciser dans quelles conditions, dans quel esprit ; pour quel but et jusqu’à quelles limites les Anarchistes entendent faire usage de la violence.
C’est l’indomptable et pur militant Malatesta qui se charge de vous le dire :
La violence n’est que trop nécessaire pour résister à la violence adverse et nous devons la prêcher et la préparer si nous ne voulons pas que les conditions actuelles d’esclavage déguisé où se trouve la grande majorité de l’humanité persistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de transformer la révolution en une mêlée brutale, sans lumière d’idéal et sans possibilité de résultats bienfaisants. C’est pourquoi il faut insister sur les buts moraux du mouvement et sur la nécessité, sur le devoir de contenir la violence dans les limites de la stricte nécessité.
Nous ne disons pas que la violence est bonne quand c’est nous qui l’employons et mauvaise quand les autres l’emploient contre nous. Nous disons que la violence et justifiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est, employée pour la défense de soi-même et des autres contre les prétentions des violents et qu’elle est mauvaise, qu’elle est « immorale » si elle sert à violer la liberté d’autrui.
Nous ne sommes pas pacifistes parce que la paix est impossible si elle n’est voulue des deux partis.
Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Naturellement il ne s’agit pas seulement de défense contre l’attaque matérielle, directe, immédiate, mais contre toutes les institutions qui par la violence tiennent les hommes en esclavage.
Nous sommes contre le fascisme et nous voudrions qu’on le vainquit ni opposant à ses violences de plus grandes violences. Et nous sommes avant tout contre tout gouvernement qui est la violence permanente.
Mais notre violence doit être résistance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes.
Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis [[Le Réveil de Genève, N° 602, page 4, colonnes 1 et 2.]].
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Je n’ai pas épuisé les arguments que je pourrais opposer à la thèse d’Élosu : il y a tant à dire sur un tel sujet !
Je pourrais justifier le recours à la violence anarchiste par toutes les considérations se rattachant au cas de légitime défense.
Je pourrais démontrer qu’en propageant l’esprit de révolte dans ses très nombreuses expressions sans en excepter la révolte à main armée, je reste fidèle aux origines les plus lointaines du mouvement anarchiste et à sa constante tradition.
Je pourrais prouver que la violence quotidiennement exercée par tous les Gouvernements est d’une férocité que ne pourra jamais dépasser celle dont nous proclamons la nécessité et qu’elle cause des misères, des souffrances, des deuils que ne saurait égaler la violence anarchiste la plus farouchement déchaînée.
Je pourrais citer l’exemple du chirurgien qui, pour sauver le corps tout entier, pratique, l’ablation d’un membre et que personne ne songe à accuser de cruauté !
Je pourrais citer cette déclaration lapidaire, cet aveu cynique mais exact, que tout le monde connaît : « Entre les partisans et ennemis du régime actuel, ce n’est qu’une question de force ! »
Mais cette réfutation de la thèse soutenue par Élosu est déjà trop longue et j’espère qu’elle apparaîtra décisive aux lecteurs de celte Revue.
[/Sébastien