La Presse Anarchiste

Pierre Gori

Pierre Gori a été un de nos meilleurs com­bat­tants, un lut­teur et idéa­liste infa­ti­gable qui a contri­bué puis­sam­ment à la dif­fu­sion de l’anarchisme en Ita­lie et en d’autres pays. Il a aus­si été un des ora­teurs les plus élo­quents et les plus influents de notre temps. Ses dis­cours étaient des chefs‑d’œuvre dans le vrai sens du mot et pro­dui­saient une impres­sion inou­bliable dans l’esprit de ses audi­teurs. C’est cette mer­veilleuse force ora­toire qui fit de la vie de cet homme une longue chaîne de cruelles per­sé­cu­tions. Le gou­ver­ne­ment le crai­gnait posi­ti­ve­ment, sachant que l’influence de ses dis­cours était illimitée.

Pierre Gori est né en 1869, à Mes­sine. Son père était offi­cier dans l’armée, et sa mère, Julia Lor­so­ni, appar­te­nait à l’aristocratie de Tos­cane. Grâce à la vie aisée de ses parents, la jeu­nesse de Pierre fut heureuse.

Gori étu­diait le droit aux uni­ver­si­tés de Liorne et de Pise. Il était encore très jeune lorsqu’il entra en contact avec le mou­ve­ment anar­chiste d’Italie. Sous l’influence puis­sante de Michel Bakou­nine, Car­los Caf­fie­ro, Andréa Cos­ta et Erri­co Mala­tes­ta, ce mou­ve­ment prit une vaste exten­sion pen­dant les der­nières décades du siècle der­nier. Depuis le sou­lè­ve­ment de Bene­ven­to en 1877, une réac­tion ter­rible sévis­sait en Ita­lie. Les anar­chistes furent tra­qués comme des bêtes féroces. Des cen­taines de com­pa­gnons souf­frirent dans les pri­sons. Le par­le­ment ita­lien vota une loi d’exception contre les anar­chistes et décla­ra dis­soutes toutes les orga­ni­sa­tions publiques de l’Internationale. Peu après com­men­ça la pro­pa­gande de conspi­ra­tion avec ses per­sé­cu­tions et ses vic­times innombrables.

Lorsque Gori fit connais­sance avec l’anarchisme, les temps étaient déjà plus favo­rables. Plu­sieurs jour­naux avaient com­men­cé à repa­raître et dans les villes et vil­lages, la pro­pa­gande orale avait repris.

Pierre était âgé de dix-sept ans, lorsqu’il prit la pre­mière fois la parole dans une réunion anar­chiste. Quelques-uns de ses pre­miers dis­cours parurent alors sous forme, de bro­chure, inti­tu­lée : Pen­sie­ri ribel­li, qui fut immé­dia­te­ment confis­quée. Gori fut mis en accu­sa­tion et parut en 1887 devant le jury de Pise : Erri­co Fer­ri, qui défen­dit le jeune étu­diant, pro­non­ça à cette occa­sion un de ses plus brillants dis­cours. Le pro­cès se ter­mi­na par l’acquittement de Gori.

Peu après les per­sé­cu­tions reprirent de nou­veau. À Ancône, les ouvriers célé­braient pour la pre­mière fois le 1er mai. Un vaste mou­ve­ment gré­viste sur­git dans la vieille cité anar­chiste, pro­vo­quant des col­li­sions san­glantes avec la police. Gori se trou­vait à l’avant-garde du mou­ve­ment et c’est sur lui que la police fit tom­ber la « res­pon­sa­bi­li­té morale » des évé­ne­ments. Il fut condam­né à un an de pri­son. Quand plus tard la cour d’appel cas­sa le juge­ment, Gori avait déjà presque ter­mi­né sa peine.

En 1891, Gori se ren­dit à Milan. Là, il pas­sa ses exa­mens d’avocat, mais tous ses loi­sirs étaient consa­crés à la pro­pa­gande anar­chiste. Il don­na des cen­taines de confé­rences et ses qua­li­tés extra­or­di­naires d’orateur atti­rèrent des mil­liers de per­sonnes. La même année, il par­ti­ci­pa au Congrès anar­chiste de Cop­po, avec Mala­tes­ta, Cipria­ni et Mer­li­no. À son retour à Milan, il fon­da le jour­nal « L’Amico del Popo­lo ». Dès 27 numé­ros qui parurent, presque tous furent confis­qués, mais la police arri­va tou­jours trop tard. En même temps, Gori plai­da comme avo­cat inter­ve­nant dans plu­sieurs grands pro­cès politiques.

Avec la plus grande éner­gie, il atta­qua le socia­lisme par­le­men­taire et les diri­geants du réfor­misme à Milan ; cette cam­pagne trou­va une expres­sion inté­res­sante dans son jour­nal et dans les assem­blées ; mais elle res­ta tou­jours sur le ter­rain des idées, évi­tant toute ques­tion per­son­nelle. En même temps qu’il com­bat­tait les réfor­mistes dans plu­sieurs Congrès, il était lié par une ancienne et intime ami­tié avec F. Tura­ti, le chef du réfor­misme italien.

À Milan, Gori publiait trois volumes de poé­sies et d’études lit­té­raires, ain­si que six bro­chures anar­chistes. Gori était un véri­table ita­lien : l’instinct artis­tique consti­tua en lui une sorte d’héritage natio­nal. Dans ses dis­cours comme dans ses écrits on recon­naît tou­jours l’artiste. Ses vers font par­tie des meilleurs que la poé­sie ita­lienne moderne a pro­duits. Beau­coup de ses poé­sies de rebelle sont chan­tées dans le monde révo­lu­tion­naire d’Italie, comme par exemple : « La Chan­son des For­çats », « La Chan­son du Pre­mier Mai » et le bel hymne « San­to Case­rio ». Gori fut aus­si l’auteur de plu­sieurs pièces de théâtre qui ont été mises en scène avec suc­cès à Milan et en d’autres villes italiennes.

En 1894, l’anarchiste ita­lien San­to Case­rio tua Sadi Car­not, pré­sident de la Répu­blique fran­çaise. Cet atten­tat pro­vo­qua une réac­tion ter­rible tant en France qu’en Ita­lie. La presse poli­cière de ce der­nier pays exi­gea une nou­velle loi d’exception contre les anar­chistes et atta­qua prin­ci­pa­le­ment Pierre Gori sur lequel elle fit retom­ber la res­pon­sa­bi­li­té morale de l’attentat. Case­rio avait fré­quen­té plu­sieurs réunions dans les­quelles Gori avait par­lé, et celui-ci l’avait défen­du quelques années aupa­ra­vant, en sa qua­li­té d’avocat, devant les tri­bu­naux de Milan. La presse poli­cière en dédui­sit que Gori était le maître de Case­rio et l’instigateur « moral » de l’attentat de Lyon.

Peu après le gou­ver­ne­ment ita­lien pro­mul­gua une nou­velle loi contre les anar­chistes et Gori se vit obli­gé de quit­ter le pays. Il tra­ver­sa la fron­tière fran­çaise, mais fut arrê­té immé­dia­te­ment et expul­sé. Alors il se réfu­gia à Luga­no, en Suisse Ita­lienne, mais le gou­ver­ne­ment ita­lien insis­ta tant auprès des répu­bli­cains suisses que ceux-ci expul­sèrent l’anarchiste détes­té, en même temps que beau­coup d’autres cama­rades. (29 jan­vier 1895).

Gori se ren­dit alors en Alle­magne, en pas­sant par la Hol­lande, où il res­ta pen­dant quelques semaines avec Dome­la Nie­wen­huis et les anar­chistes hol­lan­dais. Peu de temps après, il arri­va à Londres, où il prit une part active au mou­ve­ment. À cette époque, Londres était le centre de tous les per­sé­cu­tés : Mala­to, Mala­tes­ta, Louise Michel, Émile Pou­get et beau­coup d’autres se virent obli­gés de vivre en Angle­terre à cause des lois d’exception en vigueur en France et en Ita­lie. Gori et Mala­tes­ta menèrent une éner­gique et fruc­tueuse cam­pagne entre les rési­dents ita­liens à Londres et le vigou­reux talent ora­toire du pre­mier atti­ra des cen­taines de personnes.

En 1895, Gori se ren­dit aux États-Unis dans le but d’y faire une tour­née de pro­pa­gande, ain­si qu’au Cana­da. Son suc­cès en Amé­rique fut extra­or­di­naire ; il par­la dans toutes les grandes villes entre New York et San Fran­ci­seo, tenant plus de 400 mee­tings. Mais cet effort consti­tua un dan­ger pour sa san­té. En 1896, il retour­na à Londres comme délé­gué au Congrès socia­liste inter­na­tio­nal. Peu après il tom­ba gra­ve­ment malade et pas­sa plu­sieurs semaines à l’hôpital. Son état s’aggravait, lorsqu’il déci­da de ren­trer en Ita­lie mal­gré le dan­ger auquel il s’exposait d’être inter­né au « domi­ci­lio coatto ».

Cepen­dant, les dépu­tés Imbrian­ni et Bovio sai­sirent le par­le­ment du cas et le gou­ver­ne­ment décla­ra qu’il n’inquiéterait pas Gori tant qu’il se tien­drait tran­quille. Gori pas­sa un cer­tain temps sur l’île d’Elbe, malade, exté­nué. Mais le gou­ver­ne­ment ne le per­dait pas de vue et toute une armée de sur­veillants rôdait autour de sa maison.

Gori res­ta long­temps avant de recou­vrer la san­té. Enfin il put quit­ter l’île et il retour­na à Milan où il reprit son acti­vi­té en faveur de ses idées. À cette époque, il n’était pas pos­sible de tenir des réunions publiques, les anar­chistes étant pri­vés des droits civils. Gori com­men­ça l’organisation des réunions dites pri­vées, se ser­vant de quelques sub­ter­fuges. Mais la police sur­veillait ses faits et gestes. À Milan on avait éri­gé un monu­ment aux com­bat­tants de la révo­lu­tion ita­lienne. Lors de son inau­gu­ra­tion, Gori qui était un des ora­teurs, pro­non­ça un de ses plus remar­quables dis­cours. Alors le Gou­ver­ne­ment lui fit savoir qu’il l’enverrait à « domi­ci­lio coat­to », s’il lui arri­vait de nou­veau de parler.

Quelque temps après, il défen­dit Mala­tes­ta et ses cama­rades devant le Tri­bu­nal d’Ancône. Sa défense fut une des plus véhé­mentes accu­sa­tions contre la réac­tion et un déve­lop­pe­ment mer­veilleux de la doc­trine anarchiste.

En 1898, après le sou­lè­ve­ment de Milan, au cours duquel 200 hommes et femmes tom­bèrent sous les balles de la sol­da­tesque, la police essaya d’arrêter Gori et ce n’est que grâce à un hasard que celui-ci réus­sit à s’enfuir à l’étranger. Plus tard, un Conseil de guerre le condam­na à douze ans de pri­son, le consi­dé­rant comme fau­teur « moral » de l’émeute.

Gori se ren­dit en Argen­tine où il s’adonna à une pro­pa­gande intense. Les étu­diants et les pro­fes­seurs l’invitèrent à don­ner une série de confé­rences à l’Université. Il y dis­ser­ta sur la socio­lo­gie cri­mi­nelle, cap­ti­vant l’attention de l’auditoire. Plus tard il fon­da une revue scien­ti­fique de psy­chia­trie et de cri­mi­no­lo­gie. En même temps, il voya­gea à tra­vers toute l’Amérique du Sud, répan­dant par­tout les ensei­gne­ments de l’anarchisme. Sous les aus­pices de la Socié­té scien­ti­fique argen­tine (Gori prit part à une expé­di­tion à Terre-de-Feu et à la Pata­go­nie et sur ce voyage il publia plus tard, unes brillante relation.

L’amnistie de 1902 mit Gori dans la pos­si­bi­li­té de retour­ner en Ita­lie. La pro­pa­gande liber­taire s’était déve­lop­pée de nou­veau. Avec la col­la­bo­ra­tion de Louis Fab­bri il fon­da l’excellente revue « Il Pen­sie­ro », une des publi­ca­tions les plus impor­tantes de la lit­té­ra­ture anar­chiste. Mais la police ne le lais­sa pas en paix. Les per­sé­cu­tions contre lui furent si vio­lentes, que le Par­le­ment dut intervenir.

Ces per­sé­cu­tions conti­nuelles obli­gèrent Gori à aban­don­ner de nou­veau l’Italie. Il alla en Pales­tine et en Égypte, se mon­trant par­tout très actif pour la cause. Eu 1905 il ren­tra en Ita­lie, gra­ve­ment malade. Son état de san­té ne lui per­mit pas de déployer une grande acti­vi­té ; cepen­dant, il lut­ta jusqu’à ses der­niers moments pour nos idées. Il publia encore plu­sieurs bro­chures et un volume de poé­sies. Il mou­rut le 7 jan­vier 1911, à l’île d’Elbe, à l’âge de 42 ans.

La triste nou­velle se pro­pa­gea dans toute l’Italie, car Gori était une des figures les plus popu­laires du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de ce pays. Son enter­re­ment don­na lieu à une démons­tra­tion gran­diose. Toutes les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires envoyèrent des délé­gués et des cou­ronnes et des mil­liers de per­sonnes accom­pa­gnèrent le cher défunt à son der­nier repos. Toutes les mai­sons de com­merce et les fabriques res­tèrent fer­mées. Le peuple entier était en deuil, car tous savaient que Pie­tro Gori avait été l’ami le plus loyal des pauvres et des exploi­tés, un véri­table pro­phète de la révo­lu­tion sociale.

[/​Rodolphe Rocker.

(Tra­duit de « Arti­sas y Rebeldes ». Edi­to­rial Argo­nau­ta, Buenos-Ayres.)/]

La Presse Anarchiste