La nation
La constitution et l’organisation d’une nation sont essentiellement différentes de celles d’une peuplade ; celle-ci, provenant de l’instinct naturel, a en elle-même son principe constitutif et organique, elle est formée par la seule agrégation continuelle d’éléments semblables obéissant à leur affinité élective et elle s’organise d’elle-même par leur adaptation spontanée au milieu ambiant. Dans ces conditions elle doit continuer à s’étendre indéfliniment tant qu’elle ne rencontre pas d’obstacles. Cette loi a été exprimée laconiquement par Moïse quand il a dit à la peuplade qu’il conduisait « Croissez et multipliez et remplissez la terre »
La peuplade est comparable à un troupeau, son principe étant plutôt instinctif que rationnel, la supériorité intellectuelle de l’homme s’y manifeste à peine et on peut voir des animaux en liberté qui d’eux-mêmes forment des groupes permanents où se trouve un rudiment d’organisation sociale qui n’est pas très inférieur à celui que nous trouvons chez certaines peuplades d’hommes sauvages. On a pu soutenir avec quelque apparence de raison que c’est chez les animaux inférieurs, les insectes, que se trouvent les plus admirables organisations politiques. De là à nous les proposer comme modèle il n’y a qu’un pas, et il a été souvent franchi. Les fourmis et les abeilles notamment ont fourni la matière de profondes dissertations dans lesquelles on fait honte à l’homme de son esprit d’égoïsme et d’indiscipline. Dans cette occasion, on prend pour une marque de supériorité chez les insectes ce qui résulte au contraire de leur immense infériorité intellectuelle, attendu qu’ils agissent par instinct et non par raison.
L’instinct représente l’expérience et les habitudes de la race, tandis que la raison représente l’expérience particulière de l’individu que l’on examine.
Tous les animaux (l’homme compris) ont à la fois de l’instinct et de la raison. Ce qui fait la supériorité immense de l’homme, c’est que chez lui la raison a une action incomparablement supérieure à celle de l’instinct ; tandis que chez les autres animaux en général, c’est l’instinct qui domine de beaucoup, et chez quelques-uns, comme les insectes dont nous venons de parler, il produit des effets surprenants.
Plus il y a de générations successives depuis qu’une race d’animaux existe et plus il y a de probabilités pour que ceux qui existent de nos jours aient un instinct puissant et développé. Plus la vie individuelle est longue, plus il y a de probabilité que se développe largement la raison particulière de chaque animal. C’est ce que ne cessent de répéter les anarchistes-individualistes.
En admettant que toutes les races d’animaux existant aujourd’hui aient commencé pendant la même période géologique, il en résulterait que les animaux dont la vie est la plus courte et qui acquièrent par conséquent moins de raison, proviennent d’une plus longue suite d’ancêtres et doivent posséder proportionnellement plus d’instinct. Si, par exemple, un certain insecte vit pendant un temps n’égalant que la centième partie de la vie ordinaire d’un homme, cet insecte doit avoir une série d’ancêtres cent fois plus nombreuse que les générations humaines qui se sont succédé depuis le temps où, par supposition, la race humaine et la race de cet insecte ont toutes deux ensemble commencé à exister. Les instincts que les nécessités de l’existence ont imposés aux deux races sont donc cent fois plus développés et cent fois plus invétérés dans l’insecte que dans l’homme.
Il n’y a pas à douter que bien d’autres causes dont quelques unes que nous pouvons soupçonner et beaucoup d’autres qui nous échappent complètement, peuvent contribuer à développer l’instinct d’une manière anormale chez certains animaux prédisposés par les particularités de leur organisation.
Mais il est certain que les facultés instinctives les plus extraordinaires ne sont jamais que la manifestation d’une infériorité intellectuelle et, chez l’homme lui-même, les instincts innés et à un certain point les instincts acquis, habitudes machinales et routine, bien loin de constituer un avantage, doivent être considérés comme un des plus grands obstacles au progrès social. L’instinct des animaux a été très utile à l’homme pour établir sur eux sa domination. Ce sont ceux, qui, à l’état sauvage, se réunissent en troupeau qu’il a les premiers domestiqués en se substituant à leurs chefs naturels et en utilisant l’habitude qu’ils avaient de se grouper eux-mêmes et de suivre l’impulsion de certains d’entre eux. Ce que l’homme primitif a fait pour les troupeaux de moutons, de bœufs, etc., d’autres hommes moins primitifs l’ont fait pour des troupeaux d’hommes dont les instincts sociaux étaient plus développés que la raison.
Car la supériorité que nous pouvons remarquer parfois à l’avantage des sociétés humaines naturelles ne provient même pas de la supériorité des membres du troupeau humain, mais presque toujours d’un élément de civilisation extérieure à ce troupeau, qui vient y superposer et y exercer une influence dominante. Ainsi dans la peuplade hébraïque qui a quitté l’Égypte sous la direction de Moïse, l’élément étranger était Moïse lui-même, qui, imbu de la civilisation égyptienne et des principes autoritaires des prêtres égyptiens qui l’avaient élevé remplissait vis-à-vis, de ses congénères le rôle de berger du troupeau qu’il leur a fait former. Il en est de même de la peuplade du Paraguay que les jésuites ont gouverné pendant un siècle et demi, ces sauvages formaient un troupeau dont l’organisation et le gouvernement furent beaucoup plus perfectionnés quand il y eut, pour s’en occuper des bergers étrangers au troupeau et d’une civilisation beaucoup plus avancée.
Mais les sociétés naturelles, peuplades, tribus, troupeaux plus ou moins bien gouvernés par les anciens de l’association ou par des étrangers qui jouent le rôle avantageux de bergers, ne peuvent subsister quand d’autres sociétés humaines entrent en concurrence avec elles ; d’une manière comme de l’autre elles changent de nature. Le principe sentimental qui leur a donné naissance et les instincts naturels qui ont suffi à leur conserver l’existence quand elles n’avaient à lutter que contre les animaux et la nature inanimée deviennent insuffisants quand elles entrent en concurrence avec d’autres sociétés humaines. Pour que la lutte soit possible, il faut que la peuplade se change en nation.
Le principal caractère de ce changement est la délimitation territoriale. La peuplade pouvait être errante, en tous cas le territoire qu’elle occupait était indéterminé. La nation est limitée de toutes parts ; son caractère essentiel est d’avoir des frontières.
La nation résulte donc de la réaction naturelle à tous les organismes contre les obstacles qu’ils rencontrent. Elles ne peuvent s’établir que sur les principes restrictifs de la raison. Ces obstacles la forcent à ne chercher la multiplication de ses membres que par des méthodes plus perfectionnées d’utilisation d’un territoire désormais borné. Ses principes seront à la fois la division et l’organisation des forces sociales de manière à croître encore et à multiplier et ne pouvant remplir la terre, remplir le territoire possédé et progresser encore, car il ne faut pas oublier que l’immobilité c’est la mort.
[/Maurice
(à suivre)/]