Il est, certes, utile de lire. Mais avant tout il faut savoir penser par soi-même, observer, tirer des enseignements de sa propre expérience. Il ne faut lire qu’autant que notre cerveau peut digérer. Autrement nous risquons, à force de suivre toujours la pensée d’un autre, de ne plus avoir de pensée propre. Des propos sonores, mais dépourvus de sens, émanant d’une plume en renom, peuvent nous éblouir quelquefois si nous ne nous méfions pas. En un mot soyons sceptiques, même envers les penseurs autorisés qui discutent à perte de vue sur le scepticisme.
J’avoue avoir peu de goût pour la métaphysique. La Vérité existe-t-elle ? Qu’est-ce que la Vérité ? Qu’est-ce que l’Absolu ? Peu m’importe ! Je laisse très volontiers le soin de résoudre ces questions à ceux qui ont plus de loisirs que moi. Mais qu’existe ou non la Vérité absolue, je sais que expérimentalement, patiemment des hommes studieux, qui se sont occupés plus modestement des sciences exactes, ont trouvé quelques vérités, qui semblent être telles, qui frappent nos sens et qui nous servent pour faciliter notre existence. Et cela me suffit. Ils ont remarqué, entre autres, qu’un organisme qui passe à l’état parasitaire s’atrophie. C’est à cause de cela que nos illustres écrivains, philosophes, propagandistes, qui vivent de leur plume et laissent le souci d’assurer leur existence aux ouvriers manuels, divaguent quelquefois.
Les propagandistes, qui ont déserté l’atelier, le bureau, le chantier, ne vivant plus la vie de l’ouvrier, ne se rendent pas bien compte de sa misère, de l’oppression qu’éprouve un être fier de subir journellement le coup d’œil d’un patron. Leur révolte s’atténue et patiemment ils attendent la Révolution lointaine et la Société future.
Ne basant pas leur raisonnement sur les conditions de la vie réelle, les philosophes, les métaphysiciens ont de tout temps été néfastes pour le développement du genre humain. Ils ont obscurci bien des cerveaux, ils ont faussé le jugement de bien des gens — et qui ne sont point des sots, — mais qui se sont laissés prendre aux filets de leurs phrases. En philosophie c’est comme en poésie : moins c’est clair, plus c’est beau, plus ça paraît épatant !
Ainsi un ami me sert cette perle qu’il qualifie de « définition admirable » : « l’homme d’action est une brute qui croit à la réalité des choses. »
Ceci est extrait d’un livre de T. de Gaultier, intitulé « La fiction universelle ».
Pourtant tout n’est pas fiction. Il existe des choses bien réelles ici-bas. Le besoin de manger, d’aimer n’est point fictif, puisque l’impossibilité d’y satisfaire nous cause une grande souffrance et nous mène au détraquement, à la mort. Ces besoins pourraient, devraient être pleinement satisfaits, c’est la bêtise des hommes — bien réelle aussi, hélas ! — qui l’en empêche.
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Le doute est nécessaire, il pousse à la critique. Si les hommes doutaient davantage, ils ne seraient pas prêts à suivre le premier bateleur venu. Ils seraient plus conscients, plus eux-mêmes. Leur pensée se développerait plus nette. Le doute ne fait pas nécessairement des eunuques. Et l’action qu’il provoque est plus réfléchie, a plus de durée que celle des enthousiastes.
Les sceptiques par excellence qu’étaient les anciens nihilistes étaient des gens très positifs. Leurs revendications pourraient se résumer ainsi : en égoïstes parfaits, ils voulaient des conditions permettant le développement intégral, physique et intellectuel de l’individu. Très raffinés, ils voulaient aussi des compagnes intelligentes.
Comme toutes les lois, les institutions, les préjugés entravent le complet épanouissement de l’individu, ils critiquèrent tout ce qu’ils voyaient autour d’eux ; comprenant que les replâtrages ne valaient rien, ils voulaient tout détruire.
Leurs critiques suscitèrent des actes d’une grande énergie, dont leurs fils, les révolutionnaires russes d’aujourd’hui, continuent la tradition.
Malheureusement, quoique tout aussi virils, les jeunes suivent une méthode de pensée différente. Ils ont renié l’égoïsme, sentiment naturel, ils ne luttent plus pour leur cause, mais pour celle du peuple, de l’humanité, ils n’ont plus de boussole. Et je pense au petit oiseau gris d’une nouvelle de Gorki, qui chante que plus loin, par delà les marécages et les bois, le soleil luit, l’air est pur, c’est la liberté. C’est vague ça.
Et tout est aussi vague dans les écrits de Gorki, écrivain très en vogue parmi les révolutionnaires. C’est en vain qu’on y cherche une théorie, une pensée précise. Est-il socialiste ? Est-il anarchiste ? Que veut-il au juste ? Puisque au besoin il se contenterait d’une constitution.
Nous voyons le vieux Kropotkine, dans son livre « Champs, Usines, Ateliers » s’émerveiller de ce qu’à Londres en plein hiver on puisse se procurer à un prix fou des violettes et du raisin.
Et cet autre anarchiste Bogroff, exécuteur de Stolypine, tour à tour mouchard ou compagnon sincère, parce qu’il a des besoins de luxe, la passion du jeu et des femmes, que ne s’est-il pas occupé en égoïste, à l’exemple des anciens nihilistes, du développement de sa propre individualité tout d’abord ?
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Les véritables continuateurs, les véritables héritiers des anciens nihilistes, sont certainement les anarchistes individualistes, comme théorie et comme méthode d’action.
Les socialistes anarchistes, les libertaires, ont tendance à se grouper, à agir en masse organisée. Plus vaste est l’organisation, moins l’individu s’y sent responsable, moins il a d’efforts à accomplir. Pour arriver à accomplir un travail donné, le travail préparatoire est immense et risque de fausser le but que se sont assignés le ou les initiateurs, car pour être nombreux on fait des appels à beaucoup de camarades qui n’ont pas exactement les mêmes conceptions, et, pour marcher chacun atténue les siennes. Sous prétexte de désarmer les haines, on finit par s’abstenir de toute discussion théorique. On devient comme le petit oiseau gris de Gorki, on a beaucoup de bonne volonté, on a un grand cœur, qu’on s’arracherait de la poitrine, comme Danko, pour que son resplendissement au-dessus des hommes les guide et les enflamme. Tout cela, hélas ! – pareillement encore au dénouement des nouvelles de Gorki – ne sert pas à grand chose, car les hommes piétinent toujours dans le bois sombre, au milieu des marécages où l’air est irrespirable.
L’individualiste compte surtout sur lui-même. Il raisonne ses besoins, supprime le superflu, généralement nuisible à sa santé, ce qui lui permet d’économiser. Aussi a‑t-il envie de faire quelque chose, il le peut. C’est à l’effort individuel, par exemple, qu’est dû « l’Affranchi » de Fraigneux, « La Vie Naturelle » de Zisly et notre tribune libre.
Et cependant, y a‑t-il plus sceptique que le camarade de Reims qui lança la provinciale et peu bruyante « Vie Anarchiste » ? Zisly avec sa demi-douzaine de sauvagistes aurait pu attendre longtemps avant de publier sa revue s’il avait compté sur la moitié du quart des « Groupes des Temps Nouveaux » créés pour soutenir un organe dont la vie s’exhale en une plaintive et continuelle agonie. Fraigneux avec sa polycopie fait à lui seul le boulot d’au moins une centaine de croyants illuminés de la société future. En effet ils sont nombreux les anarchistes répartis en groupes, en fédérations et qu’ont-ils comme organes ? Que n’auraient-ils pas comme journaux s’ils pensaient comme Fraigneux qu’il vaut mieux agir de suite, marcher avec ceux qui marchent, plutôt que de marquer le pas en attendant les autres ?
Le sceptique ne croit qu’à la réalité qui s’impose à lui, qui se manifeste, qui est évidente, il est sceptique sur ce qui n’est pas certain. Il ignore les millions d’individus qui ont seulement des idées, ceux-là ne l’influencent en rien, il doute de leur réalité, il ne les voit pas existants puisqu’ils ne sont qu’en puissance. Mais son scepticisme cesse devant la manifestation d’une pensée — l’action ; le positif seul le convainc et la seule manière de tuer le scepticisme, c’est encore de faire de l’action. La plupart des individus sont des fantômes d’individus et les sceptiques le constatent, même souvent en jugeant de leurs propres personnes.
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