La Presse Anarchiste

Sur l’éducation

Il est curieux de consta­ter com­bien cer­taines per­sonnes s’ef­forcent de culti­ver leurs petits tra­vers, et avec quelle appli­ca­tion, quelle per­sé­vé­rance, elles s’obs­tinent à leur don­ner l’en­ver­gure de véri­tables défauts. Elles mettent, semble-t-il, un grand plai­sir à contrac­ter des habi­tudes — quelque peu agréables que soient les pre­miers essais — qui n’ont d’autres consé­quences que de com­pli­quer leur misé­rable exis­tence, tri­bu­taire déjà de pas mal d’exi­gences. Heu­reux encore lorsque les défauts qu’elles contractent ain­si n’é­vo­luent pas jus­qu’à la pas­sion ou jus­qu’au vice, et s’é­ter­nisent à l’é­tat de petits défauts qu’elles sup­portent, qu’il est même de bon ton par­fois de posséder.

C’est d’ailleurs la plu­part du temps pour sacri­fier à ce bon ton, que les fumeurs tor­turent leur orga­nisme en le sou­met­tant à toutes sortes d’é­preuves dont ils finissent par s’ac­com­mo­der tant bien que mal, sur­tout mal. En effet, qui des fumeurs peut se flat­ter d’a­voir trou­vé déli­cieuse sa pre­mière ciga­rette, ou sa pre­mière pipe ? Et quel est le tout jeune homme qui n’a pas fait cha­vi­rer son cœur, en fumant en cachette sa pre­mière ciga­rette, chi­pée un jour dans l’é­tui de papa, offerte par un cama­rade ou ache­tée au débi­tant ? Pen­sez-vous que cette pre­mière ten­ta­tive l’ait à tout jamais dégoû­té du tabac ? Non pas ! Il a recom­men­cé tout sim­ple­ment pour faire comme les grands, pour jouer à l’homme.

Voi­là com­ment on finit par deve­nir un fervent de la plante amé­ri­caine de Taba­go. On fume d’a­bord pour faire comme les autres, pour se don­ner un petit air d’im­por­tance, puis par dilet­tan­tisme, et enfin parce qu’on ne peut plus se débar­ras­ser de l’ha­bi­tude contrac­tée : on fume par besoin. « Je me pas­se­rais plu­tôt d’un diner que d’une pipe. » nous disait sou­vent un ancien col­lègue de tra­vail. En effet, il fumait avec une pas­sion tel­le­ment exces­sive qu’il en « bavait » de jouis­sance. Mais il puait si fort le tabac que les mouches, les mous­tiques, les puces et les punaises ne l’ap­pro­chaient même pas.

On sait que le tabac est ori­gi­naire de l’île Taba­go, une des petites Antilles anglaises ; qu’il contient un poi­son des plus vio­lents, la nico­tine ; qu’il fut intro­duit en Europe par les Espa­gnols, et en France par Jean Nicot, de Nîmes, alors ambas­sa­deur à Lisbonne.

Il fut tout d’a­bord en usage comme remède sous dif­fé­rentes appel­la­tions et devint l’ob­jet d’un engoue­ment exces­sif ; mais l’u­sage d’en fumer les feuilles se pro­pa­gea peu à peu, mal­gré de nom­breuses inter­dic­tions. C’est alors que les gou­ver­nants, com­pre­nant qu’ils n’en pou­vaient empê­cher l’u­sage, prirent le par­ti de s’en créer une source de revenus.

Mais que rap­porte aux fumeurs leur pen­chant immo­dé­ré pour le tabac ? Rien que des acci­dents dan­ge­reux : l’ha­leine fétide, la pha­ryn­gite, la dys­pep­sie, les troubles de la vue et de la mémoire, le can­cer du fumeur, etc., dont les suites sont funestes. Je connais deux fer­vents de la ciga­rette qui ne fument plus main­te­nant et pour cause ; l’un a une extinc­tion de voix presque com­plète et l’autre ne par­le­ra jamais plus, l’a­bla­tion du bout de la langue lui ayant été faite. Ils doivent sûre­ment mau­dire le tabac ; mais c’est trop lard, l’ef­fet est pro­duit et ils en souffrent : tant pis pour eux !

Les fumeurs, por­tés par la nico­tine, à rêvas­ser peuvent pro­vo­quer de grands mal­heurs, de véri­tables désastres. Que d’in­cen­dies ter­ribles où on a même à déplo­rer la mort de plu­sieurs per­sonnes, sont dus à l’in­sou­ciance, à l’im­pré­voyance d’un fumeur, qui a jeté une allu­mette, un bout de ciga­rette non éteint !

Il y a aus­si les pri­seurs et les chi­queurs. Beau­coup de gens croient encore que la prise de tabac dégage les humeurs du cer­veau et pré­vient cer­taines mala­dies, comme si le cer­veau avait quelque com­mu­ni­ca­tion avec les fausses nasales. Le tabac agit sur les muqueuses nasales comme une brû­lure agit sur la main ou sur le bras, et pro­voque un écou­le­ment d’hu­meur : ce sont ces muco­si­tés qui viennent pendre au bout du nez du priseur.

La prise de tabac affai­blit l’o­do­rat, attire les humeurs à la tête, irrite la conjonc­tive de l’œil, détruit la mémoire, salit le visage et donne au pri­seur une odeur fétide. En outre le pri­seur a tou­jours ses mou­choirs sales et humides.

Le tabac à chi­quer que l’on débite en cordes noi­râtres et grais­seuses, entraîne l’in­flam­ma­tion de la muqueuse de la bouche, déchausse les dents et occa­sionne une grande perte de salive, ce qui nuit beau­coup à la digestion.

La chique de tabac est une habi­tude repous­sante ; celui qui en est affli­gé s’ex­pose à de graves mala­dies : la nico­tine mêlée à la salive occa­sionne des troubles dans les fonc­tions de la nutri­tion et aide au déve­lop­pe­ment des can­cers de l’es­to­mac, etc.

L’u­sage du tabac est sur­tout funeste aux enfants ; il porte atteinte à leur crois­sance, à leur intel­li­gence, à leur mémoire, à leur force cor­po­relle ; il trouble consi­dé­ra­ble­ment les fonc­tions digestives.

Fumer, pri­ser ou chi­quer est un grand défaut, qui, for­cé­ment, en pro­duit un autre : celui de boire. Les indi­vi­dus qui les pos­sèdent les tra­duisent inva­ria­ble­ment en plai­sirs — comme si on pou­vait appe­ler plai­sirs ces atten­tats à sa san­té à sa propre vie.

Les jeunes gens sur­tout, sont sou­mis presque tous à une loi en appa­rence inex­pli­cable, mais dont la rai­son vient de leur jeu­nesse même, de leur manque d’é­du­ca­tion ration­nelle et de l’es­pèce de furie avec laquelle ils se ruent aux plai­sirs qui blessent et qui tuent. Riches ou pauvres, ils n’ont jamais d’argent pour les néces­si­tés de la vie et pour un acte quel­conque de soli­da­ri­té, tan­dis qu’ils en trouvent tou­jours pour leurs caprices. Pro­digues de tout ce qui s’ob­tient à cré­dit, ils sont avares de tout ce qui se paye ou se donne à l’ins­tant même et semblent se ven­ger de ce qu’ils n’ont pas en dis­si­pant tout ce qu’ils peuvent avoir.

Quel tra­vail édu­ca­tif nous avons à faire ! Mais nous ne devons pas nous las­ser d’ins­truire la jeu­nesse de tout ce qui peut lui per­mettre de gran­dir en taille, en san­té et en har­mo­nieuse indi­vi­dua­li­té, de for­ti­fier le carac­tère pour que — le cas échéant, elle fasse preuve de vita­li­té, de cou­rage, d’au­dace, de force de résis­tance contre toutes les mau­vaises habi­tudes, les pas­sions mal­saines, les pro­vo­ca­tions des contemp­teurs, des néga­teurs et des per­sé­cu­teurs de l’I­dée individualiste.

Or, si les hommes du pro­lé­ta­riat, en géné­ral sont des atomes, des infi­ni­ment petits dans la socié­té de bas­sesse et de cor­rup­tion où nous vivons encer­clés, il nous est agréable de consta­ter, par contre, que de temps à autre, sur­gissent des Indi­vi­dus grands par l’exemple, logiques par l’ac­tion, semeurs de germes fécondateurs.

Tant que les mêmes causes sub­sis­te­ront, les mêmes effets se repro­dui­ront. On dirait que l’hu­ma­ni­té vient à peine de naître.

[/Fer­nand-Paul/]

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