La Presse Anarchiste

La Dictature du Prolétariat : le point de vue révolutionnaire

Nous avons dans le numé­ro pré­cé­dent, annon­cé une enquête sur ce qu’on appelle la dic­ta­ture du prolétariat.

Aujourd’hui, Richard nous dit pour quelles rai­sons cette doc­trine séduit les foules sim­plistes et Pier­rot montre que la meilleure pré­pa­ra­tion à un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de ten­dances fédé­ra­listes serait de réa­li­ser la décen­tra­li­sa­tion des orga­ni­sa­tions ouvrières. Plus loin, Rocker expose que la dic­ta­ture est sur­vi­vance de l’idéal jacobin.

Nous avons reçu du cama­rade Richard, d’Alger, une lettre dont nous don­nons ci-des­sous quelques extraits

« Vous n’ignorez pas la dévia­tion que le triomphe du bol­che­visme a fait subir à nos idées. Vous savez com­bien d’anarchistes se sont lais­sé séduire par la sim­pli­ci­té de la méthode russe de trans­for­ma­tion sociale (la dic­ta­ture du prolétariat)…

« Nos efforts ne sont pas exclu­si­ve­ment diri­gés contre ces néo-mar­xistes ; nous com­bat­tons aus­si bien ceux qui exercent le pou­voir que ceux qui veulent l’exercer ; mais ces gens, qui se le dis­putent, savent bien qu’une entente est tou­jours pos­sible entre les par­ti­sans de l’autorité ; aus­si dirigent-ils leurs cri­tiques les plus acerbes contre ceux qui veulent détruire l’objet de leurs convoitises.

« Vous savez com­bien leur doc­trine est sédui­sante et plaît aux foules sim­plistes. Com­battre un gou­ver­ne­ment pour se sub­sti­tuer à lui, et dic­ter à son tour les lois aux­quelles on sou­met­tra les peuples, demande un effort intel­lec­tuel infi­ni­ment moindre que celui de recher­cher des méthodes d’entr’aide ration­nelles, excluant les don­neurs d’ordres, et est à por­tée de tous les cer­veaux, même incultes.

« Vous n’ignorez pas à quel point répugne le tra­vail intel­lec­tuel à l’ouvrier érein­té par une jour­née de labeur exces­sif, et avec quelle faci­li­té il conçoit des méthodes de vio­lence pour mettre un terme à sa misère. Le rêve d’être à son tour le plus fort hante son cer­veau aux heures sombres où elle lui appa­raît dans toute sa lai­deur ; et, s’il lui sem­blait un mythe il y a quelque temps, il sait aujourd’hui qu’un grand pays vient de le réaliser. »

Oui, le bol­che­visme se pré­sente sim­ple­ment à la foule comme l’espoir d’une révo­lu­tion. Mais elle ne voit pas plus loin imi­ter le bol­che­visme, c’est-à-dire mettre au pou­voir un nou­veau per­son­nel, de nou­veaux maîtres, qui ren­for­ce­ront encore une fois l’autorité de l’État ; car le socia­lisme d’État a la pré­ten­tion de régle­men­ter tous les gestes de l’existence.

Le bol­che­visme a tout au moins un mérite. Il a res­sus­ci­té la foi en la révo­lu­tion. On avait per­du cette foi, avant la guerre. On se moquait des « catas­tro­phiques » ; on fai­sait de la révo­lu­tion un mythe pour gens simples. Et la révo­lu­tion est venue — à la stu­pé­fac­tion et au désar­roi des réfor­mistes, tant socia­listes que syndicalistes.

Mais, faut-il imi­ter celle qui a eu lieu en Rus­sie ? Comme dit Kro­pot­kine, les bol­che­viks nous montrent ce qu’il ne faut pas faire.

La révo­lu­tion est néces­saire, mais il ne suf­fit pas d’être révo­lu­tion­naire. Évi­tons de gas­piller, ensuite, l’effort vic­to­rieux, en lais­sant ins­tal­ler une nou­velle et plus lourde centralisation.

Nous nous sou­ve­nons il y à une quin­zaine d’années, alors que la foi révolution­naire avait décru, des hommes déçus, aigris, mais inca­pables de révolte, espé­raient la venue d’un sur­homme (Nietzsche était à la mode), un sur­homme qui eût fouaillé la foule, la foule des autres. Aujourd’hui, on espère la dic­ta­ture, mais pour réa­li­ser quel programme ?

***

Qu’on nous entende bien. En fai­sant la cri­tique du bol­che­visme, nous ne vou­lons pas réha­bi­li­ter le tza­risme, ni défendre les ins­ti­tu­tions bour­geoises. Nous cri­ti­quons le bol­che­visme en tant qu’anarchistes.

Mais les fana­tiques ne sup­portent aucune cri­tique, et accusent leurs contra­dic­teurs de faire le jeu des bour­geois d’Occident. Sous pré­texte que « la jus­tice » pour­chasse les révo­lu­tion­naires en les éti­que­tant bol­che­vistes, nous serions obli­gés d’avaler l’évangile de Lénine, nous serions obli­gés d’abandonner toute pro­pa­gande d’éducation.

Les poli­ti­ciens socia­listes déclarent, sui­vant la for­mule de Cle­men­ceau, que la révo­lu­tion russe forme un bloc. Mais le bloc social-démo­crate ne nous dit rien qui vaille, et nous ne sommes pas des fata­listes. Cachin et Fros­sard prêchent des conver­tis. Fros­sard pro­clame qu’il est allé en Rus­sie avec « des par­tis pris » très arrê­tés, et qu’il a répu­dié toute cri­tique bour­geoise. Et voi­là l’esprit cri­tique excom­mu­nié comme héré­tique. Il en a tou­jours été ainsi.

Nous avons été les pre­miers, croyons-nous, à dénon­cer les ambi­tions des grands pro­prié­taires ter­riens polo­nais, et nous avons stig­ma­ti­sé la poli­tique polo­naise de conquête. (Voir l’article d’Isidine, dans le numé­ro 12.)

Nous sommes hos­tiles à toute inter­ven­tion des gou­ver­ne­ments étran­gers contre la révo­lu­tion russe.

Mais nous conser­vons le droit de critique.

***

Nous avons un point com­mun avec le bol­che­visme, c’est le point de vue révo­lu­tion­naire, c’est la néces­si­té de faire table rase de la vieille socié­té bour­geoise. Mais nous diver­geons pour reconstruire.

Quand nous cri­ti­quons les bol­che­viks, on nous reproche d’attaquer leur œuvre révo­lu­tion­naire. L’erreur est que ce n’est pas eux qui ont fait la révo­lu­tion, on l’oublie main­te­nant ; ils ont sim­ple­ment fait un coup d’État contre les socia­listes révo­lu­tion­naires [[En fait, beau­coup trop réfor­mistes et atta­chés à la léga­li­té.]], et ils les ont pour­chas­sés comme des ennemis.

Pen­dant ce temps-là, les pay­sans fai­saient eux-mêmes la révo­lu­tion agraire, en s’emparant indi­vi­duel­le­ment des grandes propriétés.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous n’avons en vue que l’œuvre de recons­truc­tion sociale.

Rocker nous expose aujourd’hui le point de vue anar­chiste créer par­tout des conseils éco­no­miques d’ouvriers, ce qu’on appe­lait autre­fois des com­munes, sans attendre le mot d’ordre d’un par­ti poli­tique. Les conseils ou com­munes orga­nisent la pro­duc­tion et règlent la répar­ti­tion, en atten­dant de pou­voir se fédé­rer. Qu’importe le régime adop­té par chaque com­mune, c’est l’affaire des par­ti­ci­pants. L’existence de ces orga­nismes locaux est la meilleure défense contre l’action d’un pou­voir cen­tral. Leur fédé­ra­tion est le moyen de parer à une contre-révolution.

Il s’agit de faire une révo­lu­tion éco­no­mique, et non d’ériger une nou­velle puis­sance poli­tique cen­trale. La cen­tra­li­sa­tion est la mort de la liber­té ; elle réta­blit l’incompétence, l’autorité, les abus et le gaspillage.

Lorsque Rocker parle du rôle réa­liste des syn­di­cats en France pour la pré­pa­ra­tion de l’organisation révo­lu­tion­naire, il oublie pour­tant l’effort pri­mor­dial et pré­pon­dé­rant du prou­dho­nien Pel­lou­tier. C’est celui-ci qui réus­sit à réa­li­ser l’indépendance du syn­di­ca­lisme vis-à-vis des poli­ti­ciens socia­listes, en se ser­vant de l’action des Bourses du tra­vail. Il mul­ti­plia ces Bourses, com­pa­rables à des soviets locaux, et il don­na ain­si à l’organisation ouvrière un mou­ve­ment actif et vivant. Ses suc­ces­seurs, pré­oc­cu­pés par l’esprit d’unité et de cen­tra­li­sa­tion, ont créé les grandes fédé­ra­tions d’industrie. Les Bourses du tra­vail, orga­nismes locaux, ont fait place aux Unions dépar­te­men­tales, qui sont des organes admi­nis­tra­tifs. Cela fait une fort belle construc­tion, une admi­nis­tra­tion impo­sante. Il y a beau­coup plus de coti­sants qu’au temps de Pel­lou­tier ; mais ces coti­sants ne prennent part à la vie syn­di­cale que très indi­rec­te­ment. Les syn­di­qués sont admi­nis­trés, ils ne savent pas s’administrer.

Faire revivre les Bourses du tra­vail, c’est-à-dire les unions locales de syn­di­cats, réta­blir leur pré­do­mi­nance sur les fédé­ra­tions d’industrie, for­te­resses de l’esprit cor­po­ra­tif, tel devrait être le but actuel des révolutionnaires.

[/​M. Pier­rot./​]

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