Je suis apparu dans ses chemins, il y a quelque trente-cinq ans. Il venait de s’éprendre, à la suite de Léon Daudet, authentique « inventeur » en l’occurrence, de Marc Stéphane, l’auteur de Ceux du Trimard.
Marc Stéphane était alors dans le sixième dessous, comme chante Brassens. Écrivain oublié, il avait pourtant publié entre 1894 et 1914, un grand nombre d’ouvrages à l’enseigne du Cabinet du Pamphlétaire, la plupart traitant des révoltes cévenoles et des Dragonnades, mais quelques-unes aussi, et qui avaient plus particulièrement retenu mes curiosités adolescentes intitulées : Aphorismes d’un ennemi du peuple et des lois.
M’étant mis en quête, je n’avais pas trouvé trace à Neuilly, rue Perronet, de ce Cabinet du Pamphlétaire, qui était censé y avoir eu bureau.
Mais mon désir éveillé, je n’avais eu cesse de savoir ce qu’était devenu ce Stéphane, dont personne ne paraissait avoir souvenir. Pourtant grâce à un autre obstiné, un bouquiniste, mais beaucoup plus bouquineur que bouquiniste, et que certains ont pu connaître car il avait cette particularité de réunir autour de ces boîtes, quai de l’Hôtel-de-Ville, des conciliabules interminables jusqu’à une heure avancée de la nuit, je finis par retrouver un jour l’auteur d’Échec à la loi et de la Cité des Fous, deux autres de ses ouvrages, et dont le dernier était autobiographique.
Marc Stéphane vivait alors à l’orée de la forêt de Maisons-Laffitte, sur le territoire de Mesnil-le-Roi, et subsistait uniquement du lait et du fromage d’un troupeau de chèvres qu’il laissait paître alentour.
Il habitait une sorte de buron, primitif sinon sordide. De toute évidence, des traverses multiples, sur lesquelles il ne s’ouvrait pas exagérément, avaient été son lot depuis les lointains jours du Cabinet du Pamphlétaire, encore gîté décemment dans la bourgeoise Neuilly.
Venu là pour m’approvisionner d’ancienne littérature, Marc Stéphane nous avait alors parlé, car mon ami le bouquineur était associé à ma démarche, d’un ouvrage écrit dans sa bauge, à la lueur d’un quinquet, et ce n’est pas ici image, écrit qui n’était autre que Ceux du Trimard et pour lequel Léon Daudet allait prendre feu et flamme quelques mois après.
De « ceux du trimard » à la « mère Corniflot »
Mais les choses n’en étaient pas encore là, et il n’était pas question de forcer la porte d’un éditeur. Il ne s’en fallait que de deux mille francs ou à peu près, pour que le bouquin pût voir le jour. Un brave libraire de la rue de Londres, René Liot s’offrait, pour permettre la renaissance d’un jour du Cabinet du Pamphlétaire, raison sociale nécessaire pour la publication projetée. Stéphane avait liardé sou à sou, comme il disait, depuis un certain, temps et il ne fallait plus que quelques centaines de francs que nous trouvâmes.
Le livre sortait donc bientôt et était envoyé à quelques connétables, dont Léon Daudet, alors réfugié à Bruxelles, en conséquence de sa fuite légendaire de la Santé. Galtier, autant qu’il peut me souvenir, n’était pas de ceux dont on s’était cru en état d’espérer quelque chose.
J’avais moi-même conseillé l’envoi à Léon Daudet, sur cette considération que l’écrivain royaliste avait voté pour le Voleur de Georges Darien lors du scrutin du Prix des Méconnus. Il ne faisait pas doute à ma dix-huitième année que Daudet ayant goût à Darien s’intéresserait aussi à Stéphane.
L’espoir était fondé, car un article fulgurant paraissait bientôt dans Candide, où Daudet célébrait le Daumier de la grand-route, pour lequel il donnerait, disait-il, tout Anatole France. Dans le même temps, il s’entremettait auprès de Grasset, et de son propre chef, pour que Ceux du Trimard fût repris au chétif sinon existant Cabinet du Pamphlétaire de la rue de Londres. Daudet poussait encore son admiration jusqu’à voter pour Marc Stéphane au prix Goncourt, alors qu’un royaliste, Constantin-Weyer, était en lice et devait même l’obtenir.
Le branle donné par Daudet, dix autres avaient suivi, dont Galtier qui, d’ailleurs, pour soulager la détresse évidente de Stéphane, lui demandait instantanément un conte, qui parut dans le Crapouillot sous le titre de la Mère Corniflot.
J’accompagnais Stéphane à sa première visite au Crapouillot, et c’est moi qui dans la suite m’occupai des démarches qu’il pouvait avoir à faire dans la maison. Ainsi, j’allai un jour toucher le chèque de 500 F, prix du conte de Stéphane, dans une banque du boulevard Raspail.
Ces 500 F devaient avoir une destination particulière, dont Galtier s’amusa beaucoup, quand je l’en informai plus tard, et qui ne pouvait que séduire l’auteur de la Bonne vie !
Destination pie, puisque c’était la contribution de Marc Stéphane à un viatique constitué pour arracher quelqu’un à la Guyane !
Les éclats de Galtier
Quelques années plus tard, j’entrai davantage dans la familiarité de Galtier, à propos du numéro sur l’Anarchie auquel nous étions attelés à trois, avec Jean Bernier et Victor Serge. Bernier est maintenant un des derniers parmi ceux qui l’auront approché le plus et qui le connurent le mieux. Nul mieux que lui ne sait rendre d’ailleurs tout le comique dont Galtier savait jouer dans toutes les circonstances de la vie quotidienne.
Mais cette collaboration à l’Anarchie n’avait été encore que l’affaire d’un instant ; je ne devrais vraiment approcher Galtier qu’après la guerre, quand pendant deux années pleines, il me fallut travailler avec lui à l’Histoire de la guerre. Le petit monde du Crapouillot me fut alors familier, et je fus témoin de quelques éclats.
Plus que personne Lucienne, sa secrétaire inamovible, serait fondée à écrire une histoire du Crapouillot car nul n’aura connu mieux qu’elle tous les dessous et toutes les révolutions de palais, aussi fréquentes dans la maison qu’ailleurs, Galtier variant quelquefois dans ses amitiés sans qu’on pût comprendre le pourquoi de ses variations.
Et seule Lucienne aussi pourrait préciser la comptabilité des bontés secrètes de Galtier, plus généreux qu’il ne voulait paraître mais à condition qu’on n’en sût rien.
Le polémiste aussi était moins féroce qu’il n’aura semblé à beaucoup. Ainsi pour cette Histoire de la Guerre de 1939 – 1945, que Jean-Jacques Pauvert a voulu rééditer, avait-il pris garde d’atténuer certains coups portés au lendemain tout chaud de l’événement, et un va-et-vient d’épreuves assorti d’incessantes recommandations écrites ou téléphonées avait encore occupé tout son été ! Son souci étant toujours de ne pas aviver d’anciennes plaies et si possible de les cautériser définitivement.
Il y avait gageure à vouloir continuer le Crapouillot sans lui et il n’est pas dit que tout l’aventurisme de Pauvert y suffira. Même mieux fait quand à la conception générale ou à la technique, il y manquera toujours ce je-ne-sais-quoi, fait à la fois d’audace folle et de rétraction bourgeoise, caractéristique suprême pour nous de Galtier et qui faisait qu’on l’aimait même dans ses « sagesses » aussi subites que déconcertantes.
Que notre adieu soit donc le moins solennel possible, ainsi qu’il l’aurait voulu !
[/Alexandre