La Presse Anarchiste

Bourreaux de conscience : D’Aristote à Monsieur Poincaré

Des naïfs auraient pu, avant cette guerre, s’étonner encore que des écri­vains « réac­tion­naires » aient pu avoir une si consi­dé­rable influence sur la démo­cra­tique fille de la Révo­lu­tion. J’espère que le phé­no­mène de « l’Union sacrée » aura suf­fi­sam­ment démon­tré qu’il y a en France, au delà des appa­rentes et éphé­mères dif­fé­rences de par­tis, une com­mune et vague idéa­li­té d’ordre social qui sait faire pro­fi­ter la nation de toutes les dis­ci­plines et de toutes les élo­quences, quelle qu’en soit la forme.

L’important en ce pays est que l’écrivain comme l’orateur n’oublie pas de par­ler pour son public. Mal­heur à celui qui n’écrit que pour expri­mer sa propre pen­sée et ne parle que pour défendre l’action de son être. Ce dan­ge­reux indi­vi­du qui ne com­prend pas que la parole humaine n’est, faite que pour tra­duire en un style per­son­nel les idées de tout le monde, ce mal­fai­teur qui s’obstine à ne pas employer son talent au ser­vice d’une col­lec­ti­vi­té sera mis en demeure de se sou­mettre ou de se démettre, de capi­tu­ler ou de mou­rir. Mais du moment qu’un homme de pen­sée n’a pour fin que d’éduquer le groupe humain auquel il appar­tient et de faire pro­fi­ter cette masse de toutes les res­sources de son intel­li­gence en lui léguant un de ces grands mots bour­sou­flée qui lui servent de prin­cipe afin de mieux agir en bloc et d’un seul mou­ve­ment, ce bien­fai­teur qui sait dis­pen­ser ses contem­po­rains de la souf­france de pen­ser par soi-même, est un génie qui mérite de la mémoire des hommes. Alors qu’importe le sens du mot et sa cou­leur pour­vu qu’il soit pro­non­cé avec un dog­ma­tisme assez for­mel­le­ment caté­go­rique pour s’imposer aux mul­tiples cer­velles en une même vibra­tion. Toute parole est bonne pour une foule à la seule condi­tion qu’elle puisse en faire un dra­peau. L’important pour les hommes sociaux n’est-il pas d’abord de se grou­per et de se dis­ci­pli­ner… Pour­quoi ? Et qu’importe ? Les idées viennent ensuite sui­vant le hasard des évé­ne­ments. Mais ce qu’il convient c’est d’être là, mas­sés en un trou­peau d’inconscience prêt à se mou­voir au com­man­de­ment d’un chef — dieu, roi ou loi — der­rière un sym­bole de ser­vi­tude — croix ou crois­sant — dra­peau blanc ou tri­co­lore ou rouge, sous le sti­mu­lant d’une fan­fare de cuivres ou de mots — vers toutes les fosses com­munes de la vie ou de la mort, de la paix ou de la guerre, en tas d’uniformité. Voi­là com­ment il se fait que la même époque subit avec une égale bien­veillance les lourdes ges­ti­cu­la­tions de l’emphase socia­li­sante d’un Jau­rès, les sèches clai­ron­nades d’un Barres, les gar­ga­rismes de sens com­mun d’un Faguet, les dis­ci­plines clé­ri­cales d’un Bru­ne­tière et les huma­ni­taires cam­pagnes des membres de la Ligue des Droits de l’homme. C’est que tous ces gens-là en somme s’entendaient dans leur com­mun concept d’uniformisation. Cha­cun à leur façon, ils pour­sui­vaient le même idéal : la consti­tu­tion d’un type social sur lequel se devaient for­mer les hommes de France. Avec des ciseaux d’inégale dimen­sion, cha­cun d’eux col­la­bo­rait à tailler le patron modèle d’après lequel se devaient châ­trer toutes les per­son­na­li­tés. Ils n’avaient pen­sé, écrit, par­lé que pour cola : l’intégrale réduc­tion de l’individualité à l’idéale forme du tout.

Alors l’effort de cha­cun. — quel qu’il fut — devait néces­sai­re­ment ser­vir à tous. En appre­nant aux jeunes hommes à se dis­ci­pli­ner aux règles d’un Par­ti socia­liste qui n’oubliait pas d’être Fran­çais, Jean Jau­rès fai­sait la même besogne que Fer­di­nand Bru­ne­tière en leur ensei­gnant de suivre les dures leçons d’obéissance de la hié­rar­chique Église et que Mau­rice Bar­rés en les inci­tant à la gym­nas­tique morale du bon patriote. À l’heure du dan­ger, les appa­rentes rai­sons s’oublient, les fan­tômes d’idées s’évanouissent, mais ce qui reste chez tous, iden­tique, c’est l’habitude de la dis­ci­pline, le mou­ve­ment méca­nique du tas­se­ment et du ran­ge­ment pour une action col­lec­tive, c’est, dans l’oubli de la conscience indi­vi­duelle, le sou­ve­nir des gestes qui font mar­cher en ordre pour obéir à la loi.

Jean Jau­rès n’a pas démé­ri­té de la Patrie qui l’assassina. Le tri­bun du socia­lisme fran­çais fut un patriote mécon­nu. Assu­ré­ment, si les poli­ti­ciens du natio­na­lisme avaient été à la fois plus sou­cieux du bien réel de leur pays et plus intel­li­gents de la psy­cho­lo­gie du socia­lisme, ils n’auraient pas fait assas­si­ner Jau­rès et si, leur amour-propre les eût empê­chés d’adopter sa poli­tique, ils eussent au moins, com­pris que le fait accom­pli de la guerre décla­rée entre l’Allemagne et la France ne l’aurait pas empê­ché lui non plus de faire son « devoir de Fran­çais ». Car Jean Jau­rès était un Fran­çais, tout aus­si bien que M. Bar­rés ou M. Bunau-Varilla. Ses enne­mis poli­tiques ont com­mis un crime inutile.

Jean Jau­rès était Fran­çais à la façon d’un méri­dio­nal ; c’est-à-dire qu’il accen­tuait ter­ri­ble­ment les légers défauts de sa race. Il était élo­quent. Il savait admi­ra­ble­ment par­ler au public, parce qu’il ne pen­sait que pour lui par­ler. Mal­gré les appa­rences, ce tri­bun socia­liste appar­te­nait à la même tra­di­tion de pen­sée for­ma­liste que Bru­ne­tière et Vic­tor Cou­sin. Mais il savait être plus actuel que ces attar­dés. D’ailleurs son tem­pé­ra­ment gros­sier le por­tait plu­tôt vers les suc­cès de la place que vers ceux de la chaire. C’est pour­quoi il sut être de son temps et adap­ter aux idées du jour les formes du pas­sé. Jean Jau­rès me fai­sait pen­ser à Bos­suet. L’ours de Car­maux par­lait aux bons citoyens de notre Répu­blique avec la même fougue super­be­ment ora­toire, l’identique ton de phra­séo­lo­gique pré­di­ca­tion que l’aigle de Meaux employait pour émou­voir les « hon­nêtes gens » de son siècle. C’est la même magni­fi­cence de forme au ser­vice des lieux com­muns. Du temps de Jau­rès, les lieux com­muns ne hantent plus ni le ciel, ni Ver­sailles. Ils sont des­cen­dus à la hau­teur du ventre et sur le pavé élec­to­ral. Les lieux com­muns se sont démo­cra­ti­sés, mais ils ne c’en déve­loppent pas moins élo­quem­ment dans la bouche des ora­teurs et des écri­vains qui les rehaussent de leur style.

Aujourd’hui on parle et on écrit pour les gens civi­li­sés et les bons citoyens comme au 17e siècle on le fai­sait pour les gens du monde, comme au 16e pour la Cour et comme au Moyen-Âge pour les clercs. C’est tou­jours le même for­ma­lisme qui fait se pré­oc­cu­per de par­ler comme il faut, et non comme l’on veut, de res­pec­ter l’opinion des audi­teurs et non sa propre pen­sée, de mode­ler son expres­sion sur les sen­ti­ments géné­raux d’un moment social et non sur les intimes sen­ti­ments de l’âme individuelle.

For­ma­lisme huma­ni­taire en ces temps de mer­can­ti­lisme inter­na­tio­nal qui s’ouvrent devant nous, for­ma­lisme natio­nal aux époques où l’intérêt social se cris­tal­li­sait en idéo­lo­gie patrio­tique, for­ma­lisme mon­dain aux siècles où une caste avait le triste pri­vi­lège de repré­sen­ter la, publique opi­nion, for­ma­lisme sei­gneu­rial aux jours de la puis­sance féo­dale, for­ma­lisme catho­lique en ce Moyen-Âge où le cler­gé était seul à pen­ser et à lire, for­ma­lisme aris­to­té­li­cien en tous tempe, depuis Aris­tote ; car, en tous ces for­ma­lismes, qu’ils se dénomment catho­lique ou mon­dain ou natio­na­liste ou socia­liste, éga­le­ment, je retrouve, en diverses appli­ca­tions, la vieille logique, faus­se­ment clas­si­fi­ca­trice de l’éternelle sco­las­tique ; j’y retrouve la même croyance assas­sine en un type idéal de l’être à réa­li­ser uni­for­mé­ment par tous les hommes. J’y entends gémir la même plainte atroce de l’esprit que l’on empri­sonne der­rière les bar­reaux de la règle uni­ver­selle. Dans toutes ces idéo­lo­gies, l’idéal se nie à chaque fois qu’il veut s’affirmer en lois pour la conduite des trou­peaux d’hommes, parce qu’il ne peut y vivre col­lec­ti­ve­ment qu’à la condi­tion de mou­rir dans l’âme de chaque indi­vi­du qu’il se soumet.

Cepen­dant pour qui pré­fère renon­cer à la noble vie de la conscience pour l’active incons­cience du Monde social, ces idéo­lo­gies ont leur uti­li­té. Elles sont les moteurs de la machine qui poussent en chaque engre­nage la force et la régu­la­ri­té de leurs fonc­tions. Leur néces­si­té se fait sur­tout plus puis­sante en cer­taines cir­cons­tances où le méca­nisme social a besoin plus que jamais de toute son éner­gie et de toute sa pré­ci­sion, je veux dire en ces his­to­riques heures où il s’entraîne à ne fonc­tion­ner que pour le meurtre.

Guerres ou révo­lu­tions poli­tiques n’ont jamais man­qué en France d’idéologues pour les atti­ser de leur éloquence.

La « Grande guerre », nous l’avons vu, ne lais­sa pas d’enflammer les plus dilet­tantes de nos plu­mi­tifs afin d’en faire d’épouvantables diables, sau­tant et dan­sant autour du petit feu de joie jusqu’à ce qu’il prît les pro­por­tions d’un bra­sier d’enfer. Il y eut les Lave­dan, les Capus, les Bour­get, les de Flers, les Mau­rice Don­nay et les Mar­cel Pré­vost, lâchant leur plume à cha­touiller les sexes pour empoi­gner à pleines mains, la fourche à nour­rir les flammes. Ce fut la guerre de 1870, qui por­ta aux nues ces deux étoiles de la troi­sième Répu­blique : Thiers et Gam­bet­ta, afin, d’éclairer la route à tous les lycéens de France en marche à tra­vers les champs mal labou­rés de la culture géné­rale comme autant de bons à rien dégui­sés en petits rois mages pro­mis depuis les temps à la féli­ci­té sociale et fai­sant route vers le Bar­reau, cette Beth­léem de la poli­ti­caille­rie répu­bli­caine, afin d’y trou­ver en son ber­ceau de men­songe envi­ron­né de rayons d’or, le divin man­dat électoral.

Avec la 3e Répu­blique, l’avocat ne fai­sait que s’épanouir. M. Poin­ca­ré est l’aboutissant de soixante ans de véné­neuse flo­rai­son. Depuis 1789, l’avocat sévit en France comme un rat dans son fro­mage. La France et l’avocat sont désor­mais insé­pa­rables. Rien ne pour­ra jamais arra­cher l’un à l’autre. La France est l’expression géo­gra­phique de l’avocat et l’avocat est l’humaine expres­sion de la France. Ils forment, en leur rare sym­bo­lique réci­proque, un tout que Charles Maur­ras, mal­gré toute son intel­li­gence et sa har­diesse, ne pour­ra jamais modi­fier. Sépa­rer la France de l’avocat me semble plus impos­sible encore que d’arracher l’Allemagne au Kaiser,

L’actuel avo­cat qui régit la France tient les rênes de son char avec une maî­trise trop auto­ri­taire pour que nous puis­sions l’assimiler à la mul­ti­tude des inof­fen­sifs Trouillot qui peuplent les mares de la poli­ti­caille­rie radi­ca­lo-socia­liste. Il n’est pas un de ces innom­brables bons bougres d’avocats qui font du par­le­men­ta­risme une ques­tion de libre bavar­dage loin du sévère vis-à-vis de la Cour. L’homme à la face pâle ne rigole pas. Il ne ges­ti­cule pas à tort et à tra­vers non plus, Poin­ca­ré n’est pas le fils de Gam­bet­ta, mais le dis­ciple de Royer-Col­lard. Il est un doc­tri­naire.

Je sais bien que le maître du « doc­tri­na­risme » était un légi­ti­miste et que M. Poin­ca­ré est Pré­sident de la Répu­blique. Mais cela n’a rien de contra­dic­toire : les évé­ne­ments contem­po­rains nous ont suf­fi­sam­ment mon­tré qu’un Chef d’État peut, quand il sait le vou­loir, exer­cer son auto­ri­té sur la nation aus­si indis­cu­ta­ble­ment en régime répu­bli­cain que sous le tsa­risme le plus souverain.

Or, Royer-Col­lard conci­liait le droit du sou­ve­rain avec ceux des par­le­ments. En un style grave et morne, pré­cis et froid, sans pas­sion et sans fan­tai­sie, cet avo­cat deve­nu pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à la Sor­bonne excel­lait dans l’art d’accommoder en doc­trine phi­lo­so­phique les com­mo­di­tés de la bour­geoi­sie. Sous le nom de « nou­veau spi­ri­tua­lisme » cet éco­no­miste libé­ral avait trou­vé moyen de se faire aimer des catho­liques. Sa phi­lo­so­phie ora­toire les ras­su­rait sur les inten­tions du siècle. L’Église voyait avec plai­sir cet homme de bon sens qui com­pre­nait enfin la néces­si­té de rat­ta­cher le pro­grès maté­riel au pro­grès spi­ri­tuel, la foi éco­no­mique à la foi catho­lique, l’administration du  « bien public » au res­pect de la divine auto­ri­té ! Le gla­cial dépu­té de la Marne fut le vrai père intel­lec­tuel du séna­teur de la Meuse. Royer-Col­lard apprit à Poin­ca­ré la bonne recette de toute gloire poli­tique : l’art d’être médiocre avec éclat.

Un autre maître de cette vieille Sor­bonne, si chère au jeune Aga­thon, dut, lui aus­si, par sa légende autant que par ses écrits, contri­buer à la for­ma­tion morale de l’Homme à la face pâle. Je veux par­ler de M. Gui­zot qui n’était pas non plus un rigo­lo. L’idéal de ce dog­ma­tique ren­fro­gné qui avait la fran­chise de n’appeler rai­son qu’un ensemble choi­si des idées qui conve­naient le plus à l’utilité de sa classe fut de trans­for­mer la France en une asso­cia­tion de riches bour­geois dont il serait le patron en chef. Pour ce gla­cial monstre, rien ne comp­tait que les affaires de son pays et tout homme n’était à ses yeux qu’une infime pièce de la grande machine capi­ta­liste. Aus­si était-il natu­rel que son sys­tème poli­tique com­por­tât au pre­mier plan l’énergique oppres­sion des indi­vi­dua­li­tés. Il n’y man­qua pas quand il en vint à l’application pra­tique. Ayant à la place de l’âme un de ces qua­dri­la­tères de roche que les juges et les pro­cu­reurs nomment leur conscience, il n’aimait per­sonne, pas même les avo­cats. Mais il savait le res­pect des valeurs bud­gé­taires. Aus­si sut-il à la per­fec­tion vou­loir le bien de son pays. M. Gui­zot fut un excellent homme d’État.

De la même façon, il se mon­tra un écri­vain d’ordre ; dédai­gnant les indi­vi­duelles mani­fes­ta­tions de la vie, et ne s’intéressant qu’aux seules idées assez géné­rales pour ne pas per­mettre à l’individu de trou­bler l’ordre de la classe, et assez par­ti­cu­lières pour ne pas sus­ci­ter de cri­té­rium supé­rieur à celui du concept de classe, M. Gui­zot fit de l’histoire comme il fai­sait de la poli­tique, en auto­ri­taire et en dog­ma­tique, sou­met­tant aux « lois morales » les évé­ne­ments du pas­sé comme il y vou­lait sou­mettre, par son action, les hommes de son temps.

Ain­si l’écrivain par la force de sa logique démons­tra­tive, en habi­tuant les cer­veaux de ses com­pa­triotes à conce­voir dans l’histoire comme une néces­si­té un ordre de faits qui n’était que dans sa pré­fé­rence de doc­tri­naire, pré­pa­rait les citoyens à accep­ter avec sou­mis­sion dans la vie, les lois que le gou­ver­nant leur des­ti­nait. L’historien, en Gui­zot, n’était que l’auxiliaire de l’homme d’État. Gui­zot écri­vain fut a Gui­zot poli­ti­cien ce que fut, en 1912, Aga­thon pour Poin­ca­ré : un huis­sier à chaîne d’or pré­pa­rant les voies de son ministre.

La « grande » Révo­lu­tion eut du moins un mérite : celui de ne pas lais­ser aux hommes poli­tiques les loi­sirs néces­saires pour deve­nir des hommes de lettres. N’ayant pas le temps d’écrire, ils se conten­tèrent de par­ler. Ain­si il n’y eut que demi-mal : au lieu d’écrire comme on parle, ils se conten­tèrent de par­ler comme on écrit. Ils eurent la fran­chise de n’être que des dis­cou­reurs et de ne pas pré­tendre au titre d’écrivain. Mais, par mal­heur, se trouve-t-il tou­jours quelque per­son­nage d’assez mau­vais goût pour se per­mettre l’exécrable facé­tie de réunir en recueil post­hume les papiers d’un ora­teur, et c’est pour­quoi nous avons le désa­van­tage de pou­voir juger de l’œuvre écrite de tous ces tyran­niques bavards qui ne ces­sèrent de remuer leurs langues pâteuses qu’à l’heure du cou­pe­ret. La guillo­tine fut tou­jours ignoble, mais je serais presque ten­té de la trou­ver l’une lai­deur moins mons­trueuse en son­geant à ces ins­tants de sa car­rière où elle sut recon­naître les siens [[C’est-à-dire ceux-là même qui sur­ent la faire fonc­tion­ner.]]. Notre « grande guerre » ne pos­sède même pas une telle atté­nua­tion à son hor­reur. Non seule­ment ceux qui la vou­lurent ne se contentent pas d’en par­ler, et ne cessent d’en écrire à plume que veux-tu, en prose et en vers, et en tous lieux indé­cem­ment, mais encore hélas ! ceux-là qui la chantent ne sont pas du tout ceux qu’elle tue.

Sem­blable à la « grande guerre » d’aujourd’hui, la « grande Révo­lu­tion » a fait ger­mer sur la décom­po­si­tion de toute pen­sée et de tout art indi­vi­duels, les pires cham­pi­gnons de l’éloquence sociale : phra­séo­lo­gie ron­flante, apo­lo­gie du type fixe, para­ly­sie géné­rale de l’imagination et de la sen­si­bi­li­té, apla­tis­se­ment de toute per­son­na­li­té devant la bêtise triom­phant en for­mu­lée abs­traites et en décla­ma­toires sen­ti­men­ta­li­tés. Les mots pour les­quels les citoyens le France s’assassinaient il y a 125 ans, au chant de la Car­ma­gnole étaient les mêmes au nom de quoi, en août 1914, les pro­lé­taires de l’Europe par­tirent sur les champs de bataille afin de s’y entre­tuer au chant de « l’Internationale ».

« Droit », « Liber­té », « rai­son », « jus­tice », « huma­ni­té », « civi­li­sa­tion », tels furent jadis les iden­tiques termes d’éloquence dont se ser­virent à tour de rôle Mira­beau et Ver­gniaud, Dan­ton et Marat et Robes­pierre pour enflam­mer leurs foules à 1’ivresse du meurtre et jus­ti­fier leurs réci­proques guillo­ti­nades, telles sont encore les gran­di­lo­quentes for­mules dont usent en leurs dis­cours aus­si bien Guillaume ii que M. Poin­ca­ré, le tsar que le roi d’Italie, Fran­çois-Joseph que Georges d’Angleterre, M. Briand que Beth­mann-Hol­weg ou que Lord Asquith afin d’en sou­ler les lamen­tables trou­peaux d’humanités en armes dont les réci­proques égor­ge­ments doivent ser­vir leurs obs­cures com­pé­ti­tions matérielles.

Tou­te­fois, la plu­part des chefs de la Révo­lu­tion ne firent pas que décré­ter la guillo­tine, ils durent aus­si à leur tour y mon­ter. Certes, je ne leur trouve pas plus de mérite à en avoir été les vic­times que d’en avoir été les bour­reaux, mais au moins cou­rurent-ils quelque risque et ne firent-ils rien pour y échap­per. Jusqu’à l’heure où j’écris ces lignes, rien ne me fait pré­sa­ger que M. Poin­ca­ré ou son col­lègue Guillaume puissent mou­rir à la guerre. La France et l’Allemagne ont trop besoin de leur déco­ra­tive élo­quence pour que l’une ou l’autre consente jamais à les voir endos­ser la tunique du « poi­lu en tran­chée ». Leur vie appar­tient à l’État et… l’État, c’est eux !

Ain­si pen­sait aux temps de la Révo­lu­tion l’un de ses rares chefs qui eut le talent de savoir en être sans en mou­rir. Mira­beau ne connut pas les dou­ceurs de la guillo­tine. Il est vrai que ce révo­lu­tion­naire avait toute l’étoffe d’un homme d’État. Il était poli­ti­cien jusqu’à la moelle des os. Il savait embal­ler les foules en décla­mant avec fougue des dis­cours qu’il n’écrivait pas. Il mobi­li­sa une cohorte de jeunes gens nour­ris de lati­ni­tés ora­toires afin d’en faire les ouvriers de sa géniale entre­prise d’éloquence popu­laire. Il avait l’art d’utiliser les capa­ci­tés ; Mira­beau était un homme moderne. Briand lui res­semble à peu près de la même façon que la hyène res­semble au tigre.

Il y a chez ces deux bêtes la même sou­plesse de conscience au ser­vice de la même force de cruau­té. Mira­beau, comme Briand, n’avait que des appé­tits maté­riels. Il n’avait pas plus d’âme qu’un Aris­tide. Rien en lui ne fonc­tion­nait que par une froide intel­li­gence cal­cu­la­trice au ser­vice de son ambi­tion. Depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse cet être n’aspirait qu’à jouir des biens de la vie sociale. Aus­si ne regar­da-t-il pas aux moyens. Pour réus­sir, il n’hésita pas à vendre sa conscience. Pas plus qu’à Briand il ne lui répu­gna de se faire mou­chard. Toute la dif­fé­rence entre les deux cra­pules est que Mira­beau réser­va la tra­hi­son pour le cou­ron­ne­ment de sa car­rière, tan­dis que Briand eu fit l’aurore de sa vie poli­tique. À son zénith il a la conduite de cette guerre. Cela pro­met pour son couchant.

Mais les « patriotes » de la Révo­lu­tion comme ceux de la grande guerre, ne se trou­blaient pas pour de tels détails. Il leur suf­fi­sait que Mira­beau ou Dan­ton ou Marat ou Robes­pierre eussent assez d’éloquence pour les per­sua­der de la juste gran­deur des crimes qu’ils leur fai­saient com­mettre et assez d’autorité pour repré­sen­ter à leurs yeux l’idéalisme républicain.

Les ora­teurs révo­lu­tion­naires furent dans la tra­di­tion du for­ma­lisme fran­çais. Ils sont les dignes ancêtres d’Agathon et de ces aca­dé­mi­ciens com­mis-voya­geurs en droit anglais et en civi­li­sa­tion latine que nous vîmes de 1914 à 1916 par­cou­rir le monde en tour­nées de confé­rences. Ceux-ci comme ceux-là usaient d’une phra­séo­lo­gie dont tous les arti­fices ne ten­daient qu’à une fin : impo­ser au cer­veau de leurs foules l’uniformité d’un type social. Les chefs de la Révo­lu­tion par­laient du « bon citoyen-patriote » comme aujourd’hui les chefs de la guerre se réclament tous en leurs dis­cours du fameux « homme de jus­tice et de civi­li­sa­tion ». Mais ce ne sont là que de vides for­mules. Der­rière ces masques d’idéal car­ton repeint aux cou­leurs du jour il y a la face de pour­ri­ture de la vieille matière. Ah ! leur idéa­lisme est tou­jours la même farce. Les cabo­tins peuvent chan­ger et, avec eux, les arti­fices. Mais l’anarchiste ne s’y trompe pas. Il voit au delà de la scène après que la toile est tom­bée, et il y découvre la hideuse réa­li­té sociale, tou­jours la même.

Aujourd’hui « l’homme de jus­tice et de civi­li­sa­tion » pare d’abstractions géné­reuses le groin de l’homme d’affaires — âpre au gain sous toutes ses formes. Le « héros de l’idéal huma­ni­taire », le « guer­rier du droit », le « défen­seur des petits peuples » autant de masques dont se pare la Bête humaine à l’aurore du xxe siècle — la Brute orga­ni­sée et socia­li­sée selon tous les pro­grès de la Science pra­tique. La « grande guerre » n’est pas autre chose qu’une ruée de ventres géo­gra­phi­que­ment assem­blés. Tel est le droit humain.

La Révo­lu­tion fran­çaise de 1789 fut une affaire du même genre. En ce temps-là le type-fixe n’était pas le ventre — c’était la tête, mais cela n’en valait guère mieux — car la fonc­tion céré­brale de l’homme social n’est en rien supé­rieure à sa fonc­tion diges­tive. Un homme qui ne se pos­sède pas indi­vi­duel­le­ment, pense abso­lu­ment comme il digère — avec la même incons­cience uni­for­mé­ment sou­mise à un méca­nisme col­lec­tif. Cepen­dant, tan­dis que nos hommes-ventre d’aujourd’hui ne se pré­oc­cupent que de la quan­ti­té des matières qu’ils s’arrachent, les hommes-têtes d’hier pré­ten­daient leur accor­der quelque qua­li­té. Aus­si se déca­pi­taient-ils pour des ques­tions de « pré­séance » au lieu de s’éventrer, comme nos contem­po­rains, pour des ques­tions de « béné­fices ». Ain­si eurent-ils le masque du « bon citoyen » à la place de celui de « bon civi­li­sé » et la Grande Révo­lu­tion eut l’air de faire cou­ler tant de sang uni­que­ment pour accor­der à tous les citoyens l’égalité du droit poli­tique. Cela nous sem­ble­rait une bien grosse cause maté­rielle pour si peu d’effet moral. Allons donc ! levons le masque du « bon citoyen » et décou­vrons la face du bon bour­geois fai­sant s’assassiner des mil­liers de jeunes hommes afin de trans­fé­rer à son pro­fit les « biens » très maté­riels du noble et du moine. Tel est le droit républicain.

La Révo­lu­tion avait affir­mé un nou­veau type social. Par le sang et par le feu elle avait impo­sé aux hommes la forme dans laquelle ils devaient se mou­ler tous — celle qu’exigeaient les inté­rêts d’une ascen­dante col­lec­ti­vi­té. Le droit répu­bli­cain ne fut que le sanc­tion­ne­ment de l’ordre bour­geois suc­cé­dant à l’ordre nobi­liaire. Il s’édifia sur les ruines du droit royal, mais sans man­quer, pour sa construc­tion, d’en uti­li­ser les épars maté­riaux. La Révo­lu­tion fran­çaise n’était qu’un pro­grès se réa­li­sant avec brus­que­rie. Les termes s’intervertissaient, mais l’équation res­tait iden­tique. Sous une forme neuve l’ordre social conti­nuait à vivre « idéa­le­ment » sur la mort de toute har­mo­nie indi­vi­duelle. À l’heure où la déca­dence du « bon sujet » ris­quait de faire sur­gir mira­cu­leu­se­ment un indi­vi­du en chaque homme, le « bon citoyen » naquit à temps pour prendre, de mains de maîtres, ces pauvres âmes que les débiles pha­langes du vieux type allaient aban­don­ner à leurs propres forces. En quelques coups de guillo­tine 1790 régu­la­ri­sa la situa­tion et ce que les deux Ter­reurs ne purent faire, les 25 ans de mas­sacres des guerres de la Révo­lu­tion et de l’Empire y suf­firent ample­ment. Après 1815, la France était mûre pour le droit répu­bli­cain. La Res­tau­ra­tion ne fut qu’un stage — quelque chose dans le genre d’une conva­les­cence d’opération, une sorte de relè­ve­ment de couches qui lui per­mit de prendre quelques forces aux rêves du pas­sé avant de se remettre au vigou­reux régime du Progrès.

Mais le « bon sujet » avait eu lui aus­si ses jours d’adolescence. Il fut un temps où il se parait des sou­rires de la jeu­nesse et des chefs‑d’œuvre de la pen­sée. En ce temps-là il n’était pas ce lamen­table gâteux nobi­liaire trem­blant de frousse aux chants de la « canaille ». Il redres­sait un torse d’ardeur sous les « fraises » du pour­point et un jar­ret de mâle sous les den­telles du « jabot ». Il brillait à l’esprit et à la guerre. Il était le triom­pha­teur des ruelles et des camps. Il était à la cour ; il était à la ville et, quand il tra­ver­sait les champs, tous s’inclinaient devant sa puis­sance. Il était le type social — on disait alors mon­dain, mais cela revient au même — le modèle vers lequel tous les « gens de bien » tour­naient des yeux d’attention. Pour le réa­li­ser, tous s’efforçaient ; la machine de l’État ne fonc­tion­nait que pour son bien-être et les Lettres, en le res­pec­tant, ne ces­saient de l’illustrer. Il avait sa phi­lo­so­phie comme sa poli­tique, comme son cré­dit. Mais alors, en ces temps de flo­rai­son épa­nouie, il ne se disait pas le « bon sujet ». Il lui plai­sait de se déco­rer du titre plus noble­ment géné­ral d’« hon­nête homme ».

Au xvie siècle, on disait un « hon­nête homme » abso­lu­ment comme au xixe on disait un « bon citoyen » et comme le xxe siècle dit un « homme libre ». Le droit humain suc­cède au droit répu­bli­cain qui, lui-même, a suc­cé­dé au droit royal, mais tout cela n’est qu’une ques­tion de formes. Au fond, rien ne change du monde social ; « homme civi­li­sé », « bon citoyen », « hon­nête homme », sont des syno­nymes d’un unique terme : « l’homme comme il faut », c’est-à-dire l’homme selon les lois, règles et conven­tions de la socié­té de son temps, l’homme selon le type — le type fait homme — l’être humain comme il faut qu’il soit s’il ne veut pas mou­rir de honte, de guillo­tine ou de faim — l’homme dres­sé selon les besoins du milieu social auquel il lui faut appar­te­nir s’il n’a pas le cou­rage d’entreprendre avec les forces de matière une lutte à mort qui est pour­tant la seule condi­tion de la vie de son âme.

[/​André Colo­mer./​]

Extrait d’un long ouvrage inédit, écrit pen­dant la guerre (1915 – 1916) et qui attend encore son éditeur.

La Presse Anarchiste