La Presse Anarchiste

Dans la rue

Jadis les couchants d’or et de pour­pre inspiraient
Aux poètes mon­tés aux som­mets de leurs tours
Les mys­tiques chan­sons de fer­veur et d’Amour
Des hommes sup­pli­ant les Dieux qu’ils adoraient.

Jadis l’on entendait la prière des cloches,
À la mort du soleil, mon­ter vers le ciel noir ;
Les foules accouraient, suiv­ant les hautes torches
Que les prêtres por­taient vers les Grands reposoirs.

Illu­mi­na­tions des nefs de Cathédrales,
Ivresse du plain-chant pour les cœurs douloureux,
Éclo­sion de Mai des autels en fleurs, feux
Des cierges, nuages d’encens, fraîcheurs des dalles…

C’était le Par­adis idéal des Manants,
Le puits de joie où tout le monde venait boire
L’eau de Par­don con­so­la­trice des déboires.
Au men­songe doré des vit­raux éclatants.

Mais le vent a souf­flé au large des pensées,
Dis­per­sant l’encens bleu où dor­maient les Dieux d’Or,
Brisant l’illusion des fab­uleux décors
Où devaient s’enchanter les âmes trépassées.

À l’horizon houleux des villes, les haut fours
Dressent immen­sé­ment leurs gigan­tesques ombres.
D’où jail­lis­sent sans fin les grands nuages sombres
Qui cachent le ciel bleu aux enfants du faubourg.

Loin du jail­lisse­ment des sources de fraîcheur,
Loin des champs lumineux de la Nature libre
Où le soleil de Mai fait éclore les fleurs.
Au fond des souter­rains où tour­nent les Machines,

De beaux corps où frémit encor la joie de vivre.
Filles aux seins vibrants, hommes aux reins puissants.
En tas dans l’atmosphère épais et trépidant.
Au labeur inces­sant et dur courbent l’échiné.

Ce soir, ils s’en iront, érein­tés, têtes basses,
Les bras bal­lants, les yeux fixés sur le trottoir.
Dormir dans leurs taud­is, entre les grands murs noirs
Où, chaque nuit, ils vont tomber comme des masses.

Allons ! ils vont pass­er. — Descen­dons, mes amis,
Ne nous attar­dons pas aux splen­deurs du couchant ;
Descen­dons dans la rue, sur le pavé, parmi
Cette foule harassée… Ah ! nous avons des chants

Qui sauraient réveiller les morts au fond des tombes,
Des rythmes doux comme des mains de sœur,
Nous con­nais­sons des mots qui font vibr­er les cœurs
Et ranimer, d’un coup, les courages qui tombent.

Nous avons recueil­li la fraîcheur des printemps.
Nos voix ont pris le bruit des eaux claires qui coulent.
Le par­fum des forêts que caressent les vents.
Le mou­ve­ment des mers que soulèvent les houles.

Allons ! Ils vont pass­er… Le défilé commence
Des reins brisés, des fronts blêmis, des mem­bres lourds ;
Les usines de Fer vont cracher la souffrance
Des Machines de chair, au pavé du faubourg.

Aux éclats des brasiers des infer­nales forges.
Les corps ont ruis­selé, aux labeurs incessants.
Les hommes ont usé la force de leur sang ;
Les Mon­stres de l’Acier et du Feu se dégorgent.

Allons ! Ils vont pass­er… Frères, n’ayons pas peur
De leurs masques ter­reux où sail­lent les mâchoires
De leurs fronts dure­ment creusés de rides noires !
Ils sont sculp­tés aux coups de haches des douleurs.

Allons ! appro­chons-nous. Trou­vons des chan­sons claires,
Des paroles d’amour sim­ples comme les chants
Qui fai­saient s’éclairer jadis leurs yeux d’enfants,
Alors qu’ils s’endormaient sur le sein de leurs mères.

Allons ! soyons patients ; il faut trou­ver leur cœur,
Ne nous reb­u­tons pas à leurs gestes farouches ;
Sou­venons-nous un peu des infir­miers qui touchent
Les plaies, mal­gré les hurlements de la douleur.

Prenons-les par les bras, par­lons de choses et d’autres,
Dans leur lan­gage dur et naïf à la fois,
Sim­ple­ment, en copains, sans allures d’apôtres ;
Par­lons-leur, comme le fit Socrate autrefois.

Par­lons-leur du méti­er, des tâch­es quotidiennes,
Des longs labeurs du jour, des mis­ères du soir ;
Suiv­ons le rythme de leurs âmes faubouriennes.
Étranges fleurs, aux tons rugueux, du grand trottoir.

Écou­tons leurs jurons de douleurs et de haine,
Cris sub­limes jail­lis du fond des cœurs maudits ;
Ils n’ont pas la splen­deur des élo­quences vaines,
Mais la fureur des mers où l’ouragan bondit.

Soyons-leur les clairons vibrants de la révolte,
Faisant bat­tre les cœurs illu­minés de sang ;
Nos chants sont les Appels qui fer­ont la récolte
Des assoif­fés de lende­mains éblouissants.

À nous, tous les damnés errants des Capitales,
Des cour­bés qui sem­blez écrasés sous le poids
Des cieux bas tra­ver­sés de lourds nuages sales,
Accourez à l’appel mag­ique de nos voix !
…………………………

Et l’on ver­ra, soudain, se dress­er les échines.
Briller les yeux et se lever les fronts ;
Les affamés de lumière sentiront
Frémir la joie de vivre ardente en leur poitrine.

Oh ! sub­lime moment. Illumination
Des esprits trans­portés se décou­vrant la vie
Éter­nelle, aux innom­brables pulsations
Dont vibre inces­sam­ment la nature infinie.

Visions de soleil s’épanchant à grands flots
Sur les jardins en fleurs, éclo­sions soudaines
De gerbes de clartés au bruit d’or des fontaines.
Enivre­ment du ciel, de la terre et de l’eau !

Visions de nos corps crois­sant en harmonie
Avec tous ces fris­sons de soleil et de vie.
Avec tout ce qui pousse et retrou­vant l’élan
Qui fait mon­ter la sève et couler les torrents.

Visions d’Idéal, visions chimériques,
Filles de nos cerveaux enfiévrés de beauté.
Inspirez-nous, ce soir, de trou­blantes musiques
Pour pénétr­er les cœurs Nous allons vous chanter !

Aux trép­i­dants sur­sauts des avenues flambantes
Où les mon­stres de feu roulent leurs mass­es d’or,
Aux grouille­ments des Bars où la mis­ère chante
Le tour­ment de dormir dans les bras de la mort,

Poètes d’aujourd’hui, cla­m­ons la joie de Vivre ;
À tous les coins de rue, à tous les carrefours.
Les yeux pleins de clartés, la voix pleine d’Amour,
Chan­tons les Visions dont nos âmes s’enivrent.

[/André Colom­er./]


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