La Presse Anarchiste

Héraclite d’Éphèse

Par­mi les pen­seurs de la Grèce antique, notre Anar­chie trouve ses pères. Il est su de tous que les cyniques et les stoï­ciens, Pytha­gore, Dio­gène et Socrate, par leurs efforts de libé­ra­tion morale, et par la lutte héroïque qu’ils menèrent contre les pré­ju­gés sociaux, furent les sub­ver­sifs et les révo­lu­tion­naires de leurs temps, les liber­taires de tous les temps.

Cepen­dant les pires réac­tion­naires, gens de guerre et d’autorité, reven­diquent aus­si les leurs par­mi les phi­lo­sophes anciens. Et il vous sou­vient que M. Charles Maur­ras pré­ten­dit trou­ver un pré­cur­seur de ses doc­trines rétro­grades dans Héra­clite d’Éphèse. C’est là un véri­table défi à tout bon sens phi­lo­so­phique. Nous rele­vons ce défi, en pro­cla­mant Héra­clite, pre­mier des révo­lu­tion­naires du monde, père de la vio­lence qui crée par la révolte les formes nou­velles de toute vie — et notam­ment de la vie sociale. Et, pour que les lec­teurs de la Revue Anar­chiste puissent en juger par eux-mêmes, nous allons retra­cer ici les faits et les idées de la vie du vieux transformiste.

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Héra­clite, sur­nom­mé le Phy­si­cien, naquit à Éphèse, en Asie Mineure, vers le milieu du vie siècle avant Jésus-Christ. Il mou­rut vers 480. Son père s’appelait Bly­son et exer­çait à Éphèse la pre­mière magis­tra­ture. Héra­clite s’évada vite du foyer fami­lial, fuyant les influences ances­trales et les tra­di­tions de sa cité pour cher­cher de par le monde et par sa propre expé­rience la matière de son savoir.

Héra­clite rele­vait sur­tout de lui-même. Il ne vou­lait pas suivre les maîtres et avait dès le plus jeune âge une forte ten­dance à l’individualisme. Cepen­dant il écou­ta les conseils d’Hippase de Méta­ponte, phi­lo­sophe pytha­go­ri­cien qui lui-même, croyait beau­coup plus à ce que l’on apprend par soi-même qu’à ce que les autres vous apprennent. Héra­clite fut sur­tout un autodidacte.

Il voya­gea beau­coup dans sa jeu­nesse — en Orient sans doute. À son retour ses conci­toyens lui offrirent le pou­voir. Il le refu­sa dédaigneusement.

Héra­clite était fier et d’un carac­tère entier. Il mépri­sait les puis­sants. On le sur­prit, un jour, à jouer aux dés avec des enfants sur la place publique et, comme on se moquait de lui, il répon­dit : « Éphé­siens, il y a plus d’honneur à jouer avec des enfants qu’à gou­ver­ner une ville aus­si cor­rom­pue que la vôtre. »

Darius essaya de l’attirer à la cour de Per­sé­po­lis. Peine per­due. Son offre fut repous­sée avec colère par Héra­clite. La vie civi­li­sée finit par lui peser à un tel point qu’il se reti­ra tout seul dans la mon­tagne. Il y vécut en végé­ta­lien, se nour­ris­sant de racines et de fruits sau­vages, ne buvant que de l’eau.

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Héra­clite fut le pre­mier des phi­lo­sophes d’Ionie qui, ne se spé­cia­li­sant dans aucune science pra­tique, s’adonna à la seule culture des idées. Il fut le pre­mier cer­veau pure­ment spé­cu­la­tif. Héra­clite fut un phi­lo­sophe dans toute la force du terme, vivant dans l’indépendance abso­lue des puis­sances poli­tiques, domi­nant tous les pro­blèmes par la seule force de sa pen­sée. On a pu l’appeler le Nietzsche de l’Ionie antique.

Héra­clite et Nietzsche se res­semblent par plus d’un point. Comme l’auteur de Par delà le bien et le mal, le phi­lo­sophe d’Éphèse est déli­bé­ré­ment hos­tile aux reli­gions, à toutes les reli­gions. Ado­rer les images des dieux, pour Héra­clite , est « bavar­der avec des murailles. » Il a dit des sacri­fices expia­toires qu’ils rem­placent une souillure par une autre, « comme si celui qui s’est vau­tré dans la boue vou­lait se puri­fier par la boue. »

Héra­clite veut bri­ser toutes les idoles, il est hos­tile à toute tra­di­tion. Ce qu’il y a de meilleur en lui, il se flatte de ne le devoir qu’à lui-même, car « de tous ceux dont il a enten­du les dis­cours, pas un seul n’est par­ve­nu à la vraie intelligence. »

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Héra­clite va donc ten­ter de par­ve­nir à la vraie intel­li­gence qui ne peut s’acquérir, d’après lui, qu’en oubliant tout ce que l’on a appris du pas­sé pour aller au sein même du mou­ve­ment, dans la vie tou­jours en transformations.

Le pre­mier, il a aper­çu entre la vie de la nature et celle de l’esprit des rap­ports qui, dès lors, ne sont pas ren­trés dans l’ombre ; le pre­mier, il a construit, des géné­ra­li­sa­tions qui recouvrent comme d’une immense voûte les deux domaines de la connais­sance humaine.

Sa concep­tion fon­da­men­tale du monde est ana­logue à celle d’Anaximandre, rien n’est défi­ni­ti­ve­ment, tout se trans­forme per­pé­tuel­le­ment. Les choses n’existent qu’en un mou­ve­ment incessant.

Pour Héra­clite le prin­cipe essen­tiel du Monde et de la Vie, c’est le feu qui anime et qui dévore tout, feu éter­nel­le­ment vivant, qui s’allume par mesure et s’éteint par mesure. Le feu pri­mi­tif des­cend aux autres formes plus basses de la matière et de celles-ci il le fai­sait remon­ter à sa forme ori­gi­nelle, « car, disait-il, le che­min d’en haut et celui d’en bas ne font qu’un. » L’esprit ne domine pas la matière. La matière ne domine pas l’esprit. Mais ils sont l’un et l’autre, tra­duc­tions en termes dif­fé­rents d’une seule réa­li­té : la vie chaude, la vie en fusion : le feu.

Le feu se trans­forme en eau et celle-ci — pour une moi­tié — remonte immé­dia­te­ment comme « souffle igné » à la voûte du ciel. L’autre moi­tié se change en terre. La terre rede­vient eau, et, par cette voie, se retrouve faci­le­ment à l’état de feu.

Quand Héra­clite parle de Zeus il n’entend pas le Dieu des Grecs aux volon­tés pré­cises et aux plans auto­ri­taires. Pour le phi­lo­sophe du trans­for­misme Zeus n’est que le sym­bole de l’essence pri­mi­tive, agis­sant sans but, comme un jeune gar­çon qui joue pour son plai­sir. Il ne peut y avoir de divi­ni­tés s’accaparant la des­ti­née des hommes. Il n’y a aucun but, aucune fina­li­té dans le monde.

Construc­tion et des­truc­tion, des­truc­tion et construc­tion telle est la seule norme qui régit tous les domaines de la nature vivante. Ce double pro­ces­sus se dérou­le­ra à jamais dans les périodes fixes d’une durée immense.

De même que la terre est sor­tie de l’eau, l’eau est sor­tie du feu. Et il ima­gine une époque, où rien n’existait que le feu. C’est du feu que sont sor­ties les autres formes de la matière et c’est en feu qu’elles se retrans­for­me­ront un jour — pour que le pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tions recom­mence et déroule la même série de changements.

C’est ain­si qu’Héraclite est ame­né à consta­ter les chan­ge­ments de pro­prié­tés des corps dans la suc­ces­sion du temps.

La matière à un mou­ve­ment inces­sant dans l’espace. Pour Héra­clite la matière n’est pas inerte : elle est vivante. Tout est en réa­li­té dans un éter­nel deve­nir. Il n’y a rien de per­ma­nent. Tout change à chaque ins­tant de la durée. Mais cette trans­for­ma­tion n’a pas pour résul­tat la des­truc­tion appa­rente de l’objet, lorsque et parce que les par­ti­cules de matière qui s’en détachent sont rem­pla­cées par l’afflux inces­sant de par­ti­cules nou­velles ! « Nous ne pou­vons pas des­cendre deux fois dans le même fleuve, car il roule sans cesse de nou­velles eaux. » Héra­clite ajoute : « Nous des­cen­dons dans le même fleuve et nous n’y des­cen­dons pas ; nous sommes et ne sommes pas. »

Ces concep­tions du mou­ve­ment par Héra­clite concordent avec les théo­ries les plus modernes de la phy­sique. Pour le vieux sage d’Éphèse : « Il est faux que quelques-unes des choses seule­ment se meuvent et les autres pas, mais toutes se meuvent, et en tout temps, quoique ces mou­ve­ments se dérobent à notre per­cep­tion. » Or la science d’aujourd’hui tient pour éta­bli que « les molé­cules de la matière sont sans cesse en mou­ve­ment, bien que ces mou­ve­ments se dérobent à notre perception. »

Héra­clite constate ensuite dars les phé­no­mènes de la nature l’existence simul­ta­née des qua­li­tés contraires. Il dit : « L’eau de la mer est la plus pure et la plus souillée ; pour les pois­sons, elle est potable et salu­taire ; pour les hommes elle est imbu­vable et funeste. » De la sorte Héra­clite est ame­né à décou­vrir la rela­ti­vi­té des pro­prié­tés, de toutes les pro­prié­tés, aus­si bien dans le domaine moral que dans le domaine phy­sique. Aus­si dit-il : « Le bien et le mal sont une seule et même chose. » Tout est donc rela­tif, mais rela­tif à quoi, à qui ? À l’individu qui expé­ri­mente, avec sa propre sen­si­bi­li­té, avec son propre tem­pé­ra­ment. C’est ici que se fonde tout indi­vi­dua­lisme, tout anar­chisme, toute concep­tion révo­lu­tion­naire du monde.

Si la théo­rie de la sen­sa­tion recon­naît dans la psy­cho­lo­gie moderne la part qui revient dans la connais­sance du monde à la sub­jec­ti­vi­té du moi, c’est grâce au concept rela­ti­viste d’Héraclite, La théo­rie du rela­ti­visme moral en découle : « La rai­son, selon le mot de Faust, devient dérai­son, le bien­fait se change on fléau. » Il n’y a pas de bien défi­ni­tif pour les hommes. Aucun prin­cipe ne s’impose pour la conduite des hommes. Seul l’individu est juge de son bien et de son mal. Par la pra­tique seule­ment il peut acqué­rir lui-même hi science de son bon­heur. Tout Nietzsche et tout Stir­ner sont en puis­sance dans Héraclite.

Le ferment qui réagit le plus éner­gi­que­ment contre le conser­va­tisme aveugle dans tous les domaines — goût, morale, ins­ti­tu­tions sociales — c’est le rela­ti­visme dont Héra­clite est le père.

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De la coexis­tence des contraires, Héra­clite tire toute sa phi­lo­so­phie qui est une phi­lo­so­phie d’action, de lutte pour la vie et d’anarchie.

Il dit : « La dis­so­nance est en har­mo­nie avec elle-même. » ce qui signi­fie : « Cha­cun porte en soi un élé­ment de l’harmonie uni­ver­selle qui est faite de l’ensemble libre de toutes les dif­fé­ren­cia­tions ». Il dit encore : « L’harmonie invi­sible (celle qui résulte des contraires) est meilleure que la visible. » Ce que nous inter­pré­tons : « L’anarchie est un ordre plus par­fait que l’ordre le plus appa­rem­ment éta­bli par le pou­voir le plus for­te­ment uni­ver­sel. » Et Héra­clite conclut : « Il serait mau­vais de voir tous les contraires se fondre dans une vaine har­mo­nie. » C’est là l’affirmation la plus pro­fonde et la plus vaste du prin­cipe de liberté.

Lorsque Héra­clite parle du « pole­mos » qui est « le père et le roi de toutes les choses, de tous les êtres », le sage d’Éphèse n’entend pas chan­ger la guerre stu­pide des hommes pour défendre la patrie : ce n’est pas la guerre pour Éphèse, ni pour la Grèce, ni pour la civi­li­sa­tion, c’est la lutte pour la vie dont chaque indi­vi­du sent en lui et hors de lui la néces­si­té. Héra­clite n’est pas un « paci­fiste » ; il n’est pas l’ancêtre des socia­listes, des chré­tiens qui ont subi la loi de guerre comme toutes les lois ; Héra­clite est le père des révol­tés, des réfrac­taires qui savent que rien ne s’obtient sans l’emploi d’une force, de la violence.

Héra­clite constate la néces­si­té du chan­ge­ment pour la pro­duc­tion de toute sen­sa­tion et de tout plai­sir. Par­tout, dans le monde, se dévoile un jeu d’énergies et de pro­prié­tés oppo­sées qui s’appellent et se condi­tionnent réci­pro­que­ment. Une loi de pola­ri­té embrasse la vie uni­ver­selle. Vive la vio­lence au ser­vice de la vie ! Vive la lutte pour la recherche de la joie ! Le repos sans lutte et 1’engourdissement, l’immobilité, la ruine. « Le mélange se décom­pose quand on ne le secoue pas », dit-il. Rien ne s’obtient, aucun pro­grès ne s’accomplit sans révo­lu­tion. Le mou­ve­ment inces­sant qui crée la vie a pour base le prin­cipe de la lutte.

Voi­ci bien l’ancêtre de Prou­dhon. Et pas plus que celui-là, Héra­clite ne peut être reven­di­qué par les gens d’Action Fran­çaise, par les hommes de la réac­tion, de l’arrêt, du recul. Ils sont l’un et l’autre pen­seurs de révo­lu­tion, phi­lo­sophes d’anarchie. En cela nous sommes d’accord avec M. Gom­perz qui conclut ain­si son étude sur Héra­clite dans ses Pen­seurs de la Grèce.

« Quand tout paraît entraî­né dans un per­pé­tuel deve­nir ; quand tout phé­no­mène par­ti­cu­lier, envi­sa­gé comme un chaî­non dans la chaîne des causes, cesse d’être autre chose que la phase pas­sa­gère d’un déve­lop­pe­ment, qui se sen­ti­rait dis­po­sé à regar­der comme éter­nelle et intan­gible une forme quel­conque de cette série inces­sante de méta­mor­phoses et à se pros­ter­ner devant elle ! »

[/​Un Élève de l’École du Propagandiste./]

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