Parmi les penseurs de la Grèce antique, notre Anarchie trouve ses pères. Il est su de tous que les cyniques et les stoïciens, Pythagore, Diogène et Socrate, par leurs efforts de libération morale, et par la lutte héroïque qu’ils menèrent contre les préjugés sociaux, furent les subversifs et les révolutionnaires de leurs temps, les libertaires de tous les temps.
Cependant les pires réactionnaires, gens de guerre et d’autorité, revendiquent aussi les leurs parmi les philosophes anciens. Et il vous souvient que M. Charles Maurras prétendit trouver un précurseur de ses doctrines rétrogrades dans Héraclite d’Éphèse. C’est là un véritable défi à tout bon sens philosophique. Nous relevons ce défi, en proclamant Héraclite, premier des révolutionnaires du monde, père de la violence qui crée par la révolte les formes nouvelles de toute vie — et notamment de la vie sociale. Et, pour que les lecteurs de la Revue Anarchiste puissent en juger par eux-mêmes, nous allons retracer ici les faits et les idées de la vie du vieux transformiste.
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Héraclite, surnommé le Physicien, naquit à Éphèse, en Asie Mineure, vers le milieu du
Héraclite relevait surtout de lui-même. Il ne voulait pas suivre les maîtres et avait dès le plus jeune âge une forte tendance à l’individualisme. Cependant il écouta les conseils d’Hippase de Métaponte, philosophe pythagoricien qui lui-même, croyait beaucoup plus à ce que l’on apprend par soi-même qu’à ce que les autres vous apprennent. Héraclite fut surtout un autodidacte.
Il voyagea beaucoup dans sa jeunesse — en Orient sans doute. À son retour ses concitoyens lui offrirent le pouvoir. Il le refusa dédaigneusement.
Héraclite était fier et d’un caractère entier. Il méprisait les puissants. On le surprit, un jour, à jouer aux dés avec des enfants sur la place publique et, comme on se moquait de lui, il répondit : « Éphésiens, il y a plus d’honneur à jouer avec des enfants qu’à gouverner une ville aussi corrompue que la vôtre. »
Darius essaya de l’attirer à la cour de Persépolis. Peine perdue. Son offre fut repoussée avec colère par Héraclite. La vie civilisée finit par lui peser à un tel point qu’il se retira tout seul dans la montagne. Il y vécut en végétalien, se nourrissant de racines et de fruits sauvages, ne buvant que de l’eau.
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Héraclite fut le premier des philosophes d’Ionie qui, ne se spécialisant dans aucune science pratique, s’adonna à la seule culture des idées. Il fut le premier cerveau purement spéculatif. Héraclite fut un philosophe dans toute la force du terme, vivant dans l’indépendance absolue des puissances politiques, dominant tous les problèmes par la seule force de sa pensée. On a pu l’appeler le Nietzsche de l’Ionie antique.
Héraclite et Nietzsche se ressemblent par plus d’un point. Comme l’auteur de Par delà le bien et le mal, le philosophe d’Éphèse est délibérément hostile aux religions, à toutes les religions. Adorer les images des dieux, pour Héraclite , est « bavarder avec des murailles. » Il a dit des sacrifices expiatoires qu’ils remplacent une souillure par une autre, « comme si celui qui s’est vautré dans la boue voulait se purifier par la boue. »
Héraclite veut briser toutes les idoles, il est hostile à toute tradition. Ce qu’il y a de meilleur en lui, il se flatte de ne le devoir qu’à lui-même, car « de tous ceux dont il a entendu les discours, pas un seul n’est parvenu à la vraie intelligence. »
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Héraclite va donc tenter de parvenir à la vraie intelligence qui ne peut s’acquérir, d’après lui, qu’en oubliant tout ce que l’on a appris du passé pour aller au sein même du mouvement, dans la vie toujours en transformations.
Le premier, il a aperçu entre la vie de la nature et celle de l’esprit des rapports qui, dès lors, ne sont pas rentrés dans l’ombre ; le premier, il a construit, des généralisations qui recouvrent comme d’une immense voûte les deux domaines de la connaissance humaine.
Sa conception fondamentale du monde est analogue à celle d’Anaximandre, rien n’est définitivement, tout se transforme perpétuellement. Les choses n’existent qu’en un mouvement incessant.
Pour Héraclite le principe essentiel du Monde et de la Vie, c’est le feu qui anime et qui dévore tout, feu éternellement vivant, qui s’allume par mesure et s’éteint par mesure. Le feu primitif descend aux autres formes plus basses de la matière et de celles-ci il le faisait remonter à sa forme originelle, « car, disait-il, le chemin d’en haut et celui d’en bas ne font qu’un. » L’esprit ne domine pas la matière. La matière ne domine pas l’esprit. Mais ils sont l’un et l’autre, traductions en termes différents d’une seule réalité : la vie chaude, la vie en fusion : le feu.
Le feu se transforme en eau et celle-ci — pour une moitié — remonte immédiatement comme « souffle igné » à la voûte du ciel. L’autre moitié se change en terre. La terre redevient eau, et, par cette voie, se retrouve facilement à l’état de feu.
Quand Héraclite parle de Zeus il n’entend pas le Dieu des Grecs aux volontés précises et aux plans autoritaires. Pour le philosophe du transformisme Zeus n’est que le symbole de l’essence primitive, agissant sans but, comme un jeune garçon qui joue pour son plaisir. Il ne peut y avoir de divinités s’accaparant la destinée des hommes. Il n’y a aucun but, aucune finalité dans le monde.
Construction et destruction, destruction et construction telle est la seule norme qui régit tous les domaines de la nature vivante. Ce double processus se déroulera à jamais dans les périodes fixes d’une durée immense.
De même que la terre est sortie de l’eau, l’eau est sortie du feu. Et il imagine une époque, où rien n’existait que le feu. C’est du feu que sont sorties les autres formes de la matière et c’est en feu qu’elles se retransformeront un jour — pour que le processus de différenciations recommence et déroule la même série de changements.
C’est ainsi qu’Héraclite est amené à constater les changements de propriétés des corps dans la succession du temps.
La matière à un mouvement incessant dans l’espace. Pour Héraclite la matière n’est pas inerte : elle est vivante. Tout est en réalité dans un éternel devenir. Il n’y a rien de permanent. Tout change à chaque instant de la durée. Mais cette transformation n’a pas pour résultat la destruction apparente de l’objet, lorsque et parce que les particules de matière qui s’en détachent sont remplacées par l’afflux incessant de particules nouvelles ! « Nous ne pouvons pas descendre deux fois dans le même fleuve, car il roule sans cesse de nouvelles eaux. » Héraclite ajoute : « Nous descendons dans le même fleuve et nous n’y descendons pas ; nous sommes et ne sommes pas. »
Ces conceptions du mouvement par Héraclite concordent avec les théories les plus modernes de la physique. Pour le vieux sage d’Éphèse : « Il est faux que quelques-unes des choses seulement se meuvent et les autres pas, mais toutes se meuvent, et en tout temps, quoique ces mouvements se dérobent à notre perception. » Or la science d’aujourd’hui tient pour établi que « les molécules de la matière sont sans cesse en mouvement, bien que ces mouvements se dérobent à notre perception. »
Héraclite constate ensuite dars les phénomènes de la nature l’existence simultanée des qualités contraires. Il dit : « L’eau de la mer est la plus pure et la plus souillée ; pour les poissons, elle est potable et salutaire ; pour les hommes elle est imbuvable et funeste. » De la sorte Héraclite est amené à découvrir la relativité des propriétés, de toutes les propriétés, aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine physique. Aussi dit-il : « Le bien et le mal sont une seule et même chose. » Tout est donc relatif, mais relatif à quoi, à qui ? À l’individu qui expérimente, avec sa propre sensibilité, avec son propre tempérament. C’est ici que se fonde tout individualisme, tout anarchisme, toute conception révolutionnaire du monde.
Si la théorie de la sensation reconnaît dans la psychologie moderne la part qui revient dans la connaissance du monde à la subjectivité du moi, c’est grâce au concept relativiste d’Héraclite, La théorie du relativisme moral en découle : « La raison, selon le mot de Faust, devient déraison, le bienfait se change on fléau. » Il n’y a pas de bien définitif pour les hommes. Aucun principe ne s’impose pour la conduite des hommes. Seul l’individu est juge de son bien et de son mal. Par la pratique seulement il peut acquérir lui-même hi science de son bonheur. Tout Nietzsche et tout Stirner sont en puissance dans Héraclite.
Le ferment qui réagit le plus énergiquement contre le conservatisme aveugle dans tous les domaines — goût, morale, institutions sociales — c’est le relativisme dont Héraclite est le père.
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De la coexistence des contraires, Héraclite tire toute sa philosophie qui est une philosophie d’action, de lutte pour la vie et d’anarchie.
Il dit : « La dissonance est en harmonie avec elle-même. » ce qui signifie : « Chacun porte en soi un élément de l’harmonie universelle qui est faite de l’ensemble libre de toutes les différenciations ». Il dit encore : « L’harmonie invisible (celle qui résulte des contraires) est meilleure que la visible. » Ce que nous interprétons : « L’anarchie est un ordre plus parfait que l’ordre le plus apparemment établi par le pouvoir le plus fortement universel. » Et Héraclite conclut : « Il serait mauvais de voir tous les contraires se fondre dans une vaine harmonie. » C’est là l’affirmation la plus profonde et la plus vaste du principe de liberté.
Lorsque Héraclite parle du « polemos » qui est « le père et le roi de toutes les choses, de tous les êtres », le sage d’Éphèse n’entend pas changer la guerre stupide des hommes pour défendre la patrie : ce n’est pas la guerre pour Éphèse, ni pour la Grèce, ni pour la civilisation, c’est la lutte pour la vie dont chaque individu sent en lui et hors de lui la nécessité. Héraclite n’est pas un « pacifiste » ; il n’est pas l’ancêtre des socialistes, des chrétiens qui ont subi la loi de guerre comme toutes les lois ; Héraclite est le père des révoltés, des réfractaires qui savent que rien ne s’obtient sans l’emploi d’une force, de la violence.
Héraclite constate la nécessité du changement pour la production de toute sensation et de tout plaisir. Partout, dans le monde, se dévoile un jeu d’énergies et de propriétés opposées qui s’appellent et se conditionnent réciproquement. Une loi de polarité embrasse la vie universelle. Vive la violence au service de la vie ! Vive la lutte pour la recherche de la joie ! Le repos sans lutte et 1’engourdissement, l’immobilité, la ruine. « Le mélange se décompose quand on ne le secoue pas », dit-il. Rien ne s’obtient, aucun progrès ne s’accomplit sans révolution. Le mouvement incessant qui crée la vie a pour base le principe de la lutte.
Voici bien l’ancêtre de Proudhon. Et pas plus que celui-là, Héraclite ne peut être revendiqué par les gens d’Action Française, par les hommes de la réaction, de l’arrêt, du recul. Ils sont l’un et l’autre penseurs de révolution, philosophes d’anarchie. En cela nous sommes d’accord avec M. Gomperz qui conclut ainsi son étude sur Héraclite dans ses Penseurs de la Grèce.
« Quand tout paraît entraîné dans un perpétuel devenir ; quand tout phénomène particulier, envisagé comme un chaînon dans la chaîne des causes, cesse d’être autre chose que la phase passagère d’un développement, qui se sentirait disposé à regarder comme éternelle et intangible une forme quelconque de cette série incessante de métamorphoses et à se prosterner devant elle ! »
[/Un Élève de l’École du Propagandiste./]