La Presse Anarchiste

La Justice dans l’Art

Cette jus­tice, qui se réalise si dif­fi­cile­ment dans la vie, l’art la réalise totale­ment : il rend à cha­cun ce qui lui est dû. Il est des œuvres qui éclairent la route ténébreuse du passé, qui illu­mi­nent les chemins incer­tains de l’avenir. Ce sont les cos­mogo­nies, les théo­go­nies, les sym­bol­es, les épopées qui décrivirent, — avec les stat­ues, les tem­ples, les mon­u­ments, — la lutte du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres ; c’est la philoso­phie des Hébreux, des Hin­dous, des Pers­es, des Chi­nois, des Égyp­tiens. En Grèce, les stat­ues de Phidias, les rhap­sodies, les drames d’Eschyle, les comédies d’Aristophane ; à Rome, les Satires de Juvé­nal, Les Chan­sons de Gestes. La Divine Comédie. Au xvie siè­cle, la sculp­ture de Michel-Ange, la pein­ture de Léonard ; Rabelais ; Shake­speare. C’est la lit­téra­ture de cri­tique et d’indépendance qui éclate au milieu de la lit­téra­ture fac­tice, méthodique du xviie, celle de Pas­cal, de la Fontaine, de La Bruyère, de Saint-Simon. Au xvi­iie, la cri­tique s’émancipe, l’art pénètre davan­tage les mœurs, la pein­ture se fait anec­do­tique, curieuse, se con­fond de plus en plus avec la vie. C’est Voltaire, c’est Rousseau, c’est Wat­teau, c’est Robe­spierre. — Ce legs de jus­tice, le xixe siè­cle l’a recueil­li. L’œuvre de Balzac, au début, s’impose. Une par­tie de l’humanité y gri­mace hor­ri­ble­ment, l’autre, par la douleur, affirme sa supéri­or­ité. Flaubert com­plète son effort : Madame Bovary, Salamm­bô, l’Édu­ca­tion sen­ti­men­tale, La Ten­ta­tion de Saint-Antoine, Trois Con­tes, Bou­vard et Pécuchet, Le Can­di­dat, sont autant de juge­ments ren­dus sur les hommes et sur les choses avec la droi­ture d’une con­science d’artiste. Il relie, dans une syn­thèse mag­nifique, les épo­ques passées à l’époque présente. Aus­si les social­istes, Proud­hon, Lamen­nais, Michelet, eurent la claire vision de la jus­tice dans l’art ; par eux, l’humanité future est pressen­tie. Pour l’enthousiasme qu’ils déployèrent, les poètes roman­tiques ont droit à notre recon­nais­sance. La lit­téra­ture con­tem­po­raine ren­ferme, sous la majesté des sym­bol­es et la grâce des formes, une pen­sée vir­ile. Tol­stoï a exer­cé une influ­ence énorme. Ibsen a émis le plus d’idées justes et de nobles chimères. Quant aux écrivains français, depuis les nat­u­ral­istes qui réa­girent con­tre l’hypocrisie lit­téraire des Dumas et de Feuil­let, jusqu’aux sym­bol­istes qui réa­girent con­tre la bru­tal­ité nat­u­ral­iste, c’est tou­jours le même souci d’accorder à cha­cun ce qui lui est dû. De même dans les autres arts. La musique, par Wag­n­er, a recréé un monde d’harmonie. La sculp­ture, avec Rodin, a brisé les chaînes de la matière pour, enfin, vivre. En pein­ture, Ruskin et les préraphaélistes, puis les impres­sion­nistes français, ont semé dans les âmes une morale nou­velle, une philoso­phie meilleure. Partout l’art pour l’art a fait place à l’art pour la jus­tice : l’Art-Critique a réal­isé des chefs‑d’œuvre que le monde admir­era Demain.

Si l’art est un tres­saille­ment, un désir et une espérance, l’art est aus­si un sou­venir ; s’il con­tient l’avenir, il con­tient le présent, qui sera bien­tôt le passé. L’art fixe l’Humanité qui passe, évolue, se trans­forme ; il en fixe les laideurs et les beautés ; il en fixe les moments. C’est la survie de tout ce qui a été. L’Humanité y demeure à jamais décrite à toutes les heures ; toutes les heures y sont mar­quées, laides ou belles ; toutes les heures s’y épanouis­sent, sere­ines ou ter­ri­bles. Il exprime les désirs, les rêves, les réal­ités d’une époque ; la nais­sance, la vie, la mort des sociétés. Quand il essaie de recom­mencer ce qui a déjà été fait, de retourn­er aux formes embry­on­naires, il n’en exprime pas moins les regrets, la mésaise et l’incertitude du temps. Et s’il arrivait que le feu, l’eau ou la main sac­rilège de l’homme vinssent à sup­primer l’œuvre d’art, elle aurait quand même assez vécu pour vivre éter­nelle­ment, pour trans­met­tre son expres­sion de colère ou d’amour : les stat­ues par­lent, les écrits restent. L’art est un doc­u­ment. C’est par lui, c’est en lui que les his­to­riens futurs trou­veront les élé­ments de leur appré­ci­a­tion. S’ils veu­lent ren­seign­er sur nous-mêmes, ils deman­deront aux artistes indépen­dants ce qu’ils en pen­sèrent ; ils appren­dront si nous avons été bons, si nous avons été justes, si nous avons eu de la beauté ; aus­si, le degré de notre laideur. Ils liront nos poètes, nos romanciers, nos philosophes ; ils ver­ront nos stat­ues, ils ver­ront nos mon­u­ments et nos pein­tures ; à notre tour nous serons jugés, comme nous aurons pu juger, par les œuvres qu’elles ont lais­sées, les civil­i­sa­tions mortes. Ain­si, l’art est le témoin de nos actes et de nos paroles, il pré­pare le ver­dict de ceux qui vien­dront. Les juges, qui ont la red­outable mis­sion de con­damn­er ou d’absoudre, devraient bien se famil­iaris­er avec les chefs‑d’œuvre ; regarder le Christ, de Car­rière ; le Bais­er, de Rodin ; lire, admir­er, com­pren­dre. Ils auraient la sagesse, la pitié, la clair­voy­ance, l’impartialité qu’ils n’ont pas.

Il est des moments, des péri­odes de trou­ble et d’angoisse, où la jus­tice est impi­toy­able­ment chas­sée par la lâcheté des hommes. Quand il n’y a plus de jus­tice, la jus­tice de l’art se lève : l’heure de l’expiation com­mence ; tou­jours, l’œuvre d’art refoule l’œuvre d’iniquité. C’est une lutte sans fin que se livrent le bien et le mal. Il n’y a pas une injus­tice qui n’ait son con­tre­coup dans un acte de jus­tice ; il n’y a pas un men­songe qui n’ait sus­cité un acte de vérité : alors, l’art est réal­isé directe­ment par l’acte. Donc le pro­grès est dans l’art, l’harmonie de la vie morale, l’harmonie de la vie sociale sont dans l’art, parce que la jus­tice est dans l’art. Il précède les révo­lu­tions, il précède les lég­is­la­tions, il précède les reli­gions ; il les fait et les défait à sa guise. Il se forme dans la lutte, il y puise, sans cesse de nou­velles forces.

L’artiste doit vivre avec son temps : d’où l’obligation, pour lui, de racon­ter son époque, de la décrire sous toutes ses faces : car, tout en décrivant les mis­ères con­tem­po­raines, il décrit celles de tous les temps. Même lorsque l’art utilise les matéri­aux d’autrefois, c’est pour don­ner aux pas­sions mod­ernes une enver­gure qu’elles, n’ont pas. C’est tou­jours le présent qui se retrou­ve dans le passé ; ce ne sont pas les mêmes noms, mais ce sont les mêmes âmes. Ain­si l’artiste ver­ra que, si l’histoire a gardé le sou­venir d’époques viles, la nôtre est digne de leur être com­parée. Elle a atteint la plus grande somme de hideur pos­si­ble, et sa déca­dence n’a rien de grand. La société con­tem­po­raine dicte à l’artiste son devoir. Suiv­ant le tem­péra­ment de l’artiste philosophe, sa colère vis­era plus spé­ciale­ment une caté­gorie sociale, une insti­tu­tion, à moins qu’elle n’englobe, dans une vision unique, l’étendue de la société. Il dira les dirigeants, il s’attaquera de préférence aux maîtres de la Comédie humaine, à ceux qui tien­nent les ficelles des pan­tins qu’ils diri­gent ; dira les dirigés, prostrés dans une couardise imbé­cile ; il dira l’odieux régime cap­i­tal­iste, le tri­om­phe du veau d’or ; il dira l’écrasement du faible ; il dira la poli­tique, la guerre, la faim, l’amour, la gloire, toutes les lias­sions, tous les car­ac­tères, tous les esprits, toutes les âmes, tous les milieux, tous les indi­vidus, toutes les class­es ; il créera des types qui incar­neront une race, une foule, une civil­i­sa­tion ; puis, il adouci­ra, par de la pitié, l’âcreté de sa haine, il exal­tera la bon­té, il assou­pli­ra la loi de fer ; il con­sol­era ceux qui souf­frent ; ceux qui espèrent, il les révélera à eux-mêmes. Par ain­si, il sèmera la révolte dans les champs de la douleur, hâtera l’harmonie par la dis­corde, dis­join­dra les cœurs pour les rap­procher. Il sera l’Apôtre et le Justicier.

L’art a inven­té des sup­plices pour les pro­fana­teurs de la Beauté. Il a inven­té l’ironie, la rail­lerie, le rire. Ce sont les formes de son indig­na­tion. Il y a des défor­ma­tions bizarres, des car­i­ca­tures grotesques, des réc­its fan­tai­sistes. Sub­tils instru­ments de tor­ture ! La jus­tice de l’art est insa­tiable, et ses bour­reaux vari­ent à l’infini les gen­res de sup­plices. On ferait un musée des hor­reurs avec ceux que l’art a sup­pli­ciés. C’est juste. L’art ne sait pas men­tir ; ses fic­tions sont encore des réal­ités. Il ne cache rien. Son regard con­tient tout. Des con­trastes, la vérité sur­git, totale ; la loi d’équilibre et d’harmonie s’établit. L’abjection des uns fait aimer le mérite des autres : l’art, dans son impar­tial­ité, est par­tial. L’art cor­rige les vices, cor­rige les abus ; il évite de nou­veaux scan­dales, de nou­veaux mal­heurs ; il empêche de tomber dans les mêmes fautes, les mêmes excès. Il ramène, vers le mieux, les âmes per­dues ; il stim­ule les âmes timides. L’art cin­gle, sans pitié, les vices bour­geois, fouaille les âmes bass­es et ram­pantes ; il arrache les masques, dévoile les vis­ages qui se dis­simu­lent sous l’hypocrisie des lois ou des con­ven­tions mondaines, scrute les replis les plus secrets du cœur, et met à vif les plaies, ou fait sur­gir, des pro­fondeurs cachées où ils s’étiolent, les volon­tés vir­iles et les courages sub­limes. C’est juste. Par lui, les hommes et les idées sont remis à leur vraie place, vus sous leur vrai jour. Impos­si­ble de dis­simuler, de bal­bu­ti­er des excus­es. C’est l’horrible, vu de près. Les car­ac­tères sail­lis­sent. Le bour­geois est représen­té dans son igno­rance absolue de l’art, dans son néant et dans sa médi­ocrité. Ses laideurs s’étalent, écla­tent. Le ridicule l’achève. C’est juste. Mais, à côté, une cri­tique saine rend hom­mage à l’artiste de génie égaré dans une société aveulie ; le roman com­bat par les douloureuses fig­ures néces­saires au tri­om­phe de la plouto­cratie ; le théâtre affirme la : beauté d’une élite en face d’une morale rétro­grade ; la presse fait enten­dre la voix die la jus­tice et du droit. Alors, les pau­vres et les souf­frants, broyés par les rouages d’un mécan­isme défectueux, les parias qui n’ont point trou­vé de jus­tice par­mi les hommes, les mau­dits et les malchanceux, les excep­tion­nels et les rêveurs sen­tent la bien­faisante jus­tice, enfin, luire sur leur déso­la­tion. Les anonymes, qui n’ont point d’histoire, devi­en­nent l’Histoire, et, dans le recul des âgée, tout paraît à sa place, dans un monde où rien ne fut à sa place ; une divi­sion s’opère naturelle­ment, les brouil­lards se dis­sipent. Cha­cun récolte selon ses œuvres : les uns, le mépris, les autres, l’admiration. L’Artiste, par son action et par son rêve, a créé la jus­tice. L’art est le sou­verain Juge. Mieux que les codes suran­nés et que les lois défraîchies l’art sou­tient, défend, réha­bilite, ou con­damne terriblement.

[/Gérard de Lacaze-Duthiers./]

Extrait de : L’Idéal humain de l’art, essai d’esthétique lib­er­taire (Bib­lio­thèque de la « Revue lit­téraire de Paris et de Cham­pagne », Reims, 1906).


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