La Presse Anarchiste

La Vie littéraire

Notre col­la­bo­ra­teur P. Vigné d’Octon, assez gra­ve­ment malade, ayant dû, à son grand regret et au nôtre, renon­cer à écrire ce mois-ci, son habi­tuelle Vie Lit­té­raire, c’est notre ami Georges Vidal qui a bien vou­lu tenir l’intérim de celle chro­nique.

Les Anar­chistes et la Psy­cho­lo­gie du Défai­tisme, par Jean Maxe (Cahiers de l’Anti-France).

M. Jean Maxe, dès la pre­mière page, donne son opi­nion sur l’anarchisme : « ce que nous avons à dire est fort peu connu du grand public, qui doit cepen­dant être aver­ti. Là bout la mar­mite sha­kes­pea­rienne où se pré­pare le Grand soir. Si ces gens-là triom­phaient, c’est dans une innom­mable stu­pi­di­té que crou­le­rait la civi­li­sa­tion. » Après un pareil début on s’attendrait à un recueil de men­songes, de calom­nies, etc… Eh bien, non, on a la sur­prise de trou­ver une étude rela­ti­ve­ment impar­tiale sur cha­cun de nos mili­tants. M. Jean Maxe a tout lu. M. Jean Maxe a tout enten­du. C’est un fichier et un enre­gis­treur. Il a dépouillé atten­ti­ve­ment tous nos jour­naux, depuis le Liber­taire jusqu’aux plus éphé­mères des revues indi­vi­dua­listes. La vie et l’évolution intel­lec­tuelle de nos amis n’ont aucun secret pour lui. Tour à tour il com­mente la phi­lo­so­phie et l’action de Han Ryner, Romain Rol­land, André Colo­mer, Lacaze Duthiers, Mau­rice Wul­lens, Sébas­tien Faure, Émile Armand, Joseph Rivière, Génold, André Loru­lot, Bern­stein, feu Léon Prou­vost, feu Char­don Ban­ne­rot, etc… Il étu­die briè­ve­ment la por­tée de l’œuvre des Mar­cel­lo-Fabri, Mau­rice Vernes, Cécile Périn, Marc Devil­liers, Ker­rank-Houx, Paul Hus­son, Mar­cel Millet, A.-M. Gos­sez, Vla­minck, Mar­cel Sau­vage, Renée Dunan, Roger Pillet, Pierre Lari­vière, H.-L. Fol­lin, Mau­rice Bataille, Mar­cel Lebar­bier, Grillot de Givry.

Han Ryner ne lui semble pas très dan­ge­reux parce que trop en dehors de la mêlée : « Comme Lucrèce, Ryner, qui se dit stoï­cien, contem­ple­ra du rivage la bataille… des autres, bataille qui main­tient sa cité cepen­dant. » De même pour Gérard de Lacaze-Duthiers « l’anarchiste-esthète ». De même pour Renée Dunan qui « fait de la lit­té­ra­ture comme elle joue­rait à saute-mou­ton » et qui lui semble une révo­lu­tion­naire beau­coup trop « théâ­trale ». Mau­rice Wul­lens lui paraît un adver­saire bien plus sérieux « Wul­lens, qui pré­tend ne pas désar­mer, est un ins­ti­tu­teur de la nou­velle école, sin­gu­liè­re­ment dan­ge­reux. Que de ren­sei­gne­ments de pre­mière valeur n’avons-nous pas gla­nés dans sa revue, ren­dez-vous de tous les chefs du défai­tisme intel­lec­tuel le plus nocif et le plus conscient ! » Et Jean Maxe avoue que Wul­lens a du talent : « Il est incon­tes­table que Wul­lens a de vrais dons de sty­liste. Il est du nombre de ces pri­maires qui savent être de vrais cise­leurs de phrases. »

Au sujet d’Armand, M. Jean Maxe recon­naît éga­le­ment la pro­bi­té de notre cama­rade. Et Jean Maxe passe à ceux qu’il estime les plus dan­ge­reux, c’est-à-dire ceux qui des­cendent de leur tour d’ivoire pour se mêler au mou­ve­ment syn­di­ca­liste. Étu­diant l’action de notre ami André Colo­mer, il écrit : « Colo­mer ne cache pas sa doc­trine ; c’est l’anar­chie logique, seule capable, d’après lui, de res­sus­ci­ter l’héroïsme révo­lu­tion­naire. Qu’est-ce donc que l’anar­chie ? Et quel est son rôle dans l’équipée syn­di­ca­liste ? Pour l’Union anar­chiste « la révo­lu­tion est un moyen dont l’anarchie est le but ». Le 31 mars 1922 Colo­mer lan­çait cette for­mule à l’emporte-pièce : « Dans la révo­lu­tion, les syn­di­cats sont le corps, l’anarchie est l’âme. » Anar­chie ne signi­fie pas ban­di­tisme, ni illu­sion­nisme col­lec­tif, mais vita­lisme indi­vi­duel. »

En pas­sant, M. Jean Maxe rabroue quelques ex-anar­chos : Georges Pioch, cette « pauvre cer­velle titu­bante et vide », et Vic­tor Méric, ce « cabo­tin de la plus sinistre espèce ». Car M. Jean Maxe n’aime pas à mesu­rer ses épi­thètes, par quoi il se montre digne col­la­bo­ra­teur à l’Action Fran­çaise. Que vou­lez-vous, ce n’est pas impu­né­ment qu’on a pour maîtres des braillards tels que MM. Léon Dau­det et Charles Maur­ras. De gens d’Action Fran­çaise il pos­sède éga­le­ment le tem­pé­ra­ment foui­neur qui fouille, dans les moindres détails, la vie de ses adver­saires. Mal­gré cela, tou­te­fois, il ne se contente pas, comme ses col­lègues de gueu­ler : il dis­cute et com­prend quand il veut (ce qui ne signi­fie pas qu’il veuille souvent).

En somme, M. Jean Maxe est un drôle de bon­homme qui tient du flic et du phi­lo­sophe [[Les cama­rades que cette bro­chure inté­res­se­rait à titre docu­men­taire pour­ront se la pro­cu­rer à la Librai­rie Sociale, 9, rue Louis-Blanc (10e), au prix de 2 fr. 40.]].

La Nou­velle gloire du sabre, par P. Vigné‑d’Octon (Édi­tions du xxe siècle, 73, pro­me­nade de la Cor­niche, Marseille).

Notre ami P. Vigné‑d’Octon vient de faire paraître la pre­mière par­tie de la Nou­velle gloire du sabre, ouvrage si dan­ge­reux pour la bour­geoi­sie qu’aucun édi­teur n’avait vou­lu l’imprimer, en son temps, et que, de tous les jour­naux, le Liber­taire seul avait accep­té de le publier.

Cette pre­mière par­tie de la Nou­velle gloire du sabre est consa­crée aux Crimes du ser­vice de la San­té et de l’État-major géné­ral de la marine pen­dant la guerre. Et ce ne sont pas des « his­toires en l’air ». P. Vigné‑d’Octon, qui fut mobi­li­sé comme méde­cin, était bien pla­cé pour voir ce qui se pas­sait dans les hôpi­taux. Il cite des faits, il donne des noms, il démasque l’imposture :

« On ignore encore dans le pays, écrit-il, mal­gré les révé­la­tions faites à ce sujet, toute l’étendue du crime com­mis par ceux à qui incom­ba l’organisation du ser­vice de santé.

« Pré­vu pour un nombre de bles­sés et de malades (200.000), plus de cent fois infé­rieur à celui qui devait être le chiffre de la réa­li­té, on peut affir­mer, sans exa­gé­ra­tion, que, tant à l’arrière qu’à l’avant, tout se pas­sa comme si ce ser­vice n’eut pas été orga­ni­sé du tout.

« Méde­cins, chi­rur­giens, infir­miers, bran­car­diers, bâti­ments, remèdes, pan­se­ments, ins­tru­ments de chi­rur­gie, de tout cela, il n’y eut pas la cen­tième par­tie de ce qu’il eût été urgent d’avoir.

« Sur le champ de bataille, pas de bran­car­diers, pour ramas­ser les bles­sés et pro­cé­der â l’aseptie rapide, pré­ser­va­trice des com­pli­ca­tions. Le paquet indi­vi­duel conte­nant l’ouate et l’iode sal­va­trice n’était encore qu’un mythe dont sou­riaient les « mul­ti­ga­lon­nés » de l’Intendance, voire du Ser­vice tech­nique de San­té. Tout homme, griè­ve­ment atteint, n’avait plus qu’à mou­rir là où il avait été frap­pé, à moins qu’il ne fût enle­vé par l’ennemi.

« Ceux qui avaient assez de force pour arri­ver jusqu’aux rares et rudi­men­taires for­ma­tions d’avant, les trou­vaient encom­brées de bles­sés plus graves qu’eux, aux­quels des aides-major en nombre déri­soire, dépour­vus de tout moyen chi­rur­gi­cal sérieux, ne pou­vaient qu’appliquer d’insuffisants pansements…

« Aus­si, à tour de bras, avec une rapi­di­té ver­ti­gi­neuse, éva­cuait-on, sur l’arrière, des foules com­pactes de mal­heu­reux, fata­le­ment voués à la gan­grène et au téta­nos. Par cen­taines, on les entas­sait dans les wagons à bes­tiaux, sur de la paille encore infec­tée par les puru­lences de ceux qui râlèrent et souf­frirent là avant eux.

« Et à leur tour, souf­frant et râlant, ils allaient, bal­lot­tés à tra­vers la France entière, pen­dant de longs jours et d’interminables nuits, avant d’atteindre l’hôpital du Centre ou du Midi, auquel, sans qu’il eût été tenu compte de leur état, les avait affec­tés une auto­ri­té médi­cale affo­lée, ou par­fois même une auto­ri­té mili­taire d’une incom­pé­tence absolue.

« Aus­si dans quel état nous arri­vaient-ils, bon dieu ! En reli­sant et trans­cri­vant aujourd’hui les notes, qu’en ce temps-là, je pre­nais au jour le jour, il me revient des relents de gan­grène, de puan­teurs de puru­lence, qui me font encore pâlir.

« Je revois la salle avec ses petits lits de fer, ser­rés — il fal­lait ser­rer un peu plus chaque jour — où l’on cou­chait le bles­sé après lui avoir ôté ses vête­ments déchi­rée, sales, boueux, cou­verts de brin­dilles san­glantes de paille ou de foin infes­tés par tous les microbes patho­gènes de la création.

« Non moins sale et boueux, dans un « smeg­ma » de pus et de sang noi­râtre, appa­rais­sait le pan­se­ment, une fois l’homme dévê­tu. Un car­ré de papier plus sale encore, par­fois accro­ché à la capote, por­tait, avec un diag­nos­tic som­maire, cette laco­nique indication :

« Pan­sé à l’ambulance de X

« Il y avait dix jours, sou­vent douze de cela.

L’odeur innom­mable qui nous avait pris à la gorge, au moment, où pour éco­no­mi­ser du temps et de la souf­france, on avait inci­sé la der­nière loque cachant le pan­se­ment, deve­nait telle, une fois ce pan­se­ment décou­vert, qu’il fal­lait, mal­gré tout, subo­do­rer un fla­con d’éther.

« Puis, sous l’arrosage copieux d’eau per­man­ga­na­tée ou oxy­gé­née, len­te­ment, avec des pré­cau­tions infi­nies, tou­jours pour épar­gner de la souf­france, il fal­lait décor­ti­quer, couche par couche, cet entas­se­ment de pour­ri­ture avant d’atteindre la plaie. Oh ! alors, quand tra­ver­sées les par­ties croû­teuses, ramas­sées là et fer­men­tant depuis des jours et des jours, la puan­teur deve­nait telle que les plus rudes d’entre nous pâlissaient.

« Com­bien de fois, d’autres et moi-même, n’avons-nous pas trou­vé, grouillant, au fond de la plaie hideuse, l’hôte hor­rible de la cha­rogne, le sym­bo­lique asticot !

« Pauvres enfants deve­nus la proie de vers, l’âge où la vie est dans sa fleur, et avant même l’humus du tombeau !…

« Pen­dant des semaines et des mois tel fut l’aspect des bles­sures que nous appor­taient nos « héros » en sor­tant des trains lamen­tables, où ils avaient été, à tra­vers toute la France, cruel­le­ment bal­lot­tés, et que nous appe­lions : Les trains de la gan­grène et du téta­nos.

« La Gan­grène ! Le Téta­nos ! Ces hôtes meur­triers que la Science avait chas­sés de nos hôpi­taux, s’y réins­tal­lèrent en maîtres, grâce à l’incurie cri­mi­nelle de ceux qui, en temps de paix, furent char­gés d’organiser, pour le temps de guerre, le Ser­vice de san­té. Qui dénom­bre­ra leurs vic­times ? Qui don­ne­ra le chiffre exact de tous les mal­heu­reux, à qui la chi­rur­gie conser­va­trice ren­due ain­si impos­sible eut sau­vé la vie ? Et qui dira le chiffre des « grands muti­lés » à qui l’on eût pu sau­ver les yeux, conser­ver la jambe ou le bras ?

« C’est par cen­taines de mille qu’il faut compter.

« Et à ces vic­times de l’organisation cri­mi­nelle du Ser­vice (Inten­dance et Ser­vice tech­nique de San­té), il faut, hélas ! ajou­ter celles qui suc­com­bèrent ou furent irré­mé­dia­ble­ment estro­piées de par l’ignorance de ceux qui eurent charge de les soigner.

« Celles-là aus­si furent nom­breux, ain­si qu’en font foi les jour­naux du temps qui s’en émurent et purent, mal­gré la cen­sure, faire entendre quelques timides protestations.

« Mais ce que la vieille Anas­ta­sie lais­sa pas­ser, ne repré­sente qu’une par­celle de la véri­té ; elle ne mon­tra, en effet, quelque indul­gence que pour les pro­tes­ta­tions d’un carac­tère géné­ral et vague ; tout ce qui offrait quelque pré­ci­sion, don­nait des faits et des noms fut impi­toya­ble­ment caviardé.

« En ce qui me concerne, de tout ce que je vou­lus rendre public à ce moment comme témoin ocu­laire, elle ne lais­sa rien passer.

« C’est en vain, comme on le ver­ra plus loin, que j’essayais d’attirer l’attention publique sur le désar­roi com­plet dans lequel res­ta plon­gé, pen­dant presque toute la durée de la guerre, le Ser­vice de san­té du Camp retran­ché de Tou­lon. En vain que je signa­lais les dépôts et la phar­ma­cie de l’Hôpital cen­tral de St-Anne regor­geant de médi­ca­ments, pillés et gas­pillés de la façon la plus hon­teuse, alors que les nom­breux hôpi­taux auxi­liaires du Camp, ain­si que les infir­me­ries régi­men­taires des forts du front de mer, man­quaient de tout ; en vain que je signa­lais des com­pa­gnies entières de marins par­tant pour le front sans avoir été vac­ci­nés de la fièvre thy­phoïde, parce que l’hôpital cen­tral ne déli­vrait pas aux méde­cins la quan­ti­té suf­fi­sante de vac­cin, dont il était cepen­dant, j’en avais la cer­ti­tude, sur­abon­dam­ment pour­vu ; en vain que je mon­trais des bles­sés mou­rant du téta­nos, parce qu’on ne pou­vait leur injec­ter le sérum ins­tam­ment sol­li­ci­té par le ser­vice médi­cal, sérum qui jamais n’arrivait, et dont pour­tant les tiroirs de la phar­ma­cie cen­trale étaient pleins.

« Tout cela, comme on le ver­ra dans la suite de ce livre, par l’unique faute des deux grands chefs res­pon­sables, le méde­cin géné­ral Che­va­lier direc­teur du Ser­vice de san­té du Camp retran­ché, et de son adjoint le méde­cin prin­ci­pal Hervé.

« Aujourd’hui un volume entier ne suf­fi­rait pas à cette docu­men­ta­tion. Je me conten­te­rai seule­ment de dire que j’ai vu des bles­sés graves, lit­té­ra­le­ment sabo­tés par des méde­cins qui n’avaient jamais fait que de la « petite chi­rur­gie », alors que, dans l’hôpital, il y avait, comme simple infir­mier, un de nos plus grands chi­rur­giens méri­dio­naux ; des plaies ocu­laires graves soi­gnées par des mul­ti­ga­lon­nés, n’ayant jamais fait d’ophtalmologie, alors que, tou­jours comme infir­mier, se trou­vait dans l’hôpital, l’oculiste le plus répu­té de Nice, M. le Dr C. !…

« D’ailleurs, est-ce que Mil­le­rand étant ministre de la guerre n’eut pas en 1915 la cynique mal­adresse de cou­vrir et de défendre, de son entière auto­ri­té, à la tri­bune du Sénat, ces cri­mi­nels agissements ?

« Un inter­pel­la­teur lui repro­chant les fâcheuses consé­quences, pour nos bles­sés et nos malades, de ce pro­fond désar­roi, il répon­dit : Vous repro­chez aux majors leur fai­blesse en méde­cine ? Mais il ne s’agit pas de méde­cine dans l’armée, il s’agit de règle­ments. Un méde­cin-major est moins un méde­cin qu’un major. Rédi­ger un « état néant », voi­là ce qu’on leur demande !

« Et le regret­té et cou­ra­geux Ray­mond Lefefvre ne disait que la simple véri­té lorsqu’il écri­vait dans le Popu­laire :

« Pen­dant des mois (1914 – 1915) — presque un an — , on a égor­gé les bles­sés, on les a eus à bout por­tant. Tel major tenait le bis­tou­ri et tuait son homme, à chaque coup, dans un hôpi­tal où le pro­fes­seur Le Senne vidait les « pis­to­lets » comme infir­mier de salle.

« J’ai vu, moi, le pro­fes­seur Sicard, de la Sal­pê­trière ser­vant lui aus­si comme infir­mier sous les ordres d’un médi­castre favo­ri du méde­cin géné­ral Chevalier. »

Puis Vigné‑d’Octon nous raconte quelques-uns des mar­tyres qu’il a vu endu­rer autour de lui par de mal­heu­reux sol­dats ou de mal­heu­reux mate­lots. À côté de toutes ces dou­leurs, il nous montre le grand embus­qué Jean Mil­le­rand qui pas­sa la guerre à faire la noce. (Et l’auteur de la Nou­velle gloire du sabre en sait quelque chose puisque Jean Mil­le­rand choi­sis­sait pour venir s’amuser un petit vil­lage de 450 habi­tants où Vigné‑d’Octon, malade, était venu se reposer).

Enfin c’est dans la vision atroce des bagnes africains.

Le livre de Vigné‑d’Octon est à lire. Il res­te­ra comme un docu­ment âpre et pré­cis sur la bou­che­rie inter­na­tio­nale de 1914 – 1919.

[|* * * *|]

Aux libres jar­dins, poèmes, par Théo Var­let. (Biblio­thèque du Héris­son, E. Mal­fère, éd.).

Théo Var­let est un beau poète. Sa poé­sie vit inten­sé­ment. Dans ses vers, ce ne sont que cou­leurs vives, par­fums vio­lents, lumière et soleil éclatant.

Alerte, che­mi­neau !
Debout et sac au dos ;
Prends ton bâton : l’aurore
Flambe au ciel déca­pé de tra­mon­tane claire…

Et le poète part, marche au devant des hori­zons, et chante les pay­sages clairs. Par­fois le temps est mau­vais, le poète s’arrête ; le ciel s’obscurcit de plus en plus, c’est la guerre, le poète souffre et se révolte :

Il pleut. Mes volets clos, je veille sous la lampe.
Est-ce le jour ? la nuit ? Quel mois ? Je ne sais
[plus

Rien, hors l’exil spi­ri­tuel où s’est reclus
Mon inef­fable dégoût de l’heure démente…

— Car vos patries, que vou­lez-vous que ça me
[fasse ?

Puisque je suis le seul au monde de ma race,
Et de vos rouges dieux l’irréductible athée !…

Puis il hausse les épaules. Que faire ? Et le poète retourne à son rêve :

Beau chat civil et blanc, tan­dis que sous la lampe
Alchi­miste, je nie le som­meil imbécile.
Et que mon cer­veau fier goutte à goutte distille
Cette heure, nuit ! ravie aux gueules du néant.
Sous ma lampe tu dors, beau chat civil et blanc.

Chat mon ami, tu dors !
N’as-tu donc pas envie
D’éterniser un peu ton éphé­mère vie ?
Ignores-tu encore,
Sphinx fami­lier des nuits où mon âme s’engrène
Obs­cu­ré­ment avec la tienne.
Qu’issus tous deux des ténèbres élémentaires.
Un peu plus tard, un peu plus tôt,
Âme muette au fier cerveau.
C’est fini de jouer à la sur-matière.
Tu dors, mon ami, tu dors sans remords :
Tu n’es qu’un chat.
Tu ne sais pas.

Mille, deux mille jours au plus, et un matin
Tu res­te­ras sur ton coussin,
Lourd, dur et froid Comme une vieille taupe oubliée dans un coin,
Froid jusqu’au fond de tes poumons.

(Et moi !)
Ça vaut-il donc la peine
D’être un beau chat civil et blanc,
De cap­tu­rer des musaraignes
Et de guet­ter les oisillons au haut des chênes ?
Tu te dresses, sphinx fami­lier. Que vas-tu dire ?

— Moi, je suis un beau chat ; c’est bon quand
[on s’étire ;
Soleil trop chaud ; bou­quins trop durs ; sur ces
[genoux
Il fait meilleur dormir.

… Tu ne sau­ras, même alors, rien du tout,
Car ces pesants mys­tères ne sont pas ton affaire,
(Sais-je d’ailleurs, et nul sait-il à quoi ça sert ?)

De l’âme, de la mort, du Néant, du Grand-Trou :
Tu n’es, beau chat civil et blanc, tu n’es qu’un
[chat.
Apprendre à vivre
Sur le genoux du destin,
À ron­ron­ner, dormir.
Le nez dans la minute, en atten­dant, quoi ? —
[Rien.

En atten­dant, aimons donc la vie, toute la vie et (je paro­die Théo Varlet).

…Mon­tons, déployant nos cœurs tentaculaires.
Tous nerfs bat­tants, à l’assaut fou de la lumière.

[/​Georges Vidal./​]

La Presse Anarchiste