La Presse Anarchiste

L’Antimilitarisme d’Alfred de Vigny

Dans le Jour­nal du Peuple du 5 mai 1923 et du 2 juin 1923, Erme­non­ville mon­trait (en pre­nant pour exemples « L’Histoire popu­laire de la Guerre » d’Ernest Renauld et le Cours de Renou­vin à la Sor­bonne), qu’il « est bien inutile de vou­loir atteindre à la véri­té sereine et irré­duc­tible quand on est encore empê­tré dans l’ornière patriotique ».

L’examen atten­tif de la plu­part des essais phi­lo­so­phiques et socio­lo­giques décèle, en effet, l’inaptitude de l’esprit impré­gné d’un pré­ju­gé quel­conque à « conclure selon la seule et irré­duc­tible rai­son ». On voit le cher­cheur loyal recu­ler effrayé devant les consé­quences de ses réflexions et de ses décou­vertes, hési­ter, se contre­dire et, en défi­ni­tive, s’engluer de nou­veau dans l’ornière d’où il avait, un ins­tant, réus­si à s’évader. De ces com­bats inté­rieurs, « Ser­vi­tude et Gran­deur mili­taires » de Vigny, offre des exemples frap­pants : les termes contra­dic­toires du titre résument les idées contra­dic­toires de cette œuvre, pam­phlet anti­mi­li­ta­riste, abou­tis­sant — contre toute logique — à une demi-glo­ri­fi­ca­tion de l’armée.

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Toute la morale de Vigny — rat­ta­chée à sa vision ori­gi­nale et pes­si­miste du monde et de l’existence — repose sur l’honneur. Or, l’honneur, pour Vigny-phi­lo­sophe, « c’est la conscience, mais la conscience exal­tée ; c’est le res­pect de soi-même et de la beau­té de sa vie por­té jusqu’à la plus pure élé­va­tion et jusqu’à la pas­sion la plus ardente ». L’homme véri­table doit pla­cer la dis­ci­pline de sa conscience au-des­sus de toutes les dis­ci­plines exté­rieures : « Je vis clai­re­ment que les évé­ne­ments ne sont rien, que l’homme inté­rieur est tout ; je me pla­çai bien au-des­sus de mes juges… je sen­tis ma conscience, je réso­lus de m’appuyer uni­que­ment sur elle, de consi­dé­rer les juge­ments publics, comme de ridi­cules for­fan­te­ries et un jeu de hasard ».

Mais, tout en affir­mant que seuls comptent les juge­ments de la conscience, qu’« on doit bien agir pour soi-même et non pour le bruit », Vigny nous pré­sente comme sur­hommes des esclaves de l’opinion publique. Le capi­taine Renaud, a repris du ser­vice en juillet 1830, bien qu’il eût pu s’abstenir « sans faillir à sa conscience ».

« — Eh bien ! Que vous repro­chiez-vous ? » lui demande-t-on.

« — Rien que l’apparence et je n’ai pas vou­lu que l’apparence même fût contre moi ».

Illo­gisme fla­grant : conces­sion du pen­seur aux pré­ju­gés ata­viques du noble.

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Vigny vante la gran­deur du métier des armes. Il affirme que « tous les sol­dats acceptent leur des­ti­née avec toutes ses consé­quences ». (Exa­gé­ra­tion fri­sant le men­songe) ; que « l’idée qui les sou­tient est celle du devoir… ou de la parole jurée » ; que « la foi qui semble sou­ve­raine dans les armées est celle de l’honneur » et que « la reli­gion de l’honneur est sur­tout d’une sou­ve­raine beau­té quand elle est exer­cée par l’homme de guerre ».

Mais puisque « l’honneur c’est la conscience » sur laquelle il faut uni­que­ment s’appuyer, Vigny ne peut, sans incon­sé­quence, exal­ter « l’abnégation » du sol­dat qui, en revê­tant l’uniforme, aban­donne la maî­trise de soi-même, se sui­cide mora­le­ment, sub­sti­tue le règle­ment mili­taire à sa conscience et ain­si abdique pré­ci­sé­ment tout hon­neur. Creuse phra­séo­lo­gie que toute cette par­tie apo­lo­gé­tique de la ser­vi­tude mili­taire. Ce n’est point le pen­seur qui rai­sonne : c’est l’ex-officier répé­tant des for­mules vides.

Le pen­seur, lui, met puis­sam­ment en relief la hideur de l’obéissance pas­sive. Il plaint et méprise tour à tour le sol­dat « ce paria moderne », « vic­time et bour­reau », « mar­tyr féroce et humble tout ensemble », « sacri­fié silen­cieux…, aban­don­né », « mal­heu­reux condam­né à vaincre » qui a « un sabre d’esclave au lieu d’une épée de che­va­lier ». Voi­ci de la pitié indi­gnée : « Il est conve­nu que ceux qui meurent sous l’uniforme n’ont ni père, ni mère, ni femme, ni amie, à faire mou­rir dans les larmes… C’est un sang ano­nyme… On s’en inquiète peu ». Et voi­ci sur­tout du mépris : « Que de fois j’ai com­pa­ré cette exis­tence à celle du gla­dia­teur. Le peuple est le César indif­fé­rent, le Claude rica­neur auquel les sol­dats disent sans cesse en défi­lant : ceux qui vont mou­rir te saluent… ». Savou­rez l’ironie mor­dante de cette remarque sur « le calme par­fait du sol­dat et de l’officier qui est pré­ci­sé­ment celui du che­val mesu­rant noble­ment son allure entre la bride et l’éperon et fier de n’être nul­le­ment res­pon­sable… ». Vigny suit anxieu­se­ment, « dans ses consé­quences pos­sibles, cette abné­ga­tion du sol­dat sans retour, sans condi­tions et condui­sant quel­que­fois à des fonc­tions sinistres ».

Il flé­trit, en quelques lignes, le rôle social de l’armée : « Que des ouvriers — deve­nus plus misé­rables à mesure que s’accroissent leur tra­vail ou leur indus­trie — viennent à s’ameuter contre leur chef d’atelier, ou qu’un fabri­cant ait la fan­tai­sie d’ajouter, cette année, quelques cent mille francs à son reve­nu… Le gou­ver­ne­ment répond : …Moi, je n’ai à vous envoyer que mes gla­dia­teurs qui vous tue­ront et que vous tue­rez. En effet, ils vont, ils tuent et sont tués ». Vigny trouve hor­rible que « des gou­ver­ne­ments d’assassins et de voleurs » puissent « pro­fi­ter de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveu­glé­ment, d’obéir tou­jours, d’obéir comme une mal­heu­reuse méca­nique, mal­gré son cœur ». Il consi­dère scan­da­leux « que quelques aven­tu­riers — par­ve­nus à la dic­ta­ture — puissent trans­for­mer en assas­sins quatre cent mille hommes par une loi d’un jour comme leur règne ». Il sou­ligne l’absurdité du fait que le sol­dat — « aveugle et muet »…, « n’agissant que par res­sort… » « frap­pant devant lui du lieu où on le met » « chose qu’on meut et qui tue » — « jeté où l’on veut qu’il aille, en com­bat­tant aujourd’hui telle cocarde… se demande s’il ne la met­tra pas demain à son chapeau ».

Et, à côté de cette cri­tique, âpre sou­vent, de la dis­ci­pline, on trouve l’apologie de cer­tains refus d’obéissance. Vigny rap­pelle l’anecdote du vicomte d’Orte, se dres­sant fiè­re­ment contre Charles ix qui lui a don­né l’ordre d’étendre à Dax la Saint-Bar­thé­lé­my. Il loue cette cou­ra­geuse atti­tude et son com­men­taire abou­tit à ce cri d’indignation : « Com­ment vivons-nous sous des lois que nous trou­vons rai­son­nables de don­ner la mort à qui refu­se­rait cette même obéis­sance aveugle. Nous admi­rons le libre arbitre et nous le tuons. L’absurde ne peut régner ain­si longtemps ».

Seule­ment Vigny n’ose pas, ne peut pas aller jusqu’au bout de ses révoltes intimes et ne se résout point à tirer toutes les consé­quences logiques de ses cri­tiques de l’armée. L’ex-officier, avec ses pré­ju­gés de caste, arrête le phi­lo­sophe. Celui-ci, en défi­ni­tive, te laisse obli­geam­ment convaincre par les sophismes de celui-là. Vigny en fait l’aveu, dévoi­lant ain­si sa vraie pen­sée : « Je cher­chais à capi­tu­ler avec les mons­trueuses rési­gna­tions de l’obéissance pas­sive, en consi­dé­rant à quelle source elle remon­tait et comme tout ordre social sem­blait appuyé sur l’obéissance. Mais il me fal­lut bien des para­doxes pour arri­ver à lui faire prendre quelque place dans mon âme ». On le voit : la pen­sée de Vigny, n’est pas un fleuve puis­sant que rien n’arrête. Des obs­tacles la refoulent qu’elle ne peut par­ve­nir à bri­ser, qu’elle ne peut essayer de bri­ser. Et au lieu d’aller d’une marche sereine vers la véri­té, elle s’épuise dans d’infructueux efforts de capi­tu­la­tion devant la véri­té. L’auteur parait se rési­gner à ce qu’il croit être l’inévitable. Il exalte alors « l’honneur de souf­frir en silence et d’accomplir avec constance des devoirs sou­vent odieux ». Rési­gna­tion ten­due, rigide, toute de façade, cachant les révoltes ins­tinc­tives de l’homme contre la mons­truo­si­té de l’obéissance pas­sive : « J’aimais fort à l’infliger, mais peu à la subir. Je la trou­vais admi­rable sous mes pieds, mais absurde sur ma tête ». Et voi­là pour­quoi, indé­cis, hési­tant, condam­nant la ser­vi­tude mili­taire, mais effrayé par une telle condam­na­tion, il n’en pré­co­nise qu’un demi-remède : « Il fau­dra bien un jour sor­tir de là… Il fau­dra bien que l’on vienne à régler les cir­cons­tances où la déli­bé­ra­tion sera per­mise à l’homme armé et jusqu’à quel rang sera lais­sée libre l’intelligence et, avec elle l’exercice de la conscience et de la jus­tice ». Solu­tion arbi­traire et de toute évi­dence inique : l’intelligence et la conscience du sol­dat sont aus­si res­pec­tables que celles des chefs.

Mais, bien que la rai­son ne sorte point tout à fait triom­phante de ce duel tra­gique contre le pré­ju­gé, mal­gré les juge­ments contra­dic­toires et la timi­di­té des conclu­sions, « Ser­vi­tude et Gran­deur mili­taires » est essen­tiel­le­ment un for­mi­dable réqui­si­toire contre l’obéissance pas­sive, arma­ture des armées. La rhé­to­rique creuse de l’officier-poète sur l’honneur de « ser­vir » ne fait que mettre davan­tage en relief, par contraste, la vigueur d’argumentation du phi­lo­sophe sur la honte de « servir ».

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Même remarque au sujet du meurtre com­man­dé. Dans « Lau­rette ou le Cachet Rouge » Vigny nous montre un vieux marin, ron­gé de remords, traî­nant avec lui, sur tous les champs de bataille d’Europe, la folle dont il a, par ordre, fusillé le mari. Seule­ment cet homme — qui fuit la mer car elle lui rap­pelle son crime légal — prend part à toutes les guerres impé­riales. Il croit se réha­bi­li­ter en deve­nant acteur dans les meurtres col­lec­tifs napo­léo­niens. Et Vigny ne paraît point être cho­qué par cette aber­ra­tion mentale.

Plus signi­fi­ca­tive encore est l’histoire de Renaud. Ce capi­taine a tué un jeune offi­cier russe dans une bataille et il s’écrie : « Quelle dif­fé­rence y a‑t-il entre moi et un assas­sin ? » Doré­na­vant, ne vou­lant plus frap­per, il marche au com­bat avec une canne. Il n’assassine plus direc­te­ment lui-même mais conti­nue à diri­ger des assas­si­nats. Est-ce moins criminel ?

Bles­sé mor­tel­le­ment par un gavroche aux jour­nées de juillet 1830, il réflé­chit : « Cet enfant n’est pas plus assas­sin que je ne le fus à Reims, moi. Quand j’ai tué l’enfant russe j’étais “peut-être” aus­si un assas­sin. Dans la grande guerre d’Espagne, les hommes qui poi­gnar­daient nos sen­ti­nelles ne se croyaient pas des assas­sins et, étant en guerre, ils ne l’étaient “peut-être” pas. Les catho­liques et les hugue­nots s’assassinaient-ils ou non ? De com­bien d’assassinats se com­pose une grande bataille ? Voi­là un des points où notre rai­son s’égare et ne sait que dire… » Ce sont les croyances enra­ci­nées du vieux sol­dat qui égarent la rai­son de l’homme et donnent aux réflexions du mou­rant une forme dubi­ta­tive — De brusques remords durant l’agonie : « Il por­ta péni­ble­ment la main à ton front, regar­da Jean atten­ti­ve­ment et dit encore : C’est sin­gu­lier ! Cet enfant-là res­semble à l’enfant russe. » Cepen­dant le sol­dat l’emporte sur l’homme. Renaud paye sa conscience d’excuses de baderne :

« — Eh ! sacre­dieu, que vou­lez-vous, c’est le métier !…
« _​ … — C’est la guerre qui a tort et non pas nous. »

Cela suf­fit pour qu’il meure tran­quille : « J’ai fait mon devoir… Cette idée-là fait du bien… » — Dénoue­ment très vrai­sem­blable : quelle conscience résis­te­rait à trente années d’obéissance pas­sive ! Les années de ser­vice pèsent aus­si sur Vigny qui, fina­le­ment, décore du nom de devoir ce qu’il avait flé­tri du nom d’assassinat

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C’est qu’il ne réus­sit point à tuer en lui, le vieil homme. Sa pen­sée reste pri­son­nière des croyances du noble et du sol­dat. Quand le phi­lo­sophe parle du « dédain de la guerre », du « dégoût de ses cruau­tés froides », — le sol­dat qu’aide le poète inter­rompt pour chan­ter « la gloire de com­battre. » Et l’on peut dire de Vigny ce qu’Ermenonville dit de Renauld : « Sa bonne foi spon­ta­née, son désir de cher­cher la véri­té sont évi­dents. Mais “ses pré­ju­gés” viennent à chaque ins­tant s’interposer entre sa loyale enquête et les déduc­tions ration­nelles qu’il devrait en tirer. »

Com­bien d’écrivains, du reste, lui res­semblent ! Ils posent les pré­misses et n’ont point le cou­rage de conclure ou concluent tout de tra­vers. « Il n’y a d’esprit libres — observe Erme­non­ville — que ceux qui ont atteint à l’internationalisme inté­gral. » For­mule un peu trop caté­go­rique : en réa­li­té, il ne peut pas exis­ter d’esprit abso­lu­ment libre, sou­mis au seul déter­mi­nisme de la rai­son. L’internationaliste peut fort bien res­ter esclave par ailleurs. Pour recu­ler vrai­ment les fron­tières de la pen­sée libre, il faut — par une inces­sante lutte inté­rieure contre tous les dogmes, toutes les notions a prio­ri — se rap­pro­cher le plus pos­sible du Ratio­na­lisme inté­gral.

[/​J. Galy./​]

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