La Presse Anarchiste

Miousic !

D’abord, ç’avait été à l’Arrière, la stu­peur pro­vo­quée par l’arrêt subit des habi­tudes du temps de paix. Les gens éprou­vaient comme un sen­ti­ment de pudeur qui les empê­chait de rire à leur aise. On s’épiait sour­noi­se­ment, avant doser faire un geste ou pro­non­cer une parole.

Et puis, peu à peu, on avait repris de l’aplomb. En se pous­sant du coude, on se redi­sait main­te­nant avec des éclats de rire les anec­dotes du front.

Ils en avaient de bonnes les poi­lus ! — Le vieil esprit gau­lois quoi !

À la tienne vieux ! casse pas le bol, et en avant la rigolade !

Les jour­naux don­naient le ton, et indi­quaient le mou­ve­ment de la mesure en bat­tant le rata­plan sur la peau d âne qu’était le ventre des poi­lue cou­chés la gueule ouverte au milieu des plaines où s’étalaient les pour­ris­soirs du front.

Debout les Morts ! — C’était crâne cela. Et ces sacrés jean-foutres de boches qui fai­saient tou­jours kamarade !

On les aura les Boches ! pas vrai ?…

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La Presse bonne à tout faire com­men­ça à poser des jalons. On s’apitoya sur le sort misé­rable des gens qui avant la guerre gagnaient péni­ble­ment leur vie en tra­vaillant dans les éta­blis­se­ments de plaisir.

Les pauvres ! Com­ment avait-on pu avoir la cruau­té de les oublier eux seuls, au milieu de l’allégresse géné­rale de la reprise des affaires ? — Qu’était-ils deve­nus ces parias ? — Peut-être comme tant d’autres tour­naient-ils patrio­ti­que­ment des obus pour ne pas mou­rir de faim ? — Pouah ! quelle horreur !…

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Une, deux, trois ! — Les rideaux de théâtres s’étaient levés comme au com­man­de­ment d’une baguette magique.

Tsim ! pala­poum ! Les orchestres ron­flaient et toni­truaient. Les petites femmes avaient lâché le bras des offi­ciers, des avia­teurs et des Amé­ri­cains qu’elles étaient en train d’aguicher sur le Bou­le­vard, pour, subi­te­ment vêtues de Tri­co­lore, venir gam­biller sur les scènes ruti­lantes de feux électriques.

Des actrices renom­mées, en ser­rant un dra­peau sur leur cœur, vinrent décla­mer viri­le­ment notre sainte Marseillaise.

La divine Made­lon s’évadant des tran­chées (?) nau­séa­bondes connut enfin ! la gloire de la rampe.

On met­tait en cou­plets tout neufs la vaillance de nos héros, et l’on sor­tait aus­si de l’oubli dés tiroirs tout l’arsenal che­vro­tant et ran­ci des vieilles romances patrio­tiques d’après 70.

Des poi­lus per­mis­sion­naires béaient idio­te­ment aux spec­tacles, inca­pables de com­prendre tout ce qu’il y avait d’ignoble dans la répu­gnante mas­ca­rade que l’on fai­sait défi­ler devant leurs yeux. On leur don­nait les meilleures places dans les théâtres pour gar­nir la salle, et ils étaient ova­tion­nés à la sortie…

La vie était belle main­te­nant. On exul­tait d’héroïsme au milieu des uni­formes de toutes natio­na­li­tés qui don­naient de l’animation et de la cou­leur au remous de la foule heu­reuse musant sur les bou­le­vards. Les assi­gnats te jetaient à pleines poi­gnées sur les comp­toirs des Mer­can­tis-Rois. Les femmes étaient jolies et faciles…

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Allez ! Allez ! jusqu’au bout !… De la gloire à pleine paniers, à pleins tom­be­reaux, à pleines tinettes…

Allez vaillants poi­lus, déchi­que­tez-vous les membres, faites-vous griller vifs, arra­chez-vous la cer­velle et la tri­paille ! ! ! — On rigole à l’arrière !

Les res­tau­rants chics, les théâtres, les music-hall, ont rou­vert leurs portes, et au Noble Fau­bourg, on danse clan­des­ti­ne­ment le tan­go dans les salons de la Marquise…

On rigole que je vous dis. Et il faut rigo­ler vous aus­si mes bougres, pour faire la nique à la hideuse camarde qui vous guette… et tend vers vos cous maigres ses doigts cro­chue, sque­let­tiques et sanglants.

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Debout les Morts !

Voi­ci venir la sara­bande des orchestres, des dan­seuses, des chœurs en folie, des Nou­veaux Riches, des catins de tous sexes, et de tout le trem­ble­ment des sali­gauds qui se foutent de vous.

Debout ! Debout ! les Morts… Vous vous cou­che­rez tout à l’heure pour pour­rir… Mais avant que les vers ne vous rongent, repre­nez vie, et dres­sez-vous, la tête haute, les yeux ardents, les oreilles grandes ouvertes.

Et alors, alors… vous ver­rez la comé­die gran­diose, et vous enten­drez la musique orgiaque et sublime que les patriotes de l’Arrière font jouer en votre hon­neur au-des­sus du char­nier puant des champs de bataille.

[/​Brutus Mer­ce­reau./​]

La Presse Anarchiste