Si l’on me demandait quelle inscription j’aimerais voir figurer sur ma pierre tombale, — si jamais le luxe de reposer dans un tombeau m’était donné — je répondrais d’abord que je désire dormir mon dernier sommeil dans la première fosse venue. Si mes amis insistaient, voilà l’épitaphe qu’il me plairait qu’ils plaçassent sur la dalle rappelant mon souvenir :
Il vécut. Il se donna. Il mourut inassouvi.
Il vécut, c’est-à-dire, il connut tout ce que la vie peut apporter de joies et de souffrances dans une existence telle que fut la sienne. N’étant ni un insensible, ni un indifférent, limité par ses conditions de fortune, il ressentit plus profondément certaines joies et certaines souffrances, la joie de pouvoir exprimer sa pensée notamment, et la souffrance de ne pouvoir l’exprimer avec toute l’ampleur qu’il aurait voulue. Il vécut, il connut la pauvreté, il commit des erreurs, il fut en butte à la critique — méritée parfois — à la calomnie, à l’envie, à la haine des dirigeants, à l’incompréhension des dirigés. Il vécut, il aima et parcourut, selon que le permirent ses circonstances et ses fréquentations, la gamme qui monte de l’amour-expérience purement sensuel, à l’amour affection dans le sens le plus profond du terme. Il aima, fut déçu et causa sans nul doute mainte déception. Il se crut désillusionné, rompit avec l’amour, y revint et souvent ne le considéra que comme un dessert, une sorte de récréation. Il vécut, c’est-à-dire, évolua selon que l’y incitaient son tempérament, ces opinions modifiées par les influences auxquelles il était en proie — malgré qu’il ne se laissât guère entamer — ses réflexions, ses méditations enfin.
Il se donna. Tel qu’il était. Avec ses aptitudes et ses ressourcée. S’ingéniant sans cesse à tirer de lui le maximum de rendement. Il épousa avec enthousiasme, avec passion, avec frénésie, les opinions, les aspirations, les revendications qu’il répandait, qu’il affichait comme le résultat de son aboutissant cérébral du moment. Il varia dans ses exposés de la conception de la vie, dans ses opinions, mais en gardant l’assurance intérieure que l’intérêt ni la recherche de la considération humaine eussent la moindre part dans ses variations. Il se crut sincèrement sincère. Il se donna sans compter, estimant autant l’effort que les résultats, sans hésiter, et ne se reprit que pour s’affirmer dans une activité nouvelle. Il ne se permit jamais de traiter à la légère les sujets relevant de l’intellect ou de la sensibilité, les questions d’idées et les questions de sentiment, ne fut-ce que passagèrement ou incidemment. Il se prit lui-même très au sérieux. Il se donna tant qu’il put, sérieusement, se trompant parfois, revint sur ses pas, ne se laissa pas détourner par le sort contraire, par les persécutions, même par la prison, recommença ses expériences, ne tint pas compte de celles du passé, persévéra, s’acharna, ne céda pas, insoucieux du jugement d’autrui et ne voulant jamais qu’être comptable à lui-même de ses faits et gestes.
Il mourut inassouvi, rêva — devenu vieux — de vivre ses aspirations de jeunesse, se forgea des chimères, et, ne pouvant atteindre ou n’atteindre qu’en partie les desseins qu’il s’était proposés, partit mécontent et en protestant contre les circonstances adverses. Jusqu’à la dernière heure, il chercha, projeta, imagina, créa, essaya et s’efforça tant qu’il lui fut possible de tenter un effort, jusqu’à la dernière minute, anxieux, inquiet, tourmenté et cependant conscient d’avoir accompli tout ce qui lui avait été possible de tenter.
Il vécut tout ce qu’il lui fut possible de vivre ; il se donna sans réserve, tirant de soi tout ce qu’il lui fut possible d’en tirer ; il mourut inassouvi, se lamentant jusqu’à l’heure dernière, parce qu’il avait à peine vécu.
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