La Presse Anarchiste

Une visite à Pierre Kropotkine (en 1920)

Lorsque j’arrivai en Rus­sie, en jan­vier 1920, un de ceux que je dési­rais voir tout par­ti­cu­liè­re­ment, était Pierre Kro­pot­kine. Je cher­chai immé­dia­te­ment de quelle façon je pour­rais le joindre. On m’apprit qu’il me fau­drait aller à Mos­cou, car Kro­pot­kine vivait à Dmi­troff, petite ville située à 60 verstes de la vieille capi­tale. Aujourd’hui, on ne peut pas voya­ger comme l’on veut, dans un pays aus­si cruel­le­ment atteint que la Rus­sie, pays frap­pé par la guerre et par la révo­lu­tion, — pays où l’État doit exer­cer un contrôle abso­lu sur chaque par­celle de vie. Il n’y avait rien à faire, sinon attendre qu’il me soit don­né la chance de gagner Mos­cou. Cette bonne for­tune, heu­reu­se­ment, ne tar­da pas à se présenter.

Bien­tôt, en mars, quelques per­son­na­li­tés com­mu­nistes, allèrent à Mos­cou, par­mi les­quelles Radek et Gor­ki. J’obtins la per­mis­sion d’user du même wagon. Une fois arri­vé à Mos­cou, je com­men­çai par me ren­sei­gner sur les moyens de gagner Dmi­troff. Mais il y eut de nou­veau, un retard. J’appris qu’il était presqu’impossible d’y accé­der par les voies ordi­naires. Le typhus fai­sait rage. Les sta­tions de che­min de fer étaient bon­dées de gens arrê­tés là pour des jours et des semaines. C’étaient tou­jours de sau­vages dis­putes pour la moindre place. Cinq cents infor­tu­nés vou­laient s’entasser dans un wagon n’en pou­vant conte­nir que cin­quante. Affa­més et dégue­nillés, ils vou­laient s’écraser mal­gré tout sur le toit ou sur la pla­te­forme du wagon, oubliant les mor­sures du froid et le dan­ger conti­nuel d’être pré­ci­pi­té à terre. Chaque jour quelques mal­heu­reux étaient mor­tel­le­ment gelés ou bien tom­baient du convoi en marche.

J’étais déses­pé­rée, car j’avais enten­du dire que Kro­pot­kine était malade cet hiver là. Je crai­gnais qu’il ne puisse vivre jusqu’au prin­temps. Je ne vou­lais pas deman­der qu’un wagon spé­cial me soit don­né ; je ne pou­vais pas non plus ras­sem­bler assez de cou­rage pour voya­ger dans les condi­tions ordi­naires. Une cir­cons­tance impré­vue vint à mon secours.

L’éditeur du Dai­ly Herald de Londres, accom­pa­gné d’un de ses repor­ters, m’avait pré­cé­dée à Mos­cou. Eux aus­si dési­raient voir Kro­pot­kine et on leur avait don­né un wagon spé­cial. En com­pa­gnie d’Alexandre Berk­man et d’A. Sha­pi­ro, j’arrivai à joindre M. Lans­bu­ry et à faire le voyage dans une rela­tive sécu­ri­té. Le par­cours que nous avions à faire à pieds, se fit par un beau temps ; la nuit était étoi­lée et tout le pays n’était qu’un vaste tapis de neige. Nos pas réson­naient dans le silence du vil­lage endormi.

La demeure de Kro­pot­kine se dres­sait dans un jar­din en arrière de la rue. Le faible rayon d’une lampe à kéro­sène éclai­rait seul le pas­sage condui­sant à la mai­son. J’appris plus tard que ce kéro­sène était rare chez Kro­pot­kine et que la lumière devait être éco­no­mi­sée. Lorsque Kro­pot­kine avait ter­mi­né son tra­vail jour­na­lier, la lampe ser­vait dans la salle à man­ger, où la famille se réunis­sait dans la soi­rée. Nous fûmes chau­de­ment reçus par Sophie Kro­pot­kine et Sasha Kro­pot­kine, puis conduits vers la pièce où nous trou­vâmes le Vieux Grand Homme.

La der­nière fois que je l’avais vu, c’était en 1907, à Paris, quand j’étais venu visi­ter la ville après le Congrès anar­chiste d’Amsterdam. Kro­pot­kine, qui avait été expul­sé de France pen­dant plu­sieurs années, venait à peine d’obtenir le droit d’y ren­trer. À cette époque, il avait 65 ans, mais il était si plein de vie, il était si alerte, qu’il parais­sait beau­coup plus jeune. Il était une source vivi­fiante pour tous ceux, par­mi nous, qui étaient assez heu­reux pour entrer en plein contact avec lui.

D’une façon ou d’une autre, on n’avait jamais pen­sé que Pierre Kro­pot­kine puisse être vieux. Il n’en était plus ain­si en mars 1920. Je fus frap­pée par son chan­ge­ment d’aspect. Il était ter­ri­ble­ment amai­gri. Il nous reçut avec cet accueil gra­cieux qui était si carac­té­ris­tique chez lui.

Nous sen­tîmes dès le début que notre visite ne serait pas satis­fai­sante. Kro­pot­kine ne pour­rait pas nous par­ler libre­ment en pré­sence de deux étran­gers, deux jour­na­listes… Il s’agissait de tirer le meilleur par­ti de la situa­tion. Après une conver­sa­tion d’une heure, nous deman­dâmes à Mrs Kro­pot­kine et à Sasha d’entretenir les deux hôtes anglais et pen­dant ce temps nous conver­sâmes, en russe, avec Kropotkine.

À côté de nos inquié­tudes pour sa san­té, je dési­rais vive­ment obte­nir de lui quelques éclair­cis­se­ments sur des ques­tions vitales qui avaient déjà com­men­cé à m’inquiéter : le rap­port entre les Bol­che­viks et la Révo­lu­tion ; les méthodes des­po­tiques qui, comme cha­cun me l’avait affir­mé, avaient été impo­sées au par­ti gou­ver­ne­men­tal par les inter­ven­tions et le blo­cus. Quelle était l’opinion de Kro­pot­kine à ce sujet et com­ment expli­quait-il son long silence ?

Je ne pris pas de notes et je ne puis don­ner que les points essen­tiels de notre brève conver­sa­tion. Il était évident que la Révo­lu­tion russe avait por­té le peuple vers de grandes hau­teurs et qu’elle avait pré­pa­ré le che­min pour de pro­fonds chan­ge­ments sociaux. Si l’on avait alors per­mis au peuple d’utiliser les éner­gies libé­rées, la Rus­sie ne serait pas aujourd’hui dans sa situa­tion miséreuse.

Les Bol­che­viks, qui avaient été, aupa­ra­vant balayés par la gigan­tesque vague de la Révo­lu­tion, avaient tout d’abord séduit les oreilles popu­laires par des décla­ra­tions extrê­me­ment révo­lu­tion­naires. Ain­si ils obtinrent la confiance des masses et l’appui des mili­tants révolutionnaires.

Bien­tôt, dans la période d’octobre, les Bol­che­viks com­men­cèrent à subor­don­ner les inté­rêts de la Révo­lu­tion à l’établissement de leur dic­ta­ture. Ils répri­mèrent et para­ly­sèrent toute action sociale. Kro­pot­kine esti­mait les coopé­ra­tives comme le meilleur moyen, à son avis, de ser­vir les inté­rêts des pay­sans et des ouvriers. Mais les coopé­ra­tives furent immé­dia­te­ment étouf­fées. Kro­pot­kine nous par­la avec beau­coup de cha­leur de la dépres­sion et des féroces répres­sions pro­vo­quées par l’ombre d’une opi­nion et il cita de nom­breux exemples de la misère et de la détresse du peuple. Et sur­tout, il fut extrê­me­ment véhé­ment contre le gou­ver­ne­ment bol­che­viste pour avoir ain­si dis­cré­di­té le socia­lisme et le com­mu­nisme aux yeux du peuple russe. Ce fut une vision dou­lou­reuse que Kro­pot­kine fit se dérou­ler devant nous ce soir-là.

Pour­quoi, alors, n’avait-il pas éle­vé la voix contre ces maux, contre cette engeance qui était en train de détruire la Révo­lu­tion ? Kro­pot­kine don­na deux rai­sons : D’abord, parce que, tant que la Rus­sie serait atta­quée par la coa­li­tion des impé­ria­lismes d’Europe, et tant que les femmes et les enfants russes mour­raient de faim par suite du blo­cus cri­mi­nel, il ne pour­rait s’associer au chœur hur­lant des ex-révo­lu­tion­naires pour crier : « À Mort ! » Il pré­fé­rait gar­der le silence pour le moment.

Enfin, il n’y avait pas de moyen d’expression en Rus­sie elle-même, et, par là, pas de moyen d’arriver au peuple. Adres­ser des pro­tes­ta­tions au gou­ver­ne­ment était inutile. Son inté­rêt était de main­te­nir le pou­voir à n’importe quel prix. Il ne pou­vait donc pas s’arrêter à des baga­telles comme la vie humaine ou les droits humains. Mais alors il ajou­tait : « Nous avons tou­jours célé­bré les bien­faits du Mar­xisme en action. Pour­quoi main­te­nant êtes-vous étonnés ? ».

Je lui deman­dai s’il notait ses impres­sions et ses obser­va­tions. Il devait sûre­ment voir l’importance d’un tel rap­port pour ses cama­rades, pour les ouvriers, et, en fait, pour le monde entier. Kro­pot­kine me consi­dé­ra un moment et répondit :

« Non, je n’écris pas. Il est impos­sible d’écrire lorsqu’on se trouve au milieu d’une grande détresse humaine, lorsque chaque heure apporte de nou­velles his­toires d’une misère que l’on ne peut pas enrayer. En outre, toute sûre­té a dis­pa­ru. Il peut y avoir une per­qui­si­tion à chaque moment. La Tche­ka arrive, au milieu de la nuit, sac­cage la mai­son de fond en comble, met toutes choses sens des­sus-des­sous, et ramasse tous les bouts de papier.

Sous un pareil régime de contrainte, il est impos­sible d’enregistrer ses impres­sions. Mais mon ouvrage sur l’éthique vau­dra beau­coup plus que toutes ces réflexions. Je ne peux tra­vailler que peu d’heures par jour et j’ai tou­jours trop à faire. Il faut cepen­dant que je concentre mes efforts sur cela, à l’exclusion de toute autre chose ».

… Mais il se fai­sait tard et notre hôte, était fati­gué. Nous le lais­sâmes bien­tôt, en pro­je­tant de reve­nir au prin­temps, où nous aurions plus de temps de libre pour dis­cu­ter sur cer­tains sujets.

[/​Emma Gold­man./​]

(Extrait de « The Cru­shing of the Rus­sian Révo­lu­tion ». Free­dom Press, London).

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