La Presse Anarchiste

Électoralite

Plus nous obser­vons, plus nous réflé­chis­sons, moins nous par­ve­nons à com­prendre la per­sis­tance des mobiles qui poussent les pro­lé­taires à aller pério­di­que­ment, et à l’appel de leurs ber­gers, qui eux du moins ont des mobiles connus, mettre avec dévo­tion un bul­le­tin dans l’urne.

C’est qu’ap­pa­rem­ment les pro­lé­taires ont des mobiles d’une nature spé­ciale qui ne leur appar­tiennent pas en propre, qu’ils ne se sont pas assi­mi­lés par rai­son, mais qui leur sont sug­gé­rés de l’ex­té­rieur par d’ha­biles charlatans.

Ils subissent l’en­voû­te­ment politicien.

S’ils s’ap­par­te­naient, en effet, s’ils étaient « eux-mêmes », s’ils rai­son­naient leurs actes, ils ver­raient tout de suite l’i­na­ni­té de toute espèce de suf­frage et ils ne mar­che­raient jamais… Ils lais­se­raient aux seuls bour­geois le soin de peu­pler les par­le­ments et les conseils. Ils feraient le vide autour de cette ignoble machi­ne­rie dont ils n’ont à attendre que leurres et dupe­ries, ain­si qu’en témoignent sur­abon­dam­ment soixante années d’un régime de boue et sang, dit « démocratique ».

Et cette retraite du pro­lé­ta­riat sur le Mont Aven­tin de l’abs­ten­tion — retraite que les anar­chistes n’ont ces­sé de pré­co­ni­ser — n’au­rait pas seule­ment la signi­fi­ca­tion d’un refus déli­bé­ré de s’as­so­cier en quoi que ce soit à l’œuvre gou­ver­ne­men­tale et à endos­ser des actes qui se retournent régu­liè­re­ment contre les pro­lé­taires, elle signi­fie­rait aus­si que le pro­lé­ta­riat a la volon­té ferme d’as­su­rer son salut par ses propres moyens.

Natu­rel­le­ment, cette atti­tude ne serait pas pour faire plai­sir à des entre­pre­neurs d’é­lec­tions qui, dans l’ex­pec­ta­tive d’un « grand soir » de plus en plus pro­blé­ma­tique, savent fort bien se conten­ter des situa­tions poli­tiques et autres que leur rap­porte une exploi­ta­tion dili­gente de l’é­lec­to­ra­lisme, de ces révo­lu­tion­naires en peau de lapin ou en smo­king dont par­lait récem­ment le gros Her­riot, lequel, il faut lui recon­naître ce mérite, connaît ses saints et les honore comme il les connaît…

Le rideau vient de tom­ber sur le pre­mier acte d’une comé­die élec­to­rale qui inté­res­sait tous les can­tons de France et de Navarre, à l’ex­cep­tion de Paris. Il a fal­lu trois bons mois de vacances pour mon­ter ce pre­mier acte et le diable sait si les acteurs, nous vou­lons dire les can­di­dats, se sont dépen­sés ! Pen­dant tout ce temps, rien ne comp­tait, rien n’exis­tait que la mobi­li­sa­tion géné­rale des élec­teurs, gon­flés à bloc. Cet énorme bal­lon vient de cre­ver lamen­ta­ble­ment. Les urnes ont ren­du leur sen­tence et qu’en res­sort-il ? Le « sta­tu quo » ! C’é­tait vrai­ment bien la peine de dépen­ser tant d’éner­gie ora­toire. Le résul­tat n’é­tait-il pas, comme on dit sur le turf, cou­ru d’a­vance ? Et n’é­tait-il pas élé­men­taire de pré­voir que le sys­tème élec­to­ral est l’ins­tru­ment docile d’un pou­voir qui, dès lors que la conscience indi­vi­duelle ne le rejette pas, ne peut que l’en­traî­ner dans son jeu, soit qu’il la sub­jugue, soit qu’il la cor­rompe. Hit­ler et Mus­so­li­ni n’ont pas inven­té la façon de faire de bonnes élec­tions. Tous les par­tis ins­tal­lés au pou­voir dis­posent des mêmes atouts et mettent en œuvre les mêmes moyens.

C’est pour un pro­lé­ta­riat dit « révo­lu­tion­naire », la der­nière des absur­di­tés de croire qu’il pour­ra tirer un avan­tage quel­conque, ne fût-ce qu’un avan­tage d’o­pi­nion, de cet ins­tru­ment de ser­vi­tude volontaire.

Au cri abject des diri­geants : « Tous aux urnes, citoyens ! » comme au cri stu­pide et moder­niste : « Votez com­mu­niste, votez socia­liste ! » l’é­cho popu­laire devrait répondre : « M… ! »

On com­men­ce­rait peut-être alors à com­prendre qu’il y a quelque chose de chan­gé dans la conscience ouvrière, un élé­ment tout nou­veau, dan­ge­reux, un fac­teur inquié­tant. Ce serait l’af­fir­ma­tion d’une volon­té de bri­ser toutes les forces enve­lop­pantes dont on aper­çoit que trop à l’heure actuelle le carac­tère conser­va­teur, même lors­qu’elles spé­culent sur l’avenir. Et puis, on ver­rait plus clair.

[/R.H./]

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