La paralysie dont est frappée actuellement la classe ouvrière a des causes aussi nombreuses que variées. Ces causes sont de différends ordres, internes et externes, morales et matérielles. Elles découlent de tendances nouvelles apparues après la guerre dans la vie sociale, d’éléments nouveaux introduits dans la politique qui demeure un moyen de diversion et des innovations apportées aux méthodes de production, créant ainsi de nouvelles disciplines.
La période de prospérité tant prônée par les gouvernements d’après-guerre qui clamaient qu’il suffisait de produire pour que le bien-être se répandît sur la terre, est révolue. Nous sommes, depuis quelques années, dans cette ère de pénitence prédite théâtralement par les économistes. Mais cette ère de misère n’est pas arrivée à son point actuel sans être corrigée dans ses effets — et à leur profit exclusif — par l’action des couches supérieures de la société au moyen de mesures protectionnistes, de répartitions d’impôts permettant d’éluder pour une grosse partie leur participation financière aux charges de l’État.
De plus, la prescription de l’oubli s’est étendue sur les profiteurs, les fauteurs d’hécatombes et de désordres, qui ont repris leur place ou l’ont consolidée à la tête des nations en conservant les immenses profits de cinq années de tuerie. Les peuples soumis à un régime de dictature avouée ou hypocrite, ouverte ou occulte, sont à la merci des puissances d’argent ; et une presse servile, dont on conçoit mal l’influence dangereuse qu’elle exerce sur l’opinion, oriente les générations présentes vers la vie facile, le débrouillage individuel, le réalisme cher à Tardieu, l’esprit d’argent.
Qu’un tel esprit s’incruste dans l’âme de l’homme constitue un grave danger pour les idées d’émancipation et de rénovation sociale, car il développe les sentiments égoïstes au détriment des penchants altruistes. Il faut reconnaître que l’esprit d’argent n’est pas le monopole d’une classe, qu’il règne du haut en bas de l’échelle sociale mais en bas il est moins une cause qu’une résultante, il obéit moins à un calcul qu’à un reflexe, il est une manifestation de mimétisme social sans lequel les gouvernés seraient livrés à leurs propres inspirations ; au lieu de copier servilement les faits et gestes des dirigeants, d’avoir leurs aspirations conformistes de s’entre-dévorer si les déshérités se concertaient, se solidarisaient, eux qui ont les mêmes intérêts à défendre, pour sauter à la gorge de ceux qui les réduisent à leur triste condition, quelque chose changerait dans les rapports sociaux.
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Pour dominer — et de loin — le capitalisme sème des antagonismes et des haines par la corruption et la religion parmi les foules salariées et il cherche à développer au plus haut point dans cet élément l’esprit de lucre qui, restant inassouvi — le champ de l’arrivisme étant forcément limité — ne cesse de régner pour produire çà et là quelques lâchages individuels ou collectifs rendant toujours plus problématique l’entente générale des travailleurs et toujours plus précaires les grands courants d’entr’aide, de solidarité en l’absence desquels aucun changement notable n’est à espérer.
L’esprit d’argent est l’obstacle à l’évolution morale de la classe ouvrière, la pierre d’achoppement des idées qui émancipent. Qui lui cède est généralement hostile à toute revendication, sa conception du monde évolue vers un conservatisme étroit en développant l’idée de possession.
Les exemples des scandales qui se sont multipliés ces dernières années montrent que le mal est plus profond qu’on ne l’imaginait : une classe dirigeante corrompue, ayant à son service des agents de corruption et des hommes à tout faire, introduits partout où il y a quelque chose à glaner, une place prépondérante à prendre, quelqu’un à pervertir ; et une police dont l’impuissance à réprimer est inexplicable ou trop claire qui apparaît sous un jour tel qu’un préfet de police a pu dire avoir été dépouillé par des banquiers. On se demande avec stupeur quels pourraient être les moyens de défense du simple citoyen là où le préfet de police est désarmé ! Une police dont les éléments ont des rapports étroits et font partie trop souvent de cette pègre qu’elle est censé de combattre.
Comment avec de tels exemples émanant des sphères dirigeantes de ces électeurs de première zone, espérer la justice dans les rapports sociaux, et comment le producteur exploité, rançonné plutôt que protégé par les lois, pourrait-il attendre du pouvoir de l’État une raison, une espérance de croire en la justice d’un régime où l’escroc et le politicien s’entendent pour piller et voler sans vergogne comme de trop retentissantes affaires, dont les auteurs sont restés trop souvent impunis, nous l’ont démontré ?
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D’autre part l’action ouvrière, depuis vingt ans, a perdu de vue ses objectifs ; la C.G.T. s’est divisée. Des travailleurs que tout devrait unir se sont entre-déchirés dans une lutte fratricide rendant ainsi plus problématiques les possibilités effectives d’accord pour renverser un capitalisme passé maitre dans l’art de diviser pour régner. Cette regrettable division n’a profité qu’à nos oppresseurs qui savent parfaitement tirer parti de tout ce qui nous dessert. La coexistence de plusieurs centrales syndicales agissant dans le même milieu avec des mots d’ordre différents sur des individus aux intérêts identiques a été un des principaux éléments de la perte de situations acquises par les organismes ouvriers et de la régression de la situation morale et matérielle des travailleurs.
Les positions sont précises : d’un côté les forces ouvrières qui sont demeurées dans un corporatisme étroit, laissant ainsi s’éloigner le but initial de la C.G.T. qui est la suppression du patronat et du salariat et s’estomper dans l’ombre du temps le côté moral de la question sociale. D’un autre côté les forces d’argent qui sont les forces réelles et qui dirigent toute la vie économique et politique du pays.
La responsabilité du gâchis actuel incombe au régime, à cette démocratie qui a favorisé le brigandage, servi des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.
L’action révolutionnaire ne doit pas s’exercer dans le sens de la sauvegarde du régime tel qu’il existe, qui sape chaque jour une des libertés chèrement acquises par nos pères, sous le fallacieux prétexte de barrer la route au fascisme. Elle est d’un autre ordre, cette action, elle doit s’exercer hors des cadres d’un vieil État pourri à tous les échelons de la hiérarchie. La pseudo-démocratie rend l’homme indigne de sa condition d’homme en le réduisant à l’état de serf misérable. Dans une telle époque où le désespoir atteint l’agriculteur comme l’ouvrier, le manuel comme l’intellectuel, où manger devient un problème angoissant nous sommes fondés à demander à la démocratie pourquoi et pour quels intérêts l’homme meurt de faim alors qu’il y a pléthore de toutes choses nécessaires à l’existence.
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