La Presse Anarchiste

Les « maisons des morts » pour enfants

L’af­faire de Belle-Île, où qua­rante mal­heu­reux gosses cou­pables de délits de pec­ca­dilles ou sim­ple­ment vic­times des cir­cons­tances, enfer­més pour de nom­breuses années dans une for­te­resse, se sont éva­dés et ont été repê­chés après une chasse qui a beau­coup diver­ti les esti­vants, n’a pas fait cou­ler beau­coup d’encre dans la presse. La consigne du silence a été géné­ra­le­ment res­pec­tée. Les portes du bagne d’en­fants se sont refer­mées sur les cap­tifs et leur mar­tyre conti­nue de plus belle.

Cepen­dant des jour­na­listes, hommes de cœur, ont osé éle­ver la voix. Grâce à eux des faits sont révé­lés qui devraient réveiller un per­sis­tant écho dans les consciences. Il serait temps en véri­té qu’un mou­ve­ment d’o­pi­nion contrai­gnît enfin les diri­geants à sup­pri­mer les bagnes d’en­fants. Tant d’hor­reur n’a que trop duré. Ce pays qu’on appelle par­fois, mais de plus en plus rare­ment, « la doulce France » est le pays du monde, disons-le à la honte du régime, où le régime des pri­sons en géné­ral est le plus ter­rible. Appli­qué à l’en­fance, on peut dire qu’il est abominable.

Et ce qu’il y a de plus mons­trueux peut-être, c’est ce par­ti pris d’in­dif­fé­rence, cette volon­té froide de lais­ser les choses en état qui se mani­feste dans les admi­nis­tra­tions, quels que soient d’ailleurs les ministres qui passent.

Bien avant guerre, une cam­pagne menée dans les jour­naux avan­cés avait atti­ré l’at­ten­tion sur les mai­sons de cor­rec­tion, véri­tables mai­sons des morts, d’où étaient sor­tis des cadavres.

Cela avait fait quelque bruit. On avait pro­mis des enquêtes. Et puis plus rien. Le silence du tom­beau. Vingt ans se passent. En 1928 un jour­na­liste s’in­forme. On lui répond qu’on va faire sûre­ment quelque chose, qu’on va réfor­mer le sys­tème à l’ins­tar de ce qui existe en d’autres pays : « Reve­nez nous voir dans un an ou deux et vous verrez ! »

À l’oc­ca­sion du drame de Belle-Île, le jour­na­liste, qui a pu visi­ter sans encombre toutes les pri­sons d’a­do­les­cents d’Eu­rope, va trou­ver le ministre et lui demande l’au­to­ri­sa­tion de visi­ter Belle-Île et Eysses. Refus for­mel. Aucun œil du dehors ne doit voir ce qui se passe à l’in­té­rieur de ces bagnes. Rien n’en doit trans­pi­rer. La tor­ture peut être appli­quée sys­té­ma­ti­que­ment. C’est affaire entre les mal­heu­reux déte­nus et leurs geô­liers. Cela ne doit inté­res­ser per­sonne du dehors…

Et voi­ci la vie sché­ma­ti­sée d’un petit paria enfer­mé dans une mai­son de cor­rec­tion, telle que la rap­porte Alexis Danan. (Nous ne pou­vons que don­ner quelques passages.)

Un gosse né en 1903, orphe­lin com­plet en 1916, du fait de la guerre, est livré à l’as­sis­tance publique et aus­si­tôt envoyé dans une colo­nie péni­ten­tiaire. Il est signa­lé comme forte tête. On l’en­ferme dans une cel­lule pour com­men­cer, le len­de­main le direc­teur l’interroge :

— Alors vous êtes une forte tête, vous ne vou­lez pas bien vous conduire ?

— Mais, Mon­sieur, j’i­gnore tota­le­ment le motif qui m’a­mène dans votre établissement.

Le direc­teur rit aux éclats :

— Ici il n’y a pas de fortes têtes, il fau­dra vous mettre au pas comme les autres ou je vous ferai cre­ver. Vous m’en­ten­dez bien ?

Le gamin se met au pas :

Réveil au coup de clai­ron à 5 h.½, gare aux coups du « frère aîné » pour celui qui traîne !

À 6 heures, soupe et mor­ceau de pain ;

À 6 h.¼, départ au tra­vail à l’a­te­lier ou aux champs ;

Après l’a­te­lier, la classe, à par­tir de 6 heures du soir, 5 heures en hiver.

Puni­tions : 1° pain sec de un à huit jours ; 2° pri­va­tion de pitance ; 3° dis­ci­pline de 8 à 30 jours (gym­nas­tique toute la jour­née, coups, cel­lule) ; 4° cel­lule : 1 à 60 jours, gamelle de légumes tous les quatre jours à midi, les autres jours pain sec (200 grammes), un quart d’eau à chaque repas.

La mau­vaise nour­ri­ture entraîne à com­mettre de menus lar­cins de fruits, topi­nam­bours, bet­te­raves (15 à 30 jours de cellule).

La faim, le déses­poir, la mala­die poussent aux muti­la­tions volon­taires, au sui­cide. Un colon à qui on avait pro­mis sa libé­ra­tion après un an de bonne conduite ne l’ayant pas obte­nue, se fait prendre la main dans une esso­reuse. On l’am­pute, et on lui inflige trente jours de cel­lule. Un autre se tranche la main au ras du poi­gnet (soixante jours de cel­lule). Un autre encore absorbe un quart de cré­syl, soixante jours de trai­te­ment et cel­lule, etc. etc.

Il y a les mœurs spé­ciales que l’ad­mi­nis­tra­tion tolère. Enfin les ten­ta­tives d’é­va­sion par­fois dra­ma­tiques et dont le risque se paie cher. Pre­mière éva­sion : trente jours de cel­lule ; deuxième, soixante jours ; troi­sième, quatre-vingt-dix jours et le saut, c’est-à-dire l’en­voi dans un bagne mieux fer­mé. Un éva­dé qui avait vou­lu « brû­ler le dur » se tue. Le direc­teur ras­semble les déte­nus autour du cadavre : « Voi­là, dit-il, ce qu’il en coûte de s’é­va­der. » Le len­de­main, sept par­taient en évasion…

Et Alexis Danan d’ajouter :

« Cet ancien colon de l’Ad­mi­nis­tra­tion péni­ten­tiaire, qui fut jeté dans une cel­lule parce que la guerre avait fait de lui un orphe­lin com­plet, c’est en Guyane, c’est au bagne que je l’ai rencontré.

Il est libé­ré et tuberculeux.

Je puis me trom­per, mais j’ai l’im­pres­sion qu’il m’a par­lé avec la séré­ni­té des gens qui vont mourir. »

D’autres témoi­gnages aus­si poi­gnants que celui-là ont été pro­duits dans de trop rares organes. Nous en repar­le­rons. Il y a là le plus épou­van­table scan­dale dont une socié­té puisse se char­ger. Et le fait que la démo­cra­tie fran­çaise s’en accom­mode, le fait qu’elle entre­tient en elle à la faveur du silence géné­ral des centres d’ab­jec­tion, d’op­probre de souf­france, comme Belle-Île, Eysse, ete., etc…, prouve jus­qu’à quel point la démo­cra­tie élec­to­rale a dévi­ri­li­sé et anes­thé­sié le peuple.

Il faut que cela change.

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