La Presse Anarchiste

Vers une guerre chimique !

Au xvie siècle déjà, Erasme, dans son éloge de la Folie, dénon­çait, en une page viru­lente, « la gueuse ».

« La guerre est une chose cruelle qui convient aux bêtes féroces, et non à l’homme ; si insen­sée que les poètes la repré­sentent comme une ins­pi­ra­tion des Furies, si funeste qu’elle entraîne avec elle la ruine com­plète des mœurs, si injuste que les bri­gands les plus scé­lé­rats sont ceux qui la font le mieux, si impie qu’elle n’a aucun rap­port avec le Christ, et pour­tant les papes négligent tout pour en faire leur unique occu­pa­tion. On voit par­mi eux des vieillards décré­pits, mon­trer une ardeur juvé­nile, semer l’argent, bra­ver la fatigue, ne recu­ler devant rien, afin de pou­voir mettre sens des­sus des­sous les lois, la reli­gion, la paix, l’hu­ma­ni­té tout entière. Et ils ne manquent pas de savants flat­teurs qui qua­li­fient cette fré­né­sie mani­feste de zèle, de pitié, de cou­rage, ima­gi­nant de prou­ver que l’on peut tirer un fer meur­trier et le plon­ger dans les entrailles de son frère, sans vio­ler la cha­ri­té par­faite que sui­vant le pré­cepte du Christ, un chré­tien doit à son prochain. »

On se serait ima­gi­né qu’au tra­vers de quatre siècles de « culture et de civi­li­sa­tion » les êtres humains se seraient assa­gis, c’est là une illu­sion, la mala­die n’a fait qu’empirer.

Aux dagues et aux arque­buses des temps jadis ont fait place les fusils per­fec­tion­nés et les canons à tir rapide. La der­nière guerre mon­diale a vu naître et se déve­lop­per des engins d’une féro­ci­té cri­mi­nelle, gre­nades, lance-flammes, mitrailleuses, etc.

Des créa­tures apo­ca­lyp­tiques revê­tues d’une cagoule mons­trueuse vivaient cachés sous terre, comme des taupes et s’é­lan­çaient à l’as­saut des tran­chées enne­mies, pré­cé­dés d’un oura­gan d’a­cier et de fumée. Tan­dis que des nuages ver­dâtres et une mitraille infer­nale fai­saient rage, des tanks et des machines volantes appor­taient leur concours meur­trier aux mas­sacres de l’hu­ma­ni­té en délire. Que nous réserve demain ? Cer­tains esprits qui pré­voyaient déjà cette fée­rie macabre d’hier, nous en offrent quelques légers aper­çus, et pour tout dire, cela n’a rien de réjouis­sant. La pro­chaine der­nière, la der des der sera fraiche et gazeuse ; nous assis­te­rons en des temps héroïques à une guerre saine et sublime où la dégra­da­tion et l’avilissement de l’être humain seront entiers.

Des gaz nou­veaux, mys­té­rieux et redou­tables, vien­dront se mêler aux bacilles d’horribles mala­dies, et tan­dis que les uns fau­che­ront impi­toya­ble­ment, les autres sème­ront la peste ou le cho­lé­ra, ou ter­ras­se­ront non seule­ment ceux qui par­ti­ci­pe­ront à la tue­rie, mais tous ceux, femmes, enfants et vieillards res­tés aux foyers déser­tés par la lâche­té des hommes.

Pour com­plé­ter le tableau fan­tas­tique, la méca­nique et l’élec­tro-tech­nique, avions, tanks et machines infer­nales de toutes espèces, accom­pa­gne­ront, tel un orchestre étrange, l’hé­ca­tombe miri­fique de cette stu­pé­fiante inhu­ma­ni­té. Et le len­de­main, l’on se réveille­ra sur un immense cime­tière, ce sera là le triomphe de la civi­li­sa­tion, la ran­çon d’un machi­nisme par trop glo­ri­fié, résul­tat d’un dés­équi­libre entre les fac­teurs d’é­vo­lu­tion maté­riels et spi­ri­tuels, c’est l’hé­ri­tage que nous lègue­ra la socié­té capi­ta­liste. Nous n’en vou­lons pas.

Nous sor­tons d’en prendre. Les plaies sai­gnantes que la der­nière guerre a lais­sées, ne sont point encore cica­tri­sées, et il en est beau­coup par­mi ceux-là qui de bonne foi par­tirent pour défendre le droit et la liber­té en péril, qui res­sentent encore les effets des arsines et des gaz-mou­tarde. Déjà on vou­drait recom­men­cer, le désir de remettre « ça » anime quelques mil­liers de déments, mais je sais des mil­lions d’êtres humains qui n’en veulent plus ; et nous qui com­pre­nons, nous qui entre­voyons la tra­gé­die future, nous devons impé­rieu­se­ment être avec eux pour les gui­der, les sou­te­nir dans cette lutte à livrer au Moloch guer­rier. Ne nous y refu­sons point, l’heure est ver­nie de consa­crer tons ses efforts pour construire ici bas un peu plus d’é­qui­té, pour ins­tau­rer une socié­té meilleure où la Jus­tice et l’A­mour ne seront point de vains mots.

Le géné­ral fran­çais Debe­ney, direc­teur de l’É­cole supé­rieure de la Guerre, s’ex­pri­mait dans Pitts­burgh Dis­patch : « Si la guerre recom­mence, l’a­via­tion et spé­cia­le­ment le gaz joue­ront des rôles très impor­tants. Les pro­grès de l’a­via­tion ren­dront l’ar­rière des fronts extrê­me­ment dan­ge­reux et les pro­grès de la chi­mie per­met­tront l’emploi des gaz sur des zones d’une éten­due telle qu’on ne peut l’imaginer. »

Cet aver­tis­se­ment est signi­fi­ca­tif et démontre péremp­toi­re­ment les inten­tions qui animent ceux qui font métier de guer­rier. Aucune illu­sion à se for­ger à ce sujet.

Sans doute, vous pour­riez m’ob­jec­ter que l’emploi des gaz est chose inter­dite, que les conven­tions inter­na­tio­nales ont régle­men­té l’emploi de ces toxiques.

L’his­to­rien G. Lenôtre, fai­sant allu­sion à l’u­ti­li­sa­tion des gaz clans l’ar­mée, écrit (Guerre des gaz pas nou­veau), qu’au xve siècle les artilleurs alle­mands comme les autres devaient jurer « de ne construire aucun globe empoi­son­né et de ne s’en ser­vir jamais pour la ruine et la des­truc­tion des adver­saires, esti­mant ces actions injustes autant qu’in­dignes d’un homme de cœur et d’un véri­table soldat ».

Depuis nous avons évolué.

Si les mêmes ana­thèmes furent lan­cés contre ceux qui employèrent les pre­miers les gaz, cela rap­pelle l’in­di­gna­tion, assez pué­rile d’ailleurs, qui ani­ma ceux qui jadis pro­tes­tèrent lors­qu’on sub­sti­tuât l’arme à feu à l’arme blanche.

En ces temps-là déjà ce furent des traîtres, des lâches, car la loyau­té che­va­le­resque de l’é­poque esti­mait que seule l’arme blanche était digne de mettre à mal son adversaire.

Blaise de Mont­luc ne man­qua point de juger avec toute la déloyau­té qu’on se devait à l’é­poque, cet engin qui à dis­tance frap­pait l’ad­ver­saire ano­ny­me­ment et voi­ci en quels termes :

« Sans cette inven­tion mau­dite, tant de braves et vaillants hommes ne fussent pas morts, le plus sou­vent de la main de pol­trons qui n’o­se­raient regar­der au visage celui qui, de loin, ils ren­ver­sèrent par terre avec leurs mal­heu­reuses balles. »

Chaque fois qu’une nou­velle décou­verte est venue jeter la conster­na­tion chez les com­bat­tants, ce fut tou­jours un concert de pro­tes­ta­tions ou de récri­mi­na­tions, tou­jours la peur ou la ter­reur en étaient les mobiles véritables.

Mais comme l’é­cri­vait avec juste rai­son von Romo­cki : « On peut à peu près irré­fu­ta­ble­ment prou­ver qu’à chaque fois qu’une arme nou­velle fait son appa­ri­tion et sur­passe ses devan­cières, elle est tout d’a­bord pros­crite comme contraire aux règles de l’hu­ma­ni­té, pour être ensuite, au bout d’un cer­tain temps de pro­grès suc­ces­sifs, légi­ti­mée [[Von Romoe­ki : L’His­toire des matières explo­sives, tome I, p. 280.]]. »

La science en per­fec­tion­nant les engins meur­triers, a défi­ni­ti­ve­ment tué le roman­tisme guer­rier. Le cou­rage est deve­nu pour ain­si dire inutile et a fait place à la tech­nique, à la rai­son ou à la ruse, ain­si le veut la morale moderne de la guerre.

Armand Char­pen­tier écri­vait dans son livre « Ce que sera la guerre des gaz » :

« L’é­vo­lu­tion de la tech­nique guer­rière peut se pré­sen­ter sous cette forme schématique :

  1. Trans­for­ma­tion conti­nue des armes par la Science ;
  2. Effroi et indi­gna­tion des troupes sur­prises par les nou­velles armes ;
  3. Adap­ta­tion rapide des com­bat­tants à ces armes.

Cette évo­lu­tion étant fonc­tion des pro­grès de la science, nul ne peut envi­sa­ger son point ter­mi­nus” [[Armand Char­pen­tier : Ce que sera la guerre des gaz, p. 15 – 16.]].

La guerre chi­mique s’im­pose indé­nia­ble­ment de plus en plus, elle s’af­firme être celle qui demain joue­ra sur l’é­chi­quier mon­dial la vie des mil­lions d’êtres humains.

Le per­met­trons-nous ?

[/​Hem Day/​]

La Presse Anarchiste