La Presse Anarchiste

À propos du congrès d’Orléans

Je ne pré­tends pas don­ner un compte ren­du du Congrès d’Orléans ; c’est à d’autres, plus qua­li­fiés que moi, par­ti­ci­pant direc­te­ment au mou­ve­ment ouvrier, de le faire. Je vou­drais seule­ment atti­rer l’attention des cama­rades sur un côté de la ques­tion qui, me semble-t-il, n’a pas été envi­sa­gé jusqu’à présent.

Le Congrès a net­te­ment divise le monde syn­di­cal en deux frac­tions. Cette divi­sion com­porte cepen­dant une équi­voque : la ligne de démar­ca­tion ne passe pas la où elle devrait pas­ser logi­que­ment, et non seule­ment logi­que­ment, mais his­to­ri­que­ment. Des deux côtés, on se réclame de la réso­lu­tion d’Amiens, qui appa­raît ain­si comme intan­gible, et des deux côtés on s’en écarte. Cela n’a aucune impor­tance en soi-même : il n’est pas de consti­tu­tion si par­faite qui ne soit, à un moment donne modi­fiée. Mais, ce qui est impor­tant, c’est que l’époque du Congrès d’Amiens était celle où se consti­tuait le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire fran­çais, comme une ten­dance à part dans le mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal. Nous connais­sons les traits carac­té­ris­tiques de cette ten­dance : c’était la trans­for­ma­tion sociale future conçue comme devant être accom­plie par les orga­ni­sa­tions ouvrières elles-mêmes, et abou­tis­sant au pas­sage de la direc­tion de la pro­duc­tion aux mains des syn­di­cats, deve­nus les uni­tés consti­tu­tives fon­da­men­tales de la socié­té nou­velle ; c’était ensuite une hos­ti­li­té nette contre toute poli­tique de paix sociale, toute entente avec la bour­geoi­sie ou l’État, l’action directe des ouvriers oppo­sée à toutes les mesures de légis­la­tion sociale.

Ce syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire nous était proche, car, bien que n’ayant pas de doc­trine, il n’était conci­liable qu’avec une seule façon de com­prendre la lutte sociale : celle des anar­chistes. De là le rôle bien connu joué dans le mou­ve­ment syn­di­ca­liste de l’époque par les mili­tants du mou­ve­ment anarchiste.

Où est, dans la lutte entre majo­ri­taires et mino­ri­taires actuels, ce syn­di­ca­lisme révolutionnaire ?

Qui lui est res­té fidèle ? Les uns comme les autres s’en sont écar­tés, dans des direc­tions dif­fé­rentes. Pour les majo­ri­taires, c’est simple et évident. La par­ti­ci­pa­tion à des ins­ti­tu­tions telles que le Bureau Inter­na­tio­nal du Tra­vail, annexe de la Socié­té des Nations, est quelque chose de tout à fait étran­ger au syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, et se rap­proche beau­coup plus du pro­gramme déve­lop­pé autre­fois par Jau­rès : une péné­tra­tion gra­duelle des ouvriers dans le régime éco­no­mique actuel, une démo­cra­ti­sa­tion éco­no­mique de plus en plus, grande de ce régime, venant com­plé­ter et ache­ver la démo­cra­ti­sa­tion poli­tique inau­gu­rée par la Grande Révo­lu­tion. Rat­ta­cher ce pro­gramme à la tra­di­tion syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire est chose impos­sible, et les majo­ri­taires actuels auraient beau­coup mieux fait de renon­cer fran­che­ment à celle-ci.

Plus com­pli­quée, beau­coup plus com­pli­quée est la posi­tion des mino­ri­taires. C’est d’eux que nous par­le­rons sur­tout, car, quelque objec­tion que nous leur fas­sions, il res­te­ra tou­jours entre eux et nous une com­mu­nau­té d’esprit, ce que nous ne pou­vons pas dire des majoritaires.

La réso­lu­tion des mino­ri­taires est, dès ses pre­miers mots, la pro­fes­sion de foi même du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. En par­lant de la charte d’Amiens, elle la qua­li­fie ainsi :

« Cette frap­pante affir­ma­tion de l’esprit révo­lu­tion­naire de notre syn­di­ca­lisme d’avant-guerre, avec sa recon­nais­sance de l’action directe, avec sa jus­ti­fi­ca­tion de la révolte des tra­vailleurs contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, avec sa pro­cla­ma­tion du syn­di­cat comme groupe essen­tiel, aujourd’hui grou­pe­ment de résis­tance, demain — l’émancipation inté­grale une fois conquise par la grève géné­rale révo­lu­tion­naire — groupe de pro­duc­tion et de répar­ti­tion, base de la réor­ga­ni­sa­tion sociale…

« … De bas en haut, dans le syn­di­cat, l’union dépar­te­men­tale, la fédé­ra­tion, la C.G.T., doit se pour­suivre ce tra­vail de pré­pa­ra­tion à la ges­tion des moyens de pro­duc­tion et d’échange… »

Une décla­ra­tion sem­blable, nous ne pou­vons que la signer des deux mains. Mais, quelle est la conclu­sion pra­tique qu’en tirent ses auteurs ? L’adhésion à l’internationale syn­di­cale de Mos­cou. Mais, qu’est-elle, cette Inter­na­tio­nale ? D’abord, elle n’est qu’en for­ma­tion. Et il est très impor­tant que cette Inter­na­tio­nale ne soit pas consi­dé­rée comme quelque chose de déjà ache­vé. Pour le moment, nous n’en connais­sons que le comi­té d’organisation, le « Soviet inter­na­tio­nal des Syn­di­cats ouvriers » ; nous avons lu sa décla­ra­tion et les signa­tures de ses membres[[Remarquons que, pour 1’Italie, y figure d’Aragona, repré­sen­tant la C.G.T. ita­lienne, mais per­sonne pour « l’Unione syn­di­ca­la ita­lia­na ».]]. Cette décla­ra­tion et ces signa­tures sont déjà un pre­mier sujet de dis­cus­sion pour les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires de France. Ain­si, la décla­ra­tion met au pre­mier plan, dans la révo­lu­tion sociale, non pas la main­mise sur la pro­duc­tion par les syn­di­cats, mais la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, c’est-à-dire la prise du pou­voir par un par­ti qui croit repré­sen­ter le pro­lé­ta­riat. Or, ces deux notions s’excluent mutuel­le­ment : ou bien ce sont les syn­di­cats qui ont la ges­tion de la vie éco­no­mique, ou bien c’est l’État. Et ce point, les syn­di­ca­listes fran­çais ne peuvent pas man­quer de le sou­mettre à leur cri­tique. Et il ne s’agit pas de cri­ti­quer un texte, d’en éla­bo­rer un autre plus par­fait, etc. il s’agit d’un désac­cord fon­da­men­tal. Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire fran­çais, syn­thèse d’une longue expé­rience de luttes ouvrières, d’un scep­ti­cisme jus­ti­fié à l’égard de toute action de l’État, et d’un tra­vail intense de la pen­sée socia­liste dans ses diverses ten­dances, a le droit et le devoir de trou­ver, dans, la future Inter­na­tio­nale, sa pleine expres­sion, car lui seul pour­ra lui don­ner l’esprit qui la ren­dra apte à construire l’avenir. Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales russes, elles, ne peuvent le faire, en dépit de toutes les apparences.

Il faut connaître leur his­toire. Elles sont nées au temps du tza­risme, en même temps comme orga­ni­sa­tions de lutte des ouvriers contre les capi­ta­listes pour des amé­lio­ra­tions immé­diates, et comme ins­tru­ments de lutte poli­tique. Mais elles ne s’étaient jamais pré­oc­cu­pé de leur rôle pos­sible dans la révo­lu­tion sociale, d’abord parce que celle-ci parais­sait être une échéance trop loin­taine, ensuite parce que les par­tis social-démo­crate qui se par­ta­geaient l’influence sur les syn­di­cats — les bol­che­viks comme les men­che­viks — ne leur attri­buaient aucun rôle indé­pen­dant. Comme les gues­dites en France, ils ne les consi­dé­raient que comme des ins­tru­ments utiles pour les conquêtes à réa­li­ser dans les cadres de la socié­té capi­ta­liste. Les uns comme les autres, d’ailleurs, étaient per­sua­dés que la Rus­sie n’était pas mure pour la révo­lu­tion sociale.

Vint la révo­lu­tion de 1917. Le peuple, une fois levé, fit, dès le début, des ten­ta­tives d’émancipation sociale à côté de la prise de la terre par les pay­sans, il y eut des actes d’occupation des usines par les ouvriers. Mais il n’y eut ni grou­pe­ment ni mou­ve­ment assez influent pour aider à ces prises de pos­ses­sion à se main­te­nir et à s’organiser. Aus­si, ces ten­ta­tives échouèrent-elles, mal­gré l’absence de toute résis­tance sérieuse de la part de la, bourgeoisie.

Vint la conquête du pou­voir par les bol­che­viks. Leur poli­tique éco­no­mique tra­verse, au cours de la pre­mière année, trois phases suc­ces­sives : 1° contrôle ouvrier, avec main­tien des anciens patrons ; 2° ges­tion de la pro­duc­tion par les syn­di­cats, et 3° remise de cette ges­tion à l’État. Les rai­sons pour les­quelles les syn­di­cats ne purent conser­ver la direc­tion de la pro­duc­tion qui leur avait été lais­sée un moment sont com­plexes. Peut-être les orga­ni­sa­tions ouvrières n’y étaient-elles pas pré­pa­rées, en rai­son de l’absence presque totale de toute pro­pa­gande préa­lable dans ce sens dans leur milieu ; peut-être aus­si ne pou­vaient-elles deve­nir autre chose que des coopé­ra­tives en concur­rence entre elles, du moment qu’autour d’elles tout l’appareil capi­ta­liste : com­merce, mar­chés, cir­cu­la­tion moné­taire, pro­prié­té pri­vée des objets de consom­ma­tion, était res­té intact. Peut-être enfin ce mode de ges­tion par les syn­di­cats s’accordait-il mal avec la dic­ta­ture poli­tique illi­mi­tée d’un par­ti. Tou­jours est-il qu’on pas­sa à la natio­na­li­sa­tion, et actuel­le­ment l’État est, en Rus­sie, le seul patron, dont tous les ouvriers sont des sala­riés. Ils ont le droit de se grou­per en syn­di­cats, de pro­po­ser leurs condi­tions rela­ti­ve­ment au temps de tra­vail et aux tarifs (tout comme dans les pays capi­ta­listes vis-à-vis des patrons par­ti­cu­liers), mais c’est tout. Ces syn­di­cats ne dirigent pas la pro­duc­tion, et leurs déci­sions ne sont pas obli­ga­toires pour le gouvernement

Le rôle des syn­di­cats, dans la vie éco­no­mique de la Rus­sie, le cède donc de beau­coup à celui des ins­ti­tu­tions de l’État, des divers « centres » (centre du tex­tile, centre du sucre, centre du chauf­fage, etc., etc.) orga­ni­sés sur le type bureau­cra­tique, et stric­te­ment cen­tra­li­sés. C’est, un type d’organisation qui n’a abso­lu­ment rien de com­mun avec celui que tracent dans leurs pro­jets d’avenir les syn­di­ca­listes fran­çais. Qu’ils apprennent à connaître de plus près l’expérience russe ; quant à nous, tout ce que nous en savons jusqu’à pré­sent ne nous montre aucun avan­tage de cette orga­ni­sa­tion bureaucratique.

Les syn­di­cats fran­çais, qui ont une plus longue expé­rience d’action, et aus­si une plus longue expé­rience des luttes d’idées, peuvent appor­ter à la Révo­lu­tion russe leur esprit à eux, leur concep­tion d’avenir à eux. Ils doivent entrer dans l’internationale avec leur propre bagage intel­lec­tuel. Ils ren­dront ain­si à la Révo­lu­tion russe, au milieu de ses innom­brables dif­fi­cul­tés, un ser­vice beau­coup plus grand qu’en adop­tant sans contrôle tout ce qu’elle met en avant, y com­pris les erreurs inévitables.

Il est donc très heu­reux que l’Internationale syn­di­cale n’existe pas encore en fait. Qu’elle naisse et qu’elle se déve­loppe sous l’influence du libre syn­di­ca­lisme fran­çais ! Ce sera un grand bien, autant pour la Révo­lu­tion russe actuelle que pour les mou­ve­ments futurs des autres pays.

[/​M. Isi­dine/​]

La Presse Anarchiste