La Presse Anarchiste

Colonisation et civilisation

[/​Troisième article/]

Repar­lons main­te­nant de l’Afrique du Nord Tuni­sie, Algé­rie, Maroc, vaste ensemble dési­gné sous le nom de Magh­reb. Voi­ci, arron­dis en mil­liers d’habitants, quelques chiffres qui fixe­ront les idées.
Tuni­sie Algé­rie 1910 Maroc éva­lua­tions Magh­reb
Indi­gènes 1.600 4.700 4.700 11.000
Juif 50 65 (85) 200
Fran­çais 50 485 (115) 650
Ita­liens 100 33 150
Espa­gnols 117 (83) 200
Totaux 1.800 5.400 5.000 12.200

Les recen­se­ments suc­ces­sifs ont mon­tré qu’il y a accrois­se­ment dans toutes les caté­go­ries ; en par­ti­cu­lier, depuis cin­quante ans, la popu­la­tion indi­gène d’Algérie, sor­tie des guerres et des famines, a très nota­ble­ment augmenté.

Par­mi les indi­gènes, on recon­naît çà et là l’Arabe et le Ber­bère, blancs tous deux ou mélan­gés de sang nègre, mais de langue, d’activité et d’apparence très dif­fé­rentes. Les types sont l’un, un bel échan­tillon phy­sique, un homme propre et de bonnes manières, aimant s’instruire, faci­le­ment fana­tique, pas­teur nomade, sous lequel on retrouve le brillant cava­lier et le conduc­teur d’esclaves, vivant, à défaut de mieux, sur le tra­vail du sexe faible. L’autre, un culti­va­teur achar­né à faire pro­duire le champ quand il en est pro­prié­taire, illet­tré, sale à faire plai­sir, même aux yeux d’un Lor­rain ou d’un Péri­gour­din, d’humeur paci­fique, sociable, et peu enclin au mys­ti­cisme. À vrai dire, la plus impor­tante par­tie de la popu­la­tion s’écarte de ces extrêmes, et ni la langue, ni l’occupation ne sont aujourd’hui un indice suf­fi­sant des ori­gines. Mille ans de coha­bi­ta­tion, accom­pa­gnée de remous, ont consti­tué une masse de carac­tère peu homo­gène. De la Tuni­sie au Maroc, le pour­cen­tage des Ber­bères va en crois­sant, en même temps que celui des Nègres. Dans l’ensemble, il n’est pas pro­bable que les Arabes atteignent la pro­por­tion du tiers de la population.

En pays ber­bère (la Grande Kaby­lie, dis­trict mon­ta­gneux à 100 kilo­mètres d’Alger, est géné­ra­le­ment don­née en exemple), la pro­prié­té du sol est indi­vi­duelle ; elle appar­tient à la tri­bu en pays arabe, du moins en prin­cipe. Au point de vue de nos idées com­mu­nistes, j’avancerai la thèse que le Ber­bère est plus mûr que l’Arabe pour une évo­lu­tion. La phase petite pro­prié­té pri­vée est un stade, je ne dirai pas néces­saire, mais du moins un stade heu­reux dans la vie des socié­tés. L’homme qui, iso­lé face à la terre, a pei­né sans relâche et craint les embûches du cli­mat, qui a éprou­vé les jouis­sances ou le déses­poir de la récolte, qui connaît la puis­sance de son acti­vi­té et ses limites, qui a appris à pré­voir ; en deux mots, qui a acquis ini­tia­tive et res­pon­sa­bi­li­té, celui-là peut recher­cher les per­fec­tion­ne­ments et com­prendre l’utilité de l’entr’aide. En fait, le Ber­bère a des ins­ti­tu­tions com­mu­na­listes pleines d’intérêt, et comme il connaît la valeur du tra­vail, il s’associe plu­tôt sa femme qu’il ne lui com­mande. Com­pa­ré au pay­san fran­çais, le culti­va­teur ber­bère a l’avantage d’une plus longue jouis­sance de son sol celui-là a des siècles d’expérience ; celui-ci sort à peine du servage.

Com­pa­rée à cette orga­ni­sa­tion, la tri­bu arabe manque pour ain­si dire de corps ; elle est le plus sou­vent un prête-nom à la dis­po­si­tion du caïd. L’Arabe savait manier les armes ; deve­nues inutiles, il n’a pas encore acquis d’outil, et l’orgueil écarte le progrès.

– O – 

Dans la période de la conquête, l’État fran­çais, par confis­ca­tion, s’est consti­tué un ter­rain doma­nial qui, moyen­nant cer­taines condi­tions, passe peu à peu dans la main des colons fran­çais ; mais, depuis long­temps, les trans­ferts de pro­prié­té ter­rienne entre indi­gènes et Euro­péens se font sui­vant les meilleures règles de l’offre et de la demande, par un échange d’écus et de papiers. Le colon est venu d’Italie, de Malte (arabe catho­lique), de France, d’Espagne ; le colon maniant la bêche et condui­sant la char­rue, le colon pro­lé­taire, avant le colon capi­ta­liste, et là où l’Arabe ne récol­tait rien, il a fait pous­ser l’orge et la vigne ; là où les maré­cages arrê­taient son expan­sion, il a d’abord suc­com­bé, puis un autre est venu, qui a assai­ni. L’Européen a éten­du à la plus grande par­tie du bled ce que le Ber­bère avait déjà fait dans quelques coins pri­vi­lé­giés. Certes, il y a au Magh­reb, notam­ment en Algé­rie, des misé­reux, des sans-tra­vail ; certes, il s’est for­mé un pro­lé­ta­riat indi­gène, qui n’a ni champ, ni ate­lier. La ques­tion sociale y est vivace, mais son aspect ter­rien ne dresse plus aujourd’hui sim­ple­ment le Musul­man contre le Rou­mi. Le pro­blème est plus complexe.

Nous vou­lons en croire un vœu récent du Conseil supé­rieur d’Algérie, repré­sen­tant la fine fleur des inté­rêts de la colo­ni­sa­tion ; en voi­ci quelques para­graphes : « …pour peu que les mou­ve­ments actuels se pour­suivent, dans quelques années, la tota­li­té des terres pas­se­ra entre les mains de pro­prié­taires en majo­ri­té étran­gers… qu’il y a deux dan­gers éga­le­ment graves : le rachat des terres de la mon­tagne et de l’intérieur par les indi­gènes, et l’accaparement par des spé­cu­la­teurs capi­ta­listes… le Conseil demande une loi limi­tant l’étendue de la pro­prié­té… etc. » Sans dis­cu­ter les termes de ce vœu, on peut être frap­pé de l’écart qu’il y a déjà entre sa men­ta­li­té et celle de la mère-patrie. La socié­té algé­rienne a une évo­lu­tion propre.

Voi­ci un fait tout récent : au mar­ché aux tabacs, tenu au pied nord-ouest de la Kaby­lie au début de sep­tembre, les plan­teurs, colons euro­péens et indi­gènes, arabes et kabyles, d’un accord una­nime, refu­sèrent de vendre leurs pro­duits aux prix que leur offraient les ache­teurs : euro­péens, juifs, indi­gènes et agents de la régie française[[Ce ren­sei­gne­ment nous a été don­né par le cama­rade Richard d’Alger.]]. Autre­ment dit, la lutte sociale brise le cadre de la race.

– O – 

Le phé­no­mène appe­lé colo­ni­sa­tion est aus­si vieux que l’humanité. Sans aller très loin, nous voyons, entre autres, les Phé­ni­ciens, puis les Grecs, fon­der des comp­toirs ; entre autres encore, les Gau­lois, puis les Romains, enva­hir des ter­ri­toires. Il y a par­fois exter­mi­na­tion totale, ou exter­mi­na­tion des mâles et rapt des femmes, ou refou­le­ment, ou fusion. Dans l’ensemble, il n’est pas pro­bable que ces colo­ni­sa­teurs antiques aient usé de plus de dou­ceur que les conqué­rants modernes, mais, du moins, cer­tains récits montrent qu’il y eut autre chose que la lutte à main armée. Les meilleurs sen­ti­ments se mêlent avec les pires. Et, de ces colo­ni­sa­tions sur­girent des civi­li­sa­tions. Avec le recul des temps, nous voyons une suite d’essais, la nature agis­sant comme un chi­miste, mélan­geant deux ou trois pro­duits, en pro­por­tions variables et obser­vant le résul­tat. II y en a de mau­vais, il y en a d’heureux. En tout cas, quels qu’aient été les motifs qui ont ame­né tant d’hommes d’origines dif­fé­rentes sur notre sol, nous n’avons, nous Fran­çais, fils de cin­quante peuples, d’autochtones qu’aucun nom par­ti­cu­lier ne désigne, fils de Celtes et de Gau­lois, d’Aryens et de Sémites, de Latins, de Ger­mains, de Slaves, d’Arabes, de Mon­gols mêmes, nous n’avons à condam­ner aucun de ceux qui nous procréèrent.

Pas­sons les siècles, pas­sons les Arabes et les Nor­mands, et arri­vons au mou­ve­ment qui débu­ta il y a 500 ans, lan­çant les Euro­péens à la décou­verte du monde. De tous, il semble que ce furent les Por­tu­gais les meilleurs colo­ni­sa­teurs, en ce sens qu’ils fon­dèrent la nation bré­si­lienne, forte aujourd’hui de 25 mil­lions d’habitants, où vivent Rouges, Noirs et Blancs, sans haine de race, même sans heurts exces­sifs, popu­la­tion dont les métis forment presque le tiers. Les Russes, en Sibé­rie, ont su aus­si fra­ter­ni­ser avec les peu­plades qu’ils y trou­vèrent. Les Hol­lan­dais aux Indes eurent une cer­taine poli­tique de mariage avec les filles de chef, mais, par Mul­ta­tu­li, entre autres, nous savons qu’il n’y eut pas des mariages seule­ment. Les Espa­gnols out anéan­ti les civi­li­sa­tions mexi­caine et péru­vienne ; les socié­tés qu’ils for­mèrent ne semblent pas — sauf excep­tion — se déve­lop­per très heu­reu­se­ment, depuis qu’elles secouèrent le joug de la mère-patrie. Les Ita­liens n’émigrent que dans des ter­ri­toires déjà colo­ni­sés par d’autres.

Le rôle des Anglais nous four­nit les pires exemples et aus­si les meilleurs. Il y a l’Irlande, pour ain­si dire la plus ancienne colo­nie… bri­tan­nique ; voyez, 700 ans de cruau­tés et de mal­adresses abou­tis­sant, en 1920, à la faillite la plus par­faite que l’histoire ait enre­gis­trée. Il y a l’extermination des Peaux-Rouges, des Tas­ma­niens, de l’Australien ; le Mao­ri ne sur­vit qu’en par­tie. Il y a enfin les hor­reurs de la loi de Lynch, inven­tée var le Yan­kee, fils aîné de l’Anglo-Saxon. D’autre part, le gou­ver­ne­ment anglais est le pre­mier qui ait pris très net­te­ment posi­tion contre la traite des Nègres ; il a su cou­per court à une guerre de races, en remet­tant les rênes du pou­voir au Boer vain­cu ; enfin, le pre­mier entre ses pareils, il ose aban­don­ner une colo­nie, la plus récente, l’Égypte, à une race « infé­rieure ». (Dites, si vous vou­lez, il a la pru­dence de le faire avant que cela se gâte, dites qu’il garde des atouts, dites ce que vous vou­drez, le fait n’en est pas moins là.) En réa­li­té, on assiste, en Angle­terre, à une évo­lu­tion rapide de l’esprit public, qui oscille du com­mer­cia­lisme féroce au puri­ta­nisme rigide. Aux Indes, vis-à-vis de 300 mil­lions de sujets, le fonc­tion­naire anglais agit géné­ra­le­ment avec l’honnêteté per­son­nelle la plus scru­pu­leuse, il a le désir d’être juste et bon édu­ca­teur, mais il ne sait pas se dépar­tir de sa rai­deur. Sauf excep­tions de pre­mier ordre, notam­ment celle des théo­sophes, qui sont entrés dans le mou­ve­ment reli­gieux hin­dou, l’Anglo-Saxon sait se rendre anti­pa­thique aux races « inférieures ».

Les Alle­mands sont tard venus dans la colo­ni­sa­tion offi­cielle ; on dit assez de mal de leur conduite vis-à-vis des Her­re­ros, mais, indi­vi­duel­le­ment, ils ne sont pas plus mau­vais que d’autres Euro­péens, ain­si, au Bré­sil, ils ont sui­vi l’exemple général.

Res­tent les Fran­çais. Au point de vue de l’action gou­ver­ne­men­tale, aucune cri­tique n’a été trop sévère, aucune moque­rie exa­gé­rée. C’est le pays qui a su le moins mettre en valeur pour un prix aus­si éle­vé, nul n’a expor­té plus de fonc­tion­naires pour un moindre résul­tat. Quant au colon, son rôle a été par­fois bon, ain­si au Cana­da et en Loui­siane. S’il a aide à la dis­pa­ri­tion des Caraïbes aux Antilles, il a aus­si fra­ter­ni­sé. Le type créole, puis le type mulâtre, se sont créés, et, par contre­coup, le colon a fait entrer le sang nègre dans la métro­pole sans sus­ci­ter le moindre com­men­taire. Et la tolé­rance acquise de la Réunion à la Gua­de­loupe se retrouve au Magh­reb deux cents ans plus tard. En somme, la prin­ci­pale qua­li­té du Fran­çais est son absence de morgue. 

L’homme fait quel­que­fois par­don­ner au fonc­tion­naire. Voi­ci[[Mer­cure de France, du 1er avril 1920, page 206. Se rap­pe­ler aus­si l’histoire du gabe­lou en Annam qui fut si pitoyable à la popu­la­tion.]] des pas­sages d’une lettre écrite en mai 1919 par un offi­cier fran­çais (citer la lettre entière m’amènerait sur un autre ter­rain) : « Tous les jours, depuis que j’ai com­pris ce qu’était la colo­ni­sa­tion, je me demande ce que je fai­sais ici, ce que nous fai­sions ici, nous, les Fran­çais… La France avait le devoir de colo­ni­ser ; si elle n’était pas venue au Maroc, l’Allemagne s’y ins­tal­lait. Mais jamais la France, pas plus que les autres nations, n’a eu le droit de colo­ni­ser… Du moins, j’apporterai à ma tâche un inces­sant sou­ci de dimi­nuer l’injustice. Mon métier de guide, de chef des Musul­mans, m’impose l’obligation d’être tou­jours plus juste, plus ins­truit, meilleur. Se per­fec­tion­ner, tel est ici, plus encore qu’ailleurs, le devoir d’un offi­cier. Mais, n’ai-je pas le droit d’envisager le temps où la nation « Islam », gagnée par notre effort de jus­tice, devien­dra nation indé­pen­dante, alliée à nous par la sym­pa­thie et par les liens puis­sants des inté­rêts com­muns et même du sang mêlé ? Si je m’égare, je vous demande de me le dire. »

Ni droit, ni devoir, sim­ple­ment bon­heur, que les peuples se pénètrent, aus­si paci­fi­que­ment que pos­sible, pour don­ner jour à de nou­velles syn­thèses de la nature, et enter­rer à jamais les ani­mo­si­tés entre races anciennes. Les Ber­bères et les Fran­çais apportent des qua­li­tés à la fois ana­logues et dif­fé­rentes, qui leur per­mettent la vie en com­mun. Les autres s’assimileront. En un mot, s’il doit naître sur le globe de nou­velles civi­li­sa­tions, le milieu fran­co-ber­bère sera le ber­ceau de l’une d’elles.

[/​Paul Reclus/​]

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