La Presse Anarchiste

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M. L. Ches­toff, phi­lo­sophe russe, a publié dans le Mer­cure, du 1er sep­tembre, un article inti­tu­lé « Qu’est-ce que le bol­che­visme ? » L’article est à lire dans son entier. Nous en avons déta­ché le pas­sage ci-dessous :

J’ai qua­li­fié les Bol­ché­viks d’idéalistes et j’ai signa­lé qu’ils ne croient à rien d’autre qu’à la force bru­tale phy­sique. Au pre­mier abord, ces deux affir­ma­tions semblent contra­dic­toires. L’idéaliste croit à la puis­sance de la parole et non à la force phy­sique. Mais cette contra­dic­tion n’est qu’apparente : si para­doxal que ce soit, on peut être un idéa­liste de la force phy­sique brutale.

Or, en Rus­sie tsa­riste, les cercles diri­geants avaient pré­ci­sé­ment tou­jours idéa­li­sé la force bru­tale. Lorsque le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire arri­va, avec le prince Lvoff d’abord, puis avec Kerens­ki, il sem­bla à plus d’un qu’une nou­velle ère était née. Et, en effet, pen­dant plu­sieurs, mois la Rus­sie mon­tra un spec­tacle sai­sis­sant : un énorme pays s’étendant sur des cen­taines de mil­liers de kilo­mètres, avec une popu­la­tion de près de deux cent mil­lions d’habitants, se pas­sant de toute auto­ri­té, car déjà, au mois de mars 1917, sur l’ordre du Gou­ver­ne­ment, dans tout le pays, la police avait été sup­pri­mée sans qu’on l’eût rem­pla­cée par quoi que ce soit d’autre. À Mos­cou on plai­san­tait : « Nous vivons main­te­nant sur parole », disait-on. Et, en effet, on vécut assez long­temps « sur parole » et on a rela­ti­ve­ment bien vécu. Le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire, évi­tait toute mesure plus ou moins rigou­reuse, pré­fé­rant agir par per­sua­sion. Il faut admi­rer que, mal­gré une situa­tion aus­si excep­tion­nelle, l’existence ait été après tout très sup­por­table en Rus­sie jusqu’au coup d’État bol­che­viste. On pou­vait voya­ger en che­min de fer et sur les routes, sans confort il est vrai, mais aus­si sans risque, — tout au moins sans grand risque d’être dépouillé et tué. Même au fond des cam­pagnes, on ne pillait pas les pro­prié­taires. Les pay­sans s’emparaient de la terre, mais quant aux pro­prié­taires eux-mêmes, à leurs mai­sons, leur for­tune per­son­nelle, ils n’y tou­chaient que rare­ment. J’ai pas­sé l’été de 1917 dans un vil­lage du gou­ver­ne­ment de Tou­la, et l’ami chez qui j’habitais, bien qu’il fût un des plus gros pro­prié­taires fon­ciers du dis­trict, n’avait guère de désa­gré­ments avec les pay­sans. Moi-même, par deux fois, j’ai fait en voi­ture le che­min de la pro­prié­té de mon ami à la sta­tion du che­min de fer, près de 28 verstes, d’autres ont fait le même tra­jet et tous ces voyages se sont fort bien ter­mi­nés. Tout cela don­nait appa­rem­ment au pou­voir cen­tral la convic­tion que sa force était la force de la véri­té et qu’on pou­vait, contrai­re­ment aux anciennes méthodes de gou­ver­ne­ment, cher­cher et obte­nir l’ordre non par des mesures de contrainte orga­ni­sée, mais par la seule force de la per­sua­sion. Kerens­ki croyait même pou­voir mener à la bataille des sol­dats qui ne recon­nais­saient pas de dis­ci­pline. Mais les choses ne se pas­saient ain­si que sous le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire qui cher­chait à ins­tau­rer la véri­té à la place de la force. Et, à ce point de vue, il faut dire que le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire essayait bien d’atteindre un but révo­lu­tion­naire, mais en créant en Rus­sie une nature d’hommes de quelque chose du genre de ce qu’avaient rêvé et dont avaient par­lé le comte Tol­stoï, le prince Kro­pot­kine, et qui n’était appa­rem­ment pas étran­ger à nos Sla­vo­philes. Je sais évi­dem­ment fort bien que ni le prince Lwoff, ni Miliou­koff, ni Kerens­ki n’étaient assez naïfs pour tendre consciem­ment à la réa­li­sa­tion en Rus­sie de l’idéal anar­chiste ; mais, en fait, c’était bien l’anarchie qu’ils favo­ri­saient. Nous avions un gou­ver­ne­ment, nous n’avions pas d’autorité, et les hommes qui fai­saient par­tie du gou­ver­ne­ment cou­vraient de leur nom l’absence de toute auto­ri­té. Lorsqu’il s’est agi de choi­sir entre les méthodes de gou­ver­ne­ment employées par les fonc­tion­naires tsa­ristes et l’inaction de l’autorité, le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire pré­fé­ra l’inaction. Quant à trou­ver quelque chose de nou­veau il n’a pas su le faire. Les Bol­che­viks ayant rem­pla­cé le Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire se sont trou­vés devant le dilemme : ou les méthodes tsa­ristes ou l’absence de toute auto­ri­té. L’absence de toute auto­ri­té ne pou­vait séduire les Bol­ché­viks, l’exemple du Gou­ver­ne­ment Pro­vi­soire ayant mon­tré que l’absence de toute auto­ri­té était loin d’être chose aus­si inof­fen­sive que cela avait d’abord sem­blé à plus d’un : mais quant à trou­ver quelque chose qui leur fût propre, les Bol­ché­viks, eux non plus, ne l’ont pas su. Et avec l’audace propre à des gens qui ne se ren­daient pas compte de tout ce que pré­sen­tait de gra­vi­té et de res­pon­sa­bi­li­té la tâche qu’ils assu­maient, les Bol­ché­viks ont déci­dé de res­ter fidèles entiè­re­ment et com­plè­te­ment aux erre­ments de la vieille bureau­cra­tie russe. Dès ce moment-là, pour qui­conque était tant soit peu clair­voyant, appa­rurent du coup l’essence même du bol­ché­visme et son avenir.

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