J’ai qualifié les Bolchéviks d’idéalistes et j’ai signalé qu’ils ne croient à rien d’autre qu’à la force brutale physique. Au premier abord, ces deux affirmations semblent contradictoires. L’idéaliste croit à la puissance de la parole et non à la force physique. Mais cette contradiction n’est qu’apparente : si paradoxal que ce soit, on peut être un idéaliste de la force physique brutale.
Or, en Russie tsariste, les cercles dirigeants avaient précisément toujours idéalisé la force brutale. Lorsque le Gouvernement Provisoire arriva, avec le prince Lvoff d’abord, puis avec Kerenski, il sembla à plus d’un qu’une nouvelle ère était née. Et, en effet, pendant plusieurs, mois la Russie montra un spectacle saisissant : un énorme pays s’étendant sur des centaines de milliers de kilomètres, avec une population de près de deux cent millions d’habitants, se passant de toute autorité, car déjà, au mois de mars 1917, sur l’ordre du Gouvernement, dans tout le pays, la police avait été supprimée sans qu’on l’eût remplacée par quoi que ce soit d’autre. À Moscou on plaisantait : « Nous vivons maintenant sur parole », disait-on. Et, en effet, on vécut assez longtemps « sur parole » et on a relativement bien vécu. Le Gouvernement Provisoire, évitait toute mesure plus ou moins rigoureuse, préférant agir par persuasion. Il faut admirer que, malgré une situation aussi exceptionnelle, l’existence ait été après tout très supportable en Russie jusqu’au coup d’État bolcheviste. On pouvait voyager en chemin de fer et sur les routes, sans confort il est vrai, mais aussi sans risque, — tout au moins sans grand risque d’être dépouillé et tué. Même au fond des campagnes, on ne pillait pas les propriétaires. Les paysans s’emparaient de la terre, mais quant aux propriétaires eux-mêmes, à leurs maisons, leur fortune personnelle, ils n’y touchaient que rarement. J’ai passé l’été de 1917 dans un village du gouvernement de Toula, et l’ami chez qui j’habitais, bien qu’il fût un des plus gros propriétaires fonciers du district, n’avait guère de désagréments avec les paysans. Moi-même, par deux fois, j’ai fait en voiture le chemin de la propriété de mon ami à la station du chemin de fer, près de 28 verstes, d’autres ont fait le même trajet et tous ces voyages se sont fort bien terminés. Tout cela donnait apparemment au pouvoir central la conviction que sa force était la force de la vérité et qu’on pouvait, contrairement aux anciennes méthodes de gouvernement, chercher et obtenir l’ordre non par des mesures de contrainte organisée, mais par la seule force de la persuasion. Kerenski croyait même pouvoir mener à la bataille des soldats qui ne reconnaissaient pas de discipline. Mais les choses ne se passaient ainsi que sous le Gouvernement Provisoire qui cherchait à instaurer la vérité à la place de la force. Et, à ce point de vue, il faut dire que le Gouvernement Provisoire essayait bien d’atteindre un but révolutionnaire, mais en créant en Russie une nature d’hommes de quelque chose du genre de ce qu’avaient rêvé et dont avaient parlé le comte Tolstoï, le prince Kropotkine, et qui n’était apparemment pas étranger à nos Slavophiles. Je sais évidemment fort bien que ni le prince Lwoff, ni Milioukoff, ni Kerenski n’étaient assez naïfs pour tendre consciemment à la réalisation en Russie de l’idéal anarchiste ; mais, en fait, c’était bien l’anarchie qu’ils favorisaient. Nous avions un gouvernement, nous n’avions pas d’autorité, et les hommes qui faisaient partie du gouvernement couvraient de leur nom l’absence de toute autorité. Lorsqu’il s’est agi de choisir entre les méthodes de gouvernement employées par les fonctionnaires tsaristes et l’inaction de l’autorité, le Gouvernement Provisoire préféra l’inaction. Quant à trouver quelque chose de nouveau il n’a pas su le faire. Les Bolcheviks ayant remplacé le Gouvernement Provisoire se sont trouvés devant le dilemme : ou les méthodes tsaristes ou l’absence de toute autorité. L’absence de toute autorité ne pouvait séduire les Bolchéviks, l’exemple du Gouvernement Provisoire ayant montré que l’absence de toute autorité était loin d’être chose aussi inoffensive que cela avait d’abord semblé à plus d’un : mais quant à trouver quelque chose qui leur fût propre, les Bolchéviks, eux non plus, ne l’ont pas su. Et avec l’audace propre à des gens qui ne se rendaient pas compte de tout ce que présentait de gravité et de responsabilité la tâche qu’ils assumaient, les Bolchéviks ont décidé de rester fidèles entièrement et complètement aux errements de la vieille bureaucratie russe. Dès ce moment-là, pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, apparurent du coup l’essence même du bolchévisme et son avenir.