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Réunion générale des médecins de la mission. C’est pour nous annoncer que l’attaché militaire refuse de rembourser l’achat de nos chevaux, ce qu’il accorde aux aviateurs et aux trois médecins qui sont passés directement sous ses ordres.
Il pleut. Je cause avec un père jésuite ; c’est un Espagnol, ancien carliste, maintenant naturalisé Autrichien. Il m’explique comment on entend la nationalisation dans les Balkans. Au moment de la guerre turco-balkanique, les Serbes auraient détruit de nombreux villages albanais dans les nouveaux territoires annexés au royaume ; 80.000 Arnautes auraient été supprimés. Il est vrai que les Turcs en firent autant autrefois avec les Serbes.
La région de Scutari fut autrefois florissante. D’après un recensement vénitien, il y avait là 120 villages avant la domination turque ; aujourd’hui, il en existe deux ou trois.
L’Albanie est un pays de montagnes, qu’habitent des clans ou tribus, divisés en bannières. Ces clans sont en majorité catholiques dans le Nord, musulmans au centre, orthodoxes vers le Sud. Ils sont souvent en lutte les uns contre les autres pour des rivalités locales, pour des questions d’amour-propre et de préséance. Mais, quelle que soit leur religion, ils peuvent faire front contre l’ennemi commun, car ils aiment leur indépendance par-dessus tout. Ils sont la terreur des habitants des plaines, plus riches, qu’ils razzient de temps en temps.
On ne peut mieux comparer l’Albanie qu’à 1’Écosse du moyen-âge : même division en clans, mêmes mœurs, mêmes rivalités, même esprit d’indépendance.
Le triomphe des jeunes-turcs provoqua un grand enthousiasme, aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans. Mais l’établissement d’un régime uniforme de centralisation, avec ses abus, les impôts, l’établissement du service militaire, l’abolition des privilèges des montagnards amena un revirement complet.
Dimanche 12 décembre. — Je discute ce matin avec le confrère Naamué et l’évêque d’Alessio, qui, depuis la veille, prend ses repas avec nous. La discussion porte sur la guerre et sur la morale. Mais elle est à peu près impossible, parce que nos conceptions sont tout à fait différentes. Je considère la morale commue dérivée des mœurs humaines ; les autres n’acceptent que la morale chrétienne, a priori, absolue, immuable, en dehors et au-dessus de l’homme.
Un de nos confrères est entré hier à l’hôpital italien. Il est assez gravement malade d’entérite.
L’autorité militaire pourchasse les prisonniers. Elle fait perquisitionner dans les couvents pour les retrouver. Les jésuites se plaignent de l’inhumanité avec laquelle on leur a arraché quelques malades. On dit (mais faut-il croire les on-dit ?) que les Serbes se sont parfois débarrassés des prisonniers qui ne voulaient (ou ne pouvaient) pas suivre, en les jetant dans les précipices ou eu les fusillant.
De nombreuses personnes (des civils Serbes, des Italiens aussi) partent pour Durazzo. Des prisonniers autrichiens partent en même temps ; ce sont exclusivement des déserteurs tchèques ou bosniaques qu’on veut soustraire au danger d’être repris par les Austro-allemands.
Visite d’un aéroplane de bombardement, malgré la brume. Il ne doit pas y avoir de brouillard dans les hauteurs. Une vaine et dangereuse fusillade riposte aux bombes.
Nouvel aéroplane le même jour vers 4 heures.
Dans les rites, je rencontre les deux plus gros médecins de la Mission, les meilleures fourchettes aussi. Le hasard de la retraite les a réunis dans une même ambulance serbe. Ils sont devenus si maigres que j’ai failli ne pas les reconnaître. Ils m’assurent qu’ils ont pensé à moi, et se sont sentis devenir anarchistes. J’en reste ébahi ; mais ils m’apprennent que les Serbes les ont laissés manquer de tout et qu’ils sont restés quatre jours sans manger. Le premier bon repas dissipera leur esprit de révolte.
Dans nos groupes, le pessimisme est général. On nous interdit de bouger, quoique les médecins russes et les médecins anglais soient déjà partis. Les chefs de la mission attendent toujours la réponse à leurs télégrammes. Pourtant le bruit court que le ministère de Paris a réclamé un rapport. On peut penser les gorges chaudes qu’il s’en fit.
L’armée serbe n’est plus qu’un troupeau en désordre et sans armes ; les soldats les ont jetées dans les ravins. Les Monténégrins sont moins que sûrs. Il est de notoriété publique que le fils aîné du roi est vendu aux Autrichiens. Les jésuites eux-mêmes racontent qu’il réside à Antivari sur la côte, sans avoir jamais été inquiété par la flotte autrichienne. C’est un joueur, et il a de gros besoins d’argent. Le père, le vieux roi du Monténégro, est en rapports, à peine dissimulés, avec l’ennemi.
Dans l’incertitude où nous sommes sur notre avenir, et devant la possibilité d’être un jour faits prisonniers, quelques-uns d’entre nous songent à la traversée de l’Adriatique en barque. Cette idée nous est déjà venue pendant que nous étions dans les montagnes, ne sachant pas à quel point de la côte nous pourrions parvenir. Nous apprenons par les jésuites qu’à Dulcigno les pêcheurs ont des bateaux à quille avec lesquels ils vont assez loin. L’un de nous connaît la manœuvre de la voile et se fait fort de nous conduire en Italie. Je regretterai toujours que les événements aient rendu inutile l’exécution de ce projet.
Je ne sais comment le chef de la mission eut connaissance de ce dessein. Je suppose que la même aventure dut tenter l’esprit de bien d’autres de nos camarades. La plupart des médecins qui étaient venus en Serbie, tous partis comme volontaires, étaient d’humeur indépendante, assez peu soucieux du danger, ni non plus de la discipline. Le chef de la mission fit dire que le devoir de tous était de rester sous ses ordres et de subir le sort commun, fut-ce celui de prisonnier. Défense donc de chercher à s’évader. Le pauvre homme eût été bien mal obéi, et je crois qu’il s’en rendait compte.
Lundi 13. — Les approvisionnements commencent à manquer. Mais les achats sont encore rendus plus difficiles par l’agio. Dix dinars en papier ne valent que 9 perpers (le franc monténégrin) ; mais on donne deux perpers pour un dinar argent. Encore les commerçants refusent-ils le papier ; et la monnaie sonnante et trébuchante se cache soigneusement.
Il fait assez beau aujourd’hui. Nous allons en promenade à la vieille citadelle. Elle est située sur un piton isolé, au commencement du cours de la Boïana, sur la rive gauche, juste en face du Tabarosch. Ainsi tous deux gardent la sortie du lac.
Après avoir traversé le bazar, c’est-à-dire le port, situé au pied de la citadelle, nous arrivons par des chemins assez raides aux murs d’enceinte, en partie écroulés et recouverts de lierre. Ils enserrent d’autres constructions très solides qui furent élevées par les Vénitiens ; plus exactement ceux-ci restaurèrent et transformèrent un ancien château-fort serbe. Plus tard, les Turcs s’y installèrent à leur tour, et la chapelle vénitienne devint une mosquée.
Du côté de l’intérieur des terres, on aperçoit au Nord-Est une partie du lac et Scutari bâti sur les alluvions, plus au Sud le Drin, séparé par un isthme du lac avec lequel, il communiquait probablement autrefois. À l’Ouest, on retrouve le Dru, qui vient rejoindre la Bolana ; et, à l’horizon, on aperçoit un mince croissant de mer, l’Adriatique, but de nos espérances ; au Nord, la masse du Tabarosch avec la route de Dulcigno et celle de Saint-Juan. Sur celle-ci, près du fleuve, existe encore le tombeau de la reine serbe, Hélène, d’origine royale française. .
Au retour, nous apprenons que l’attaché militaire français a reçu une dépêche chiffrée qui annonce l’envoi d’une commission (un général et onze officiers) pour enquêter sur la situation de l’armée serbe et sur les missions. Cette décision vaudevillesque est due aux télégrammes contradictoires de l’attaché. Jusqu’au 10 décembre, il s’est contenté de transmettre les informations officielles et optimistes de l’état-major serbe (100.000 hommes se retirant en bon ordre avec armes et bagages à travers l’Albanie et le Monténégro), sans rien voir par lui-même de ce qui se passait autour de lui. Rient ne compte pour un fonctionnaire qu’un rapport officiel. Le mépris de l’attaché pour les médecins, son horreur de leur esprit critique et de leur individualisme lui ont fait tenir pour suspects les renseignements que quelques-uns, venus des ambulances, crurent devoir lui donner : la débandade de l’armée serbe, les désertions en masse[[Ces désertions s’étaient déjà produites au commencement de la guerre, à la fin de 1914, au moment de l’avance des Autrichiens. Au fur et à mesure que le recul de l’armée serbe les amenait à hauteur de leur village, les soldats serbes retournaient chez eux pour veiller à leurs affaires. Ce fut une des causes qui déterminèrent l’état-major serbe à passer à l’offensive sans attendre que l’armée ennemie fut davantage empêtrée dans les mauvais chemins glaiseux du pays.
Le patriotisme n’existe pas beaucoup en Serbie, sauf chez les intellectuels (popes, instituteurs, etc.). La haine du Turc commence à s’effacer chez les jeunes générations avec le souvenir de la servitude ; la haine du Bulgare lui a succédé. Quant aux Austro-Hongrois, le paysan serbe les ignore. Et je n’ai guère vu de vrais patriotes que chez les Serbes bosniaques, car ceux-ci avaient senti directement le poids de l’oppression étrangère.]], l’abandon des armes et des canons.
Comment aurait-il pu en être autrement ? L’armée serbe est dans le plus grand dénuement, et beaucoup de soldats n’ont lâché que parce qu’ils manquaient de pain. La démoralisation et la débâcle vont de pair. Pourtant, il y a eu quelques exemples de fermeté. L’un de nos confrères a vu sou ambulance abandonnée peu à peu par les infirmiers, mais les soldats du train sont restés grâce à l’ascendant moral d’un de leurs camarades. D’autre part, il y a trois jours, sont arrivés des artilleurs serbes avec quatre canons de 75. Aujourd’hui est arrivée une batterie d’obusiers de 105. L’état-major a fait distribuer deux pièces d’or à chaque homme.
On raconte maintenant que beaucoup de fuyards ont pu être ralliés par l’arrière-garde. En voulant rentrer chez eux ils ont rencontré la barrière de l’armée ennemie. Force leur a été de rebrousser chemin.
Mardi 14. — Orages et pluie toute la journée. Le soir on apprend la retraite lente de la petite armée franco-anglaise de Macédoine sur Salonique. De leur côté, les Pères jésuites croient savoir que les Bulgares menacent Durazzo et que des bandes de comitadjis bulgares commencent à se montrer dans la montagne à 5 ou 6 heures d’ici.
Mercredi 15. — Beau temps. Nous allons au Tabaroschi, la grosse montagne qui ferme le lac au Sud-Ouest, vis-à-vis de la citadelle. Nous repassons par le port, nous traversons le pont sur la Boïana, et nous escaladons des sentiers pierreux. Nous passons à côté de deux ou trois pauvres maisons isolées avec de petits troupeaux de moutons qui broutent une herbe rare au milieu des roches. Nous revoyons la Boïana, le Drin, l’Adriatique ; de l’autre côté, le lac avec sa ceinture de montagnes dénudées, repaires de loups ; au loin la neige sur les, monts d’Albanie.
Nous n’allons pas jusqu’au sommet, il nous faudrait toute la journée. En revenant, nous apercevons, arrivant de la mer, un avion autrichien, salué comme d’habitude par une mousqueterie désordonnée.
Toujours des bruits et des nouvelles contradictoires. Je ne les relate pas chaque jour ; mais ces oscillations ne contribuent pas à renforcer l’optimisme. Parmi les nouvelles d’aujourd’hui, voici la dépêche officielle, reçue par l’attaché militaire français : « si mission non embarquée, attendre commission ».
À vrai dire, et réflexion faite, elle doit regarder surtout les combattants, c’est-à-dire les aviateurs. En tout cas, nous non plus, je parle des médecins, ne pouvons partir. Ces atermoiements n’ont pas grande importance pour ceux qui, comme moi, sont hébergés par les jésuites. Mais pour les autres qui vivent isolés en ville, ou couchent sur le foin à l’école italienne, la situation est plus grave. Ils ne savent pus comment se procurer de la nourriture, et quelques-uns souffrent de la faim. On a seulement distribué du pain aujourd’hui.
Jeudi 16. — Il pleut. Je ne suis pas sorti. Les Serbes veulent réquisitionner le collège des jésuites ; ils laissent à ceux-ci le séminaire.
Un autre de nos confrères est arrivé aujourd’hui. Il a été, lui aussi, assez mal nourri pendant la retraite, quoique attaché à une ambulance serbe. Cela tient à ce que le pope, qui avait pris les fonctions de chef de popote, volait cyniquement ses commensaux.
Un de nos confrères, pourvu de cinq galons, est entré récemment chez les jésuites et s’est adjoint à notre groupe. Nous tous sommes aperçus qu’il barbote le sucre qu’on nous apporte au petit déjeuner du matin. Nous demandons au prieur de supprimer le sucre.
Le soir on dit que la flotte anglo-française a pourchassé la flotte autrichienne et bombardé Cattaro. Je suppose que cette opération a surtout pour but de permettre le ravitaillement des Serbes.
Vendredi 17. — Les Pères jésuites nous apprennent que les Serbes, les Italiens et les prisonniers autrichiens, qui étaient partis dimanche dernier pour Durazzo, sont revenus à Scutari. Ils ont trouvé le Mitia débordé et il leur a été impossible de le franchir.
Le gouvernement monténégrin a pris hier des mesures contre l’agio et la spéculation des commerçants qui devenaient insupportables. Il décrète le cours forcé du papier, et l’égalité du perper (franc monténégrin) et du dinar (franc serbe). Il fait défense d’élever le prix des marchandises ; les magasins doivent rester ouverts.
Le résultat aujourd’hui est qu’on ne peut rien se procurer.
L’intendance serbe nous refuse du pain. Nous trouvons à la mairie des petits pains de maïs au prix d’un perper. Mais on annonce que quatre bateaux chargés de vivres vont arriver à Saint-Jean-de-Médua.
À 4 heures, visite habituelle de l’avion autrichien. Nous sommes avertis de son arrivée par la fuite éperdue des civils et des Serbes. Nous restons le nez en l’air à suivre les évolutions de l’aéroplane qui tranquillement et assez bas lâche 5 ou 6 bombes : deux jeunes filles sont tuées, un enfant est blessé.
[/M.
(À suivre.)