La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

[/(suite)/]

Same­di 11 décembre. — Une pluie fine suc­cède au brouillard qui régnait depuis deux jours.

Réunion géné­rale des méde­cins de la mis­sion. C’est pour nous annon­cer que l’attaché mili­taire refuse de rem­bour­ser l’achat de nos che­vaux, ce qu’il accorde aux avia­teurs et aux trois méde­cins qui sont pas­sés direc­te­ment sous ses ordres.

Il pleut. Je cause avec un père jésuite ; c’est un Espa­gnol, ancien car­liste, main­te­nant natu­ra­li­sé Autri­chien. Il m’explique com­ment on entend la natio­na­li­sa­tion dans les Bal­kans. Au moment de la guerre tur­co-bal­ka­nique, les Serbes auraient détruit de nom­breux vil­lages alba­nais dans les nou­veaux ter­ri­toires annexés au royaume ; 80.000 Arnautes auraient été sup­pri­més. Il est vrai que les Turcs en firent autant autre­fois avec les Serbes.

La région de Scu­ta­ri fut autre­fois flo­ris­sante. D’après un recen­se­ment véni­tien, il y avait là 120 vil­lages avant la domi­na­tion turque ; aujourd’hui, il en existe deux ou trois.

L’Albanie est un pays de mon­tagnes, qu’habitent des clans ou tri­bus, divi­sés en ban­nières. Ces clans sont en majo­ri­té catho­liques dans le Nord, musul­mans au centre, ortho­doxes vers le Sud. Ils sont sou­vent en lutte les uns contre les autres pour des riva­li­tés locales, pour des ques­tions d’amour-propre et de pré­séance. Mais, quelle que soit leur reli­gion, ils peuvent faire front contre l’ennemi com­mun, car ils aiment leur indé­pen­dance par-des­sus tout. Ils sont la ter­reur des habi­tants des plaines, plus riches, qu’ils raz­zient de temps en temps. 

On ne peut mieux com­pa­rer l’Albanie qu’à 1’Écosse du moyen-âge : même divi­sion en clans, mêmes mœurs, mêmes riva­li­tés, même esprit d’indépendance.

Le triomphe des jeunes-turcs pro­vo­qua un grand enthou­siasme, aus­si bien chez les chré­tiens que chez les musul­mans. Mais l’établissement d’un régime uni­forme de cen­tra­li­sa­tion, avec ses abus, les impôts, l’établissement du ser­vice mili­taire, l’abolition des pri­vi­lèges des mon­ta­gnards ame­na un revi­re­ment complet.

Dimanche 12 décembre. — Je dis­cute ce matin avec le confrère Naa­mué et l’évêque d’Alessio, qui, depuis la veille, prend ses repas avec nous. La dis­cus­sion porte sur la guerre et sur la morale. Mais elle est à peu près impos­sible, parce que nos concep­tions sont tout à fait dif­fé­rentes. Je consi­dère la morale com­mue déri­vée des mœurs humaines ; les autres n’acceptent que la morale chré­tienne, a prio­ri, abso­lue, immuable, en dehors et au-des­sus de l’homme.

Un de nos confrères est entré hier à l’hôpital ita­lien. Il est assez gra­ve­ment malade d’entérite.

L’autorité mili­taire pour­chasse les pri­son­niers. Elle fait per­qui­si­tion­ner dans les cou­vents pour les retrou­ver. Les jésuites se plaignent de l’inhumanité avec laquelle on leur a arra­ché quelques malades. On dit (mais faut-il croire les on-dit ?) que les Serbes se sont par­fois débar­ras­sés des pri­son­niers qui ne vou­laient (ou ne pou­vaient) pas suivre, en les jetant dans les pré­ci­pices ou eu les fusillant.

De nom­breuses per­sonnes (des civils Serbes, des Ita­liens aus­si) partent pour Duraz­zo. Des pri­son­niers autri­chiens partent en même temps ; ce sont exclu­si­ve­ment des déser­teurs tchèques ou bos­niaques qu’on veut sous­traire au dan­ger d’être repris par les Austro-allemands.

Visite d’un aéro­plane de bom­bar­de­ment, mal­gré la brume. Il ne doit pas y avoir de brouillard dans les hau­teurs. Une vaine et dan­ge­reuse fusillade riposte aux bombes. 

Nou­vel aéro­plane le même jour vers 4 heures.

Dans les rites, je ren­contre les deux plus gros méde­cins de la Mis­sion, les meilleures four­chettes aus­si. Le hasard de la retraite les a réunis dans une même ambu­lance serbe. Ils sont deve­nus si maigres que j’ai failli ne pas les recon­naître. Ils m’assurent qu’ils ont pen­sé à moi, et se sont sen­tis deve­nir anar­chistes. J’en reste éba­hi ; mais ils m’apprennent que les Serbes les ont lais­sés man­quer de tout et qu’ils sont res­tés quatre jours sans man­ger. Le pre­mier bon repas dis­si­pe­ra leur esprit de révolte.

Dans nos groupes, le pes­si­misme est géné­ral. On nous inter­dit de bou­ger, quoique les méde­cins russes et les méde­cins anglais soient déjà par­tis. Les chefs de la mis­sion attendent tou­jours la réponse à leurs télé­grammes. Pour­tant le bruit court que le minis­tère de Paris a récla­mé un rap­port. On peut pen­ser les gorges chaudes qu’il s’en fit.

L’armée serbe n’est plus qu’un trou­peau en désordre et sans armes ; les sol­dats les ont jetées dans les ravins. Les Mon­té­né­grins sont moins que sûrs. Il est de noto­rié­té publique que le fils aîné du roi est ven­du aux Autri­chiens. Les jésuites eux-mêmes racontent qu’il réside à Anti­va­ri sur la côte, sans avoir jamais été inquié­té par la flotte autri­chienne. C’est un joueur, et il a de gros besoins d’argent. Le père, le vieux roi du Mon­té­né­gro, est en rap­ports, à peine dis­si­mu­lés, avec l’ennemi.

Dans l’incertitude où nous sommes sur notre ave­nir, et devant la pos­si­bi­li­té d’être un jour faits pri­son­niers, quelques-uns d’entre nous songent à la tra­ver­sée de l’Adriatique en barque. Cette idée nous est déjà venue pen­dant que nous étions dans les mon­tagnes, ne sachant pas à quel point de la côte nous pour­rions par­ve­nir. Nous appre­nons par les jésuites qu’à Dul­ci­gno les pêcheurs ont des bateaux à quille avec les­quels ils vont assez loin. L’un de nous connaît la manœuvre de la voile et se fait fort de nous conduire en Ita­lie. Je regret­te­rai tou­jours que les évé­ne­ments aient ren­du inutile l’exécution de ce projet.

Je ne sais com­ment le chef de la mis­sion eut connais­sance de ce des­sein. Je sup­pose que la même aven­ture dut ten­ter l’esprit de bien d’autres de nos cama­rades. La plu­part des méde­cins qui étaient venus en Ser­bie, tous par­tis comme volon­taires, étaient d’humeur indé­pen­dante, assez peu sou­cieux du dan­ger, ni non plus de la dis­ci­pline. Le chef de la mis­sion fit dire que le devoir de tous était de res­ter sous ses ordres et de subir le sort com­mun, fut-ce celui de pri­son­nier. Défense donc de cher­cher à s’évader. Le pauvre homme eût été bien mal obéi, et je crois qu’il s’en ren­dait compte.

Lun­di 13. — Les appro­vi­sion­ne­ments com­mencent à man­quer. Mais les achats sont encore ren­dus plus dif­fi­ciles par l’agio. Dix dinars en papier ne valent que 9 per­pers (le franc mon­té­né­grin) ; mais on donne deux per­pers pour un dinar argent. Encore les com­mer­çants refusent-ils le papier ; et la mon­naie son­nante et tré­bu­chante se cache soigneusement.

Il fait assez beau aujourd’hui. Nous allons en pro­me­nade à la vieille cita­delle. Elle est située sur un piton iso­lé, au com­men­ce­ment du cours de la Boïa­na, sur la rive gauche, juste en face du Taba­rosch. Ain­si tous deux gardent la sor­tie du lac.

Après avoir tra­ver­sé le bazar, c’est-à-dire le port, situé au pied de la cita­delle, nous arri­vons par des che­mins assez raides aux murs d’enceinte, en par­tie écrou­lés et recou­verts de lierre. Ils enserrent d’autres construc­tions très solides qui furent éle­vées par les Véni­tiens ; plus exac­te­ment ceux-ci res­tau­rèrent et trans­for­mèrent un ancien châ­teau-fort serbe. Plus tard, les Turcs s’y ins­tal­lèrent à leur tour, et la cha­pelle véni­tienne devint une mosquée.

Du côté de l’intérieur des terres, on aper­çoit au Nord-Est une par­tie du lac et Scu­ta­ri bâti sur les allu­vions, plus au Sud le Drin, sépa­ré par un isthme du lac avec lequel, il com­mu­ni­quait pro­ba­ble­ment autre­fois. À l’Ouest, on retrouve le Dru, qui vient rejoindre la Bola­na ; et, à l’horizon, on aper­çoit un mince crois­sant de mer, l’Adriatique, but de nos espé­rances ; au Nord, la masse du Taba­rosch avec la route de Dul­ci­gno et celle de Saint-Juan. Sur celle-ci, près du fleuve, existe encore le tom­beau de la reine serbe, Hélène, d’origine royale française. .

Au retour, nous appre­nons que l’attaché mili­taire fran­çais a reçu une dépêche chif­frée qui annonce l’envoi d’une com­mis­sion (un géné­ral et onze offi­ciers) pour enquê­ter sur la situa­tion de l’armée serbe et sur les mis­sions. Cette déci­sion vau­de­vil­lesque est due aux télé­grammes contra­dic­toires de l’attaché. Jusqu’au 10 décembre, il s’est conten­té de trans­mettre les infor­ma­tions offi­cielles et opti­mistes de l’état-major serbe (100.000 hommes se reti­rant en bon ordre avec armes et bagages à tra­vers l’Albanie et le Mon­té­né­gro), sans rien voir par lui-même de ce qui se pas­sait autour de lui. Rient ne compte pour un fonc­tion­naire qu’un rap­port offi­ciel. Le mépris de l’attaché pour les méde­cins, son hor­reur de leur esprit cri­tique et de leur indi­vi­dua­lisme lui ont fait tenir pour sus­pects les ren­sei­gne­ments que quelques-uns, venus des ambu­lances, crurent devoir lui don­ner : la déban­dade de l’armée serbe, les déser­tions en masse[[Ces déser­tions s’étaient déjà pro­duites au com­men­ce­ment de la guerre, à la fin de 1914, au moment de l’avance des Autri­chiens. Au fur et à mesure que le recul de l’armée serbe les ame­nait à hau­teur de leur vil­lage, les sol­dats serbes retour­naient chez eux pour veiller à leurs affaires. Ce fut une des causes qui déter­mi­nèrent l’état-major serbe à pas­ser à l’offensive sans attendre que l’armée enne­mie fut davan­tage empê­trée dans les mau­vais che­mins glai­seux du pays.
Le patrio­tisme n’existe pas beau­coup en Ser­bie, sauf chez les intel­lec­tuels (popes, ins­ti­tu­teurs, etc.). La haine du Turc com­mence à s’effacer chez les jeunes géné­ra­tions avec le sou­ve­nir de la ser­vi­tude ; la haine du Bul­gare lui a suc­cé­dé. Quant aux Aus­tro-Hon­grois, le pay­san serbe les ignore. Et je n’ai guère vu de vrais patriotes que chez les Serbes bos­niaques, car ceux-ci avaient sen­ti direc­te­ment le poids de l’oppression étran­gère.]], l’abandon des armes et des canons.

Com­ment aurait-il pu en être autre­ment ? L’armée serbe est dans le plus grand dénue­ment, et beau­coup de sol­dats n’ont lâché que parce qu’ils man­quaient de pain. La démo­ra­li­sa­tion et la débâcle vont de pair. Pour­tant, il y a eu quelques exemples de fer­me­té. L’un de nos confrères a vu sou ambu­lance aban­don­née peu à peu par les infir­miers, mais les sol­dats du train sont res­tés grâce à l’ascendant moral d’un de leurs cama­rades. D’autre part, il y a trois jours, sont arri­vés des artilleurs serbes avec quatre canons de 75. Aujourd’hui est arri­vée une bat­te­rie d’obusiers de 105. L’état-major a fait dis­tri­buer deux pièces d’or à chaque homme.

On raconte main­te­nant que beau­coup de fuyards ont pu être ral­liés par l’arrière-garde. En vou­lant ren­trer chez eux ils ont ren­con­tré la bar­rière de l’armée enne­mie. Force leur a été de rebrous­ser chemin.

Mar­di 14. — Orages et pluie toute la jour­née. Le soir on apprend la retraite lente de la petite armée fran­co-anglaise de Macé­doine sur Salo­nique. De leur côté, les Pères jésuites croient savoir que les Bul­gares menacent Duraz­zo et que des bandes de comi­tad­jis bul­gares com­mencent à se mon­trer dans la mon­tagne à 5 ou 6 heures d’ici.

Mer­cre­di 15. — Beau temps. Nous allons au Taba­ro­schi, la grosse mon­tagne qui ferme le lac au Sud-Ouest, vis-à-vis de la cita­delle. Nous repas­sons par le port, nous tra­ver­sons le pont sur la Boïa­na, et nous esca­la­dons des sen­tiers pier­reux. Nous pas­sons à côté de deux ou trois pauvres mai­sons iso­lées avec de petits trou­peaux de mou­tons qui broutent une herbe rare au milieu des roches. Nous revoyons la Boïa­na, le Drin, l’Adriatique ; de l’autre côté, le lac avec sa cein­ture de mon­tagnes dénu­dées, repaires de loups ; au loin la neige sur les, monts d’Albanie.

Nous n’allons pas jusqu’au som­met, il nous fau­drait toute la jour­née. En reve­nant, nous aper­ce­vons, arri­vant de la mer, un avion autri­chien, salué comme d’habitude par une mous­que­te­rie désordonnée.

Tou­jours des bruits et des nou­velles contra­dic­toires. Je ne les relate pas chaque jour ; mais ces oscil­la­tions ne contri­buent pas à ren­for­cer l’optimisme. Par­mi les nou­velles d’aujourd’hui, voi­ci la dépêche offi­cielle, reçue par l’attaché mili­taire fran­çais : « si mis­sion non embar­quée, attendre commission ».

À vrai dire, et réflexion faite, elle doit regar­der sur­tout les com­bat­tants, c’est-à-dire les avia­teurs. En tout cas, nous non plus, je parle des méde­cins, ne pou­vons par­tir. Ces ater­moie­ments n’ont pas grande impor­tance pour ceux qui, comme moi, sont héber­gés par les jésuites. Mais pour les autres qui vivent iso­lés en ville, ou couchent sur le foin à l’école ita­lienne, la situa­tion est plus grave. Ils ne savent pus com­ment se pro­cu­rer de la nour­ri­ture, et quelques-uns souffrent de la faim. On a seule­ment dis­tri­bué du pain aujourd’hui.

Jeu­di 16. — Il pleut. Je ne suis pas sor­ti. Les Serbes veulent réqui­si­tion­ner le col­lège des jésuites ; ils laissent à ceux-ci le séminaire.

Un autre de nos confrères est arri­vé aujourd’hui. Il a été, lui aus­si, assez mal nour­ri pen­dant la retraite, quoique atta­ché à une ambu­lance serbe. Cela tient à ce que le pope, qui avait pris les fonc­tions de chef de popote, volait cyni­que­ment ses commensaux.

Un de nos confrères, pour­vu de cinq galons, est entré récem­ment chez les jésuites et s’est adjoint à notre groupe. Nous tous sommes aper­çus qu’il bar­bote le sucre qu’on nous apporte au petit déjeu­ner du matin. Nous deman­dons au prieur de sup­pri­mer le sucre.

Le soir on dit que la flotte anglo-fran­çaise a pour­chas­sé la flotte autri­chienne et bom­bar­dé Cat­ta­ro. Je sup­pose que cette opé­ra­tion a sur­tout pour but de per­mettre le ravi­taille­ment des Serbes.

Ven­dre­di 17. — Les Pères jésuites nous apprennent que les Serbes, les Ita­liens et les pri­son­niers autri­chiens, qui étaient par­tis dimanche der­nier pour Duraz­zo, sont reve­nus à Scu­ta­ri. Ils ont trou­vé le Mitia débor­dé et il leur a été impos­sible de le franchir.

Le gou­ver­ne­ment mon­té­né­grin a pris hier des mesures contre l’agio et la spé­cu­la­tion des com­mer­çants qui deve­naient insup­por­tables. Il décrète le cours for­cé du papier, et l’égalité du per­per (franc mon­té­né­grin) et du dinar (franc serbe). Il fait défense d’élever le prix des mar­chan­dises ; les maga­sins doivent res­ter ouverts.

Le résul­tat aujourd’hui est qu’on ne peut rien se procurer.

L’intendance serbe nous refuse du pain. Nous trou­vons à la mai­rie des petits pains de maïs au prix d’un per­per. Mais on annonce que quatre bateaux char­gés de vivres vont arri­ver à Saint-Jean-de-Médua.

À 4 heures, visite habi­tuelle de l’avion autri­chien. Nous sommes aver­tis de son arri­vée par la fuite éper­due des civils et des Serbes. Nous res­tons le nez en l’air à suivre les évo­lu­tions de l’aéroplane qui tran­quille­ment et assez bas lâche 5 ou 6 bombes : deux jeunes filles sont tuées, un enfant est blessé.

[/​M. Pier­rot/​]

(À suivre.)

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