Les bolcheviki sont pressés ; seuls ils ne tiendront pas debout, et au point de vue révolutionnaire et humanitaire, ils ont, sans contredit, commis des fautes telles que désormais la révolution et l’avenir de tout le socialisme en Russie ne sauraient être sauvés que malgré eux, et en dehors d’eux, s’il n’est pas déjà trop tard, et si la cause du socialisme n’est pas déjà irrémédiablement compromise en Russie, pour un demi-siècle.
Quoi qu’il en soit, ceux qui président aux destinées du mouvement bolcheviste en Russie sont des théoriciens trop avisés pour ne pas savoir que pendant la première période d’après guerre, les prévisions, sont extrêmement défavorables à tout mouvement révolutionnaire profond et sérieux dans l’Europe occidentale et dans les États-Unis de l’Amérique du Nord.
Si les tendances à la réaction se dessinent déjà tout naturellement après une guerre coûteuse et pénible, dans les pays vainqueurs, au point de vue économique, ces tendances se trouvent encore sensiblement fortifiées par la création de toute une classe nouvelle de profiteurs de guerre et surtout par le fait que les masses paysannes, représentant dans beaucoup de régions la grande majorité de la population, ont réussi à s’enrichir, pendant la guerre, d’une façon toute particulière. La nécessité où les peuples se sont trouvés, pendant plusieurs années, de s’approvisionner en denrées de première nécessité, à des prix constamment haussés, explique la situation actuelle de bien-être relatif, mais aussi la naissance de tendances conservatrices chez, des millions de paysans dans tous les grands pays.
Or, ce sont avant tous les autres les fils de paysans qui ont « fait la guerre » et qui affirment volontiers et ouvertement maintenant, dans de nombreux milieux, qu’ils sont prêts à marcher, fusils et mitrailleuses en main, sur les centres industriels, si les masses ouvrières pensent sérieusement à engager la révolution sociale.
Dans l’Amérique du Nord, la situation est même devenue telle que la population conservatrice et satisfaite a déjà commencé à persécuter et à lyncher les propagandistes ouvriers, dès les premières tentatives de la part de ceux-ci à prêcher la révolte.
La dispersion des emprunts de guerre, bons de la Défense nationale, etc., parmi des millions de petits possesseurs, a encore facilité la naissance des tendances inévitables au conservatisme qui ont pris naissance aussi dans une grande partie de la population des pays vainqueurs.
On invoque souvent la situation exceptionnelle créée en Italie pour démontrer que les masses des ouvriers industriels, dans les autres pays de l’Entente, ont quand même manqué à leur devoir révolutionnaire et n’ont pas su profiter, à certains moments, du mécontentement général dans leur milieu. L’Italie est un des pays vainqueurs ayant subi, comme les autres, cette poussée vers la réaction que personne ne saurait nier, et les ouvriers industriels y sont néanmoins parvenus à l’occupation des usines et ateliers. Ils ont même si bien manœuvré que le mouvement s’est étendu aux maisons non occupées et a pris ensuite les campagnes, où les paysans ont commencé, un peu partout, à s’emparer des terres des grands propriétaires.
Mais c’est précisément la situation exceptionnelle où s’est trouvée l’Italie qui explique la différence en direction que le mouvement ouvrier y a pris, comparé à la France et l’Angleterre, et sur laquelle il importe d’attirer l’attention.
L’Italie n’avait pas, comme l’Angleterre et la France, achevé dès à présent une révolution agraire débarrassant le pays de la très grande partie des survivances du moyen âge. Le pays ne connaît ni cette immense quantité de fermiers capitalistes qui caractérisent l’agriculture industrialisée de l’Angleterre, ni ce nombre considérable de petits paysans devenus, pour la plupart, propriétaires de leur lopin de, terre et qui constituent une puissance si formidable en France. L’Italie est restée le pays des grands fiefs, des Latifundia, comme le disaient les ancêtres Latins. Sous la forme de dîmes et autres redevances dues à l’Église et aux seigneurs ruraux, les paysans italiens, même dans les régions les plus petites, doivent encore céder la meilleure partie de ce qui reste entre leurs mains après qu’ils ont contenté le fisc.
Certes, en France, les derniers vestiges des redevances moyenâgeuses n’ont pas encore disparu dans les campagnes, et il y a des villages — citons seulement certains cantons viticulteurs dans la Loire-Inférieure — où subsistent encore les baux à comptant, aux termes desquels le colon ou vigneron est obligé de porter au pressoir du propriétaire le quart ou même le tiers de sa récolte en raisin.
Cependant, il y a des différences en importance, et ce sont ces différences qui ont marqué la situation au point de vue général.
Assurément, ce ne sont pas les familles, des paysans ayant fait la guerre qui se sont enrichies en Italie. Au contraire, on a pu constater que le mouvement de l’occupation des terres seigneuriales et ecclésiastiques a été mené, partout dans le pays, par les associations des « anciens combattants », de tous ceux qui sont revenus de la guerre, pauvres, en partie estropiés et qui se sont aperçus que les grands propriétaires et leurs intermédiaires mercantis s’étaient rassasiés, tandis qu’eux-mêmes se battaient. On trouve également là l’explication du fait que le mouvement révolutionnaire agraire en Italie n’a pas eu lieu seulement sous les auspices et la direction des partis socialistes ou des unions syndicalistes et anarchistes, mais que le mouvement a entraîné, dès le début, l’ensemble de la population agricole.
Rien de plus caractéristique que ce cortège de 2.000 combattants à cheval et armés, précédés de nombreux drapeaux tricolores et rouges et suivi d’une énorme foule de femmes, de vieillards et d’enfants qui allaient occuper, ces jours-ci, à Alcamo en Sicile, les fiefs terriens du duc de Corigliano et de la famille di Stefano. La foule chantait des hymnes de guerre et des chansons populaires. À leur tête s’avançait le moine Brancatelli, à cheval, portant la croix, tel le chef d’une nouvelle croisade. Il avait à ses côtés, le président de la Ligue des Anciens Combattants !
Sans la participation de la population entière au mouvement, on ne saurait s’expliquer que les occupations des domaines ont partout lieu presque sans incidents et que les préfets y donnent partout leur autorisation.
C’est la répercussion immédiate du mouvement des ouvriers aux campagnes qui a été leur principal appui et qui leur a permis de tenir les usines occupées jusqu’à ce qu’un premier accord ait été conclu, C’est en raison de cet appui, que le gouvernement s’est trouvé impuissant à intervenir. La police était trop faible et l’armée trop incertaine pour que les classes dirigeantes pussent noyer le mouvement révolutionnaire dans le sang.
Nous avons ici même donné notre appréciation sur l’accord conclu. À cause de l’inexpérience ouvrière en matière de haute organisation et direction technique des entreprises, nous ne croyons pas que les ouvriers italiens puissent atteindre davantage, peur le moment, que le contrôle ouvrier des établissements, et nous sommes d’avis que c’est leur tâche momentanée de rendre ce contrôle le plus effectif possible, en centralisant, par l’intermédiaire des syndicats, toutes les données que les délégués ouvriers pourront recueillir sur la production.
Les prévisions ne sont pas autres pour, la France et l’Angleterre.
C’est vers le contrôle ouvrier sur la production que devra s’orienter, partout dans l’Europe occidentale, le mouvement ouvrier révolutionnaire.
Nous ne croyons pas à la possibilité d’organiser ce contrôle par voie législative. Toute législation réglant la production resterait lettre morte. Mais les organisations ouvrières pourront mettre la revendication du contrôlé ouvrier eu tête de leur programme et l’arme de la grève pourra être aussi effective pour réaliser cette revendication qu’elle l’a été pour aboutir à une hausse générale des salaires et une diminution sensible des heures du travail dans de nombreuses industries.
Entre temps, lorsque le poids des contributions aura montré aussi à la population rurale que tout n’est pas aussi brillant qu’elle le pense, et dès que les intérêts communs pourront suffisamment, en France et en Angleterre, comme en Italie, relier les prolétaires des villes et ceux de la campagne, un mouvement analogue à celui qui s’est accompli dans ce dernier pays pourra devenir possible et nécessaire.
Alors, les ouvriers, élargissant leur contrôle, pourront successivement prendre possession des établissements où ils travaillent, les paysans des terres qu’ils cultivent, en laissant partout à la communauté le soin de régler, dans les grandes lignes, le droit de chacun.
La révolution italienne nous paraît tout autrement réussie que celle de la Russie où l’incapacité des leaders et leur mysticisme dogmatique leur a fait perdre le contact nécessaire avec la réalité.
C’est vers l’Italie, et non pas vers la Russie qu’il importe de s’orienter dans les pays de l’Europe occidentale.
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