La Presse Anarchiste

Les prévisions de la Révolution dans l’Empire Occidental

Des reproches amers ont été adres­sés par les révo­lu­tion­naires russes aux masses pro­lé­ta­riennes de l’Europe occi­den­tale, et notam­ment aux classes ouvrières fran­çaise et anglaise, parce que celles-ci n’ont pas su jeter la torche de la révo­lu­tion mon­diale entre les jambes de leurs gou­ver­ne­ments réac­tion­naires et impérialistes.

Les bol­che­vi­ki sont pres­sés ; seuls ils ne tien­dront pas debout, et au point de vue révo­lu­tion­naire et huma­ni­taire, ils ont, sans contre­dit, com­mis des fautes telles que désor­mais la révo­lu­tion et l’avenir de tout le socia­lisme en Rus­sie ne sau­raient être sau­vés que mal­gré eux, et en dehors d’eux, s’il n’est pas déjà trop tard, et si la cause du socia­lisme n’est pas déjà irré­mé­dia­ble­ment com­pro­mise en Rus­sie, pour un demi-siècle.

Quoi qu’il en soit, ceux qui pré­sident aux des­ti­nées du mou­ve­ment bol­che­viste en Rus­sie sont des théo­ri­ciens trop avi­sés pour ne pas savoir que pen­dant la pre­mière période d’après guerre, les pré­vi­sions, sont extrê­me­ment défa­vo­rables à tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire pro­fond et sérieux dans l’Europe occi­den­tale et dans les États-Unis de l’Amérique du Nord.

Si les ten­dances à la réac­tion se des­sinent déjà tout natu­rel­le­ment après une guerre coû­teuse et pénible, dans les pays vain­queurs, au point de vue éco­no­mique, ces ten­dances se trouvent encore sen­si­ble­ment for­ti­fiées par la créa­tion de toute une classe nou­velle de pro­fi­teurs de guerre et sur­tout par le fait que les masses pay­sannes, repré­sen­tant dans beau­coup de régions la grande majo­ri­té de la popu­la­tion, ont réus­si à s’enrichir, pen­dant la guerre, d’une façon toute par­ti­cu­lière. La néces­si­té où les peuples se sont trou­vés, pen­dant plu­sieurs années, de s’approvisionner en den­rées de pre­mière néces­si­té, à des prix constam­ment haus­sés, explique la situa­tion actuelle de bien-être rela­tif, mais aus­si la nais­sance de ten­dances conser­va­trices chez, des mil­lions de pay­sans dans tous les grands pays. 

Or, ce sont avant tous les autres les fils de pay­sans qui ont « fait la guerre » et qui affirment volon­tiers et ouver­te­ment main­te­nant, dans de nom­breux milieux, qu’ils sont prêts à mar­cher, fusils et mitrailleuses en main, sur les centres indus­triels, si les masses ouvrières pensent sérieu­se­ment à enga­ger la révo­lu­tion sociale.

Dans l’Amérique du Nord, la situa­tion est même deve­nue telle que la popu­la­tion conser­va­trice et satis­faite a déjà com­men­cé à per­sé­cu­ter et à lyn­cher les pro­pa­gan­distes ouvriers, dès les pre­mières ten­ta­tives de la part de ceux-ci à prê­cher la révolte.

La dis­per­sion des emprunts de guerre, bons de la Défense natio­nale, etc., par­mi des mil­lions de petits pos­ses­seurs, a encore faci­li­té la nais­sance des ten­dances inévi­tables au conser­va­tisme qui ont pris nais­sance aus­si dans une grande par­tie de la popu­la­tion des pays vainqueurs.

On invoque sou­vent la situa­tion excep­tion­nelle créée en Ita­lie pour démon­trer que les masses des ouvriers indus­triels, dans les autres pays de l’Entente, ont quand même man­qué à leur devoir révo­lu­tion­naire et n’ont pas su pro­fi­ter, à cer­tains moments, du mécon­ten­te­ment géné­ral dans leur milieu. L’Italie est un des pays vain­queurs ayant subi, comme les autres, cette pous­sée vers la réac­tion que per­sonne ne sau­rait nier, et les ouvriers indus­triels y sont néan­moins par­ve­nus à l’occupation des usines et ate­liers. Ils ont même si bien manœu­vré que le mou­ve­ment s’est éten­du aux mai­sons non occu­pées et a pris ensuite les cam­pagnes, où les pay­sans ont com­men­cé, un peu par­tout, à s’emparer des terres des grands propriétaires.

Mais c’est pré­ci­sé­ment la situa­tion excep­tion­nelle où s’est trou­vée l’Italie qui explique la dif­fé­rence en direc­tion que le mou­ve­ment ouvrier y a pris, com­pa­ré à la France et l’Angleterre, et sur laquelle il importe d’attirer l’attention.

L’Italie n’avait pas, comme l’Angleterre et la France, ache­vé dès à pré­sent une révo­lu­tion agraire débar­ras­sant le pays de la très grande par­tie des sur­vi­vances du moyen âge. Le pays ne connaît ni cette immense quan­ti­té de fer­miers capi­ta­listes qui carac­té­risent l’agriculture indus­tria­li­sée de l’Angleterre, ni ce nombre consi­dé­rable de petits pay­sans deve­nus, pour la plu­part, pro­prié­taires de leur lopin de, terre et qui consti­tuent une puis­sance si for­mi­dable en France. L’Italie est res­tée le pays des grands fiefs, des Lati­fun­dia, comme le disaient les ancêtres Latins. Sous la forme de dîmes et autres rede­vances dues à l’Église et aux sei­gneurs ruraux, les pay­sans ita­liens, même dans les régions les plus petites, doivent encore céder la meilleure par­tie de ce qui reste entre leurs mains après qu’ils ont conten­té le fisc.

Certes, en France, les der­niers ves­tiges des rede­vances moyen­âgeuses n’ont pas encore dis­pa­ru dans les cam­pagnes, et il y a des vil­lages — citons seule­ment cer­tains can­tons viti­cul­teurs dans la Loire-Infé­rieure — où sub­sistent encore les baux à comp­tant, aux termes des­quels le colon ou vigne­ron est obli­gé de por­ter au pres­soir du pro­prié­taire le quart ou même le tiers de sa récolte en raisin.

Cepen­dant, il y a des dif­fé­rences en impor­tance, et ce sont ces dif­fé­rences qui ont mar­qué la situa­tion au point de vue général.

Assu­ré­ment, ce ne sont pas les familles, des pay­sans ayant fait la guerre qui se sont enri­chies en Ita­lie. Au contraire, on a pu consta­ter que le mou­ve­ment de l’occupation des terres sei­gneu­riales et ecclé­sias­tiques a été mené, par­tout dans le pays, par les asso­cia­tions des « anciens com­bat­tants », de tous ceux qui sont reve­nus de la guerre, pauvres, en par­tie estro­piés et qui se sont aper­çus que les grands pro­prié­taires et leurs inter­mé­diaires mer­can­tis s’étaient ras­sa­siés, tan­dis qu’eux-mêmes se bat­taient. On trouve éga­le­ment là l’explication du fait que le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire agraire en Ita­lie n’a pas eu lieu seule­ment sous les aus­pices et la direc­tion des par­tis socia­listes ou des unions syn­di­ca­listes et anar­chistes, mais que le mou­ve­ment a entraî­né, dès le début, l’ensemble de la popu­la­tion agricole.

Rien de plus carac­té­ris­tique que ce cor­tège de 2.000 com­bat­tants à che­val et armés, pré­cé­dés de nom­breux dra­peaux tri­co­lores et rouges et sui­vi d’une énorme foule de femmes, de vieillards et d’enfants qui allaient occu­per, ces jours-ci, à Alca­mo en Sicile, les fiefs ter­riens du duc de Cori­glia­no et de la famille di Ste­fa­no. La foule chan­tait des hymnes de guerre et des chan­sons popu­laires. À leur tête s’avançait le moine Bran­ca­tel­li, à che­val, por­tant la croix, tel le chef d’une nou­velle croi­sade. Il avait à ses côtés, le pré­sident de la Ligue des Anciens Combattants !

Sans la par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion entière au mou­ve­ment, on ne sau­rait s’expliquer que les occu­pa­tions des domaines ont par­tout lieu presque sans inci­dents et que les pré­fets y donnent par­tout leur autorisation. 

C’est la réper­cus­sion immé­diate du mou­ve­ment des ouvriers aux cam­pagnes qui a été leur prin­ci­pal appui et qui leur a per­mis de tenir les usines occu­pées jusqu’à ce qu’un pre­mier accord ait été conclu, C’est en rai­son de cet appui, que le gou­ver­ne­ment s’est trou­vé impuis­sant à inter­ve­nir. La police était trop faible et l’armée trop incer­taine pour que les classes diri­geantes pussent noyer le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire dans le sang.

Nous avons ici même don­né notre appré­cia­tion sur l’accord conclu. À cause de l’inexpérience ouvrière en matière de haute orga­ni­sa­tion et direc­tion tech­nique des entre­prises, nous ne croyons pas que les ouvriers ita­liens puissent atteindre davan­tage, peur le moment, que le contrôle ouvrier des éta­blis­se­ments, et nous sommes d’avis que c’est leur tâche momen­ta­née de rendre ce contrôle le plus effec­tif pos­sible, en cen­tra­li­sant, par l’intermédiaire des syn­di­cats, toutes les don­nées que les délé­gués ouvriers pour­ront recueillir sur la production. 

Les pré­vi­sions ne sont pas autres pour, la France et l’Angleterre.

C’est vers le contrôle ouvrier sur la pro­duc­tion que devra s’orienter, par­tout dans l’Europe occi­den­tale, le mou­ve­ment ouvrier révolutionnaire. 

Nous ne croyons pas à la pos­si­bi­li­té d’organiser ce contrôle par voie légis­la­tive. Toute légis­la­tion réglant la pro­duc­tion res­te­rait lettre morte. Mais les orga­ni­sa­tions ouvrières pour­ront mettre la reven­di­ca­tion du contrô­lé ouvrier eu tête de leur pro­gramme et l’arme de la grève pour­ra être aus­si effec­tive pour réa­li­ser cette reven­di­ca­tion qu’elle l’a été pour abou­tir à une hausse géné­rale des salaires et une dimi­nu­tion sen­sible des heures du tra­vail dans de nom­breuses industries.

Entre temps, lorsque le poids des contri­bu­tions aura mon­tré aus­si à la popu­la­tion rurale que tout n’est pas aus­si brillant qu’elle le pense, et dès que les inté­rêts com­muns pour­ront suf­fi­sam­ment, en France et en Angle­terre, comme en Ita­lie, relier les pro­lé­taires des villes et ceux de la cam­pagne, un mou­ve­ment ana­logue à celui qui s’est accom­pli dans ce der­nier pays pour­ra deve­nir pos­sible et nécessaire.

Alors, les ouvriers, élar­gis­sant leur contrôle, pour­ront suc­ces­si­ve­ment prendre pos­ses­sion des éta­blis­se­ments où ils tra­vaillent, les pay­sans des terres qu’ils cultivent, en lais­sant par­tout à la com­mu­nau­té le soin de régler, dans les grandes lignes, le droit de chacun. 

La révo­lu­tion ita­lienne nous paraît tout autre­ment réus­sie que celle de la Rus­sie où l’incapacité des lea­ders et leur mys­ti­cisme dog­ma­tique leur a fait perdre le contact néces­saire avec la réalité.

C’est vers l’Italie, et non pas vers la Rus­sie qu’il importe de s’orienter dans les pays de l’Europe occidentale.

[/​Christian Cor­ne­lis­sen/​]

La Presse Anarchiste