La Presse Anarchiste

Personnalités

Le spec­tacle des poli­ti­ciens — arri­vistes comme arri­vés — se livrant une lutte féroce pour la conquête ou la conser­va­tion de l’assiette au beurre est cer­tai­ne­ment des plus répugnants. 

Les dou­ceurs que se pro­diguent les can­di­dats en temps d’élection, injures, menaces, calom­nies, insi­nua­tions et manœuvres de la der­nière heure sont pour sou­le­ver de dégoût l’estomac le plus solide.

On com­prend que, par une réac­tion natu­relle, car tout excès amène sa réac­tion, les révo­lu­tion­naires liber­taires, qui s’élèvent à des idées géné­rales plus nobles que la conquête d’un man­dat… ou d’une veste, aient l’horreur des personnalités.

« Les indi­vi­dus, pro­clament-ils, sont ce qu’en font le milieu, l’atavisme, l’éducation : voyons donc les choses de haut ; ne nous occu­pons pas des indi­vi­dus. Pre­nons-nous en à la socié­té elle-même. »

Mais la socié­té est faite d’individus ! Eux seuls ont une exis­tence réelle.

La Socié­té, l’Humanité, la Révo­lu­tion, la Patrie, la Répu­blique, la Monar­chie, toutes ces abs­trac­tions que Max Stir­ner appe­lait des spectres[[L’Unique et sa Pro­prié­té, par Max Stir­ner.]], n’ont pas d’existence réelle par elles-mêmes. Ce ne sont pas des êtres humains ou sur­hu­mains, sus­cep­tibles de conscience, de per­ver­si­té ou de magna­ni­mi­té. Quand on dit « la Patrie recon­nais­sante », « la Répu­blique ingrate », « la Révo­lu­tion ven­ge­resse », etc., c’est façon de par­ler : cela veut dire tout sim­ple­ment qu’un cer­tain nombre d’individus sont recon­nais­sants, ingrats, ven­geurs, etc.

Seule­ment, Stir­ner, esprit plus aigu qu’équilibré, en arri­vait à conclure à l’égoïsme per­son­nel, ce qui était exces­sif ! Il est un indi­vi­dua­lisme très haut, fait de digni­té et de conscience, qui, tout en réagis­sant contre la pros­tra­tion, la rou­tine ou la bru­ta­li­té des foules, est par­fai­te­ment com­pa­tible avec le com­mu­nisme éco­no­mique et la soli­da­ri­té humaine.

On ne peut atta­quer la socié­té qu’à tra­vers les indi­vi­dus qui la com­posent, et qui font corps avec ses ins­ti­tu­tions. Lorsque les révo­lu­tion­naires de 93 vou­lurent déca­pi­ter la monar­chie de droit divin et la vieille noblesse, ils cou­pèrent le cou à Louis XVI et à un cer­tain nombre d’aristocrates. De même avaient fait, en 1649, les Indé­pen­dants anglais, avec Charles ier.

Extré­mi­té pénible, peut-être, car nulle effu­sion de sang humain n’est réjouis­sante, tuais extré­mi­té qui fut nécessaire.

Demain ou plus tard, quand les révo­lu­tion­naires com­mu­nistes vou­dront, non déca­pi­ter, mais déca­pi­ta­li­ser, ce qui importe davan­tage, ils devront s’attaquer, sinon à la vie, du moins aux pri­vi­lèges éco­no­miques d’un cer­tain nombre d’individus, les rois et princes de notre pseudo-démocratie.

Pour­quoi donc les com­mu­nistes liber­taires, qui ont depuis long­temps flé­tri les dévia­tions et para­doxes s’abritant sous l’étiquette d’individualisme, ont-ils sans cesse refu­sé de s’attaquer nomi­na­le­ment aux indi­vi­dus dont l’action était néfaste pour le mouvement ?

C’est une loi his­to­rique, que les par­tis d’avant-garde com­prennent tou­jours les meilleurs élé­ments et les pires : les enthou­siastes dés­in­té­res­sés, mus par une haute pas­sion idéa­liste, et les écu­meurs bru­taux ou habiles, ne cher­chant qu’à satis­faire leurs bas appétits.

Avec leur per­sis­tance à se confi­ner dans les régions imper­son­nelles de la théo­rie, les pre­miers se sont presque tou­jours trou­vés à la mer­ci des, seconds. .

Je me rap­pelle les débuts du mou­ve­ment anar­chiste en France, dans l’éveil révo­lu­tion­naire qui sui­vit la ren­trée des amnis­tiés de la Com­mune. La haute phi­lo­so­phie, l’idéalisme géné­reux d’Élisée Reclus, de Kro­pot­kine, de Louise Michel, la chaude élo­quence d’Émile Gau­tier, l’intègre éner­gie d’Émile Digeon, l’esprit de pro­sé­ly­tisme de Tor­te­lier, Louiche, Ten­ne­vin, infa­ti­gables ora­teurs de réunions publiques, la téna­ci­té opi­niâtre de Grave tra­çaient la voie à un cou­rant d’idées propres à enthou­sias­mer les natures généreuses.

Mais, en même temps, les groupes, ouverts à tous, drai­naient une foule de non-valeurs et de déchets. Des mili­tants, jeunes ou vieux, pleins d’enthousiasme, y cou­doyaient des dés­équi­li­brés et de tristes sires, pour les­quels on se mon­trait rem­pli de sym­pa­thique condes­cen­dance. Et quand l’un de ceux-ci estam­pait un cama­rade, ne se hâtait-on pas de l’excuser, par­fois de le jus­ti­fier, en le décla­rant une « vic­time de la socié­té », c’est-à-dire, en somme, de nous tous, qui n’étions cepen­dant pour rien dans son acte.

Avec un pareil lais­ser-aller, on s’enlise for­cé­ment dans l’impuissance : aucune action sui­vie et tant soit peu com­plexe n’est possible.

Je me rap­pelle les mee­tings : à côté d’idées et de sen­ti­ments admi­rables d’élévation, expri­més sou­vent spon­ta­né­ment par d’anonymes tra­vailleurs qui pre­naient sur leurs rares loi­sirs pour étu­dier et médi­ter, com­bien ne voyait-on pas de ces péro­reurs pré­ten­tieux et vides, qui dis­cré­ditent les idées les plus belles par la façon désas­treuse dont ils les inter­prètent. Com­bien aus­si de gro­tesques, pre­nant d’assaut la tri­bune pour y lan­cer des âne­ries ! Je me remé­more, entre autres, cer­tain grand mee­ting de soli­da­ri­té, à la salle Rivo­li : « Com­pa­gnons, avant 1789, la France était très divi­sée ; elle était divi­sée en pro­vinces ; il y avait la Gaule, le dépar­te­ment du Var… Toutes ces pro­vinces étaient en guerres conti­nuelles les unes contre les autres ; il y avait des com­bats de gladiateurs… »

Le cama­rade qui fai­sait à deux mille assis­tants ce sin­gu­lier cours d’histoire était un mili­tant sin­cère, ayant seule­ment la déman­geai­son ora­toire, avec le tort de par­ler solen­nel­le­ment de choses qu’il igno­rait. Il avait acquis une influence réelle dans les groupes !

Chez les révo­lu­tion­naires d’aujourd’hui, comme dans les démo­cra­ties anté­rieures, existe encore le déplo­rable engoue­ment pour l’ignorance pré­somp­tueuse, qui affirme avec force, sur­tout lorsqu’elle est ser­vie par une faconde sonore. Pour­tant, que sera la révo­lu­tion si, sous pré­texte d’égalité, elle devient le règne into­lé­rant et tyran­nique de la médiocrité ?

Ceux-là, encore, étaient des cama­rades bien inten­tion­nés, cédant sim­ple­ment à une vani­té pué­rile — fâcheuse à la véri­té pour le mou­ve­ment mais com­bien plus néfastes étaient cer­tains autres éléments !

Alors que, pro­cla­mant en dogme l’idée erro­née de la spon­ta­néi­té, de la clair­voyance, de l’initiative des foules, par un besoin géné­reux de magni­fier le peuple, on cas­sait les bras aux mili­tants pos­sé­dant des idées géné­rales, des connais­sances et de l’initiative — pen­sez : ils eussent pu deve­nir des chefs !! — on lais­sait des fri­pouilles, sophistes, amo­raux et auxi­liaires de police, empoi­son­ner les groupes, faire échec à toute action pra­tique. Ceux-là, criant fort, impres­sion­nants par leur verbe outran­cier et leurs allures har­dies, deve­naient, eux, des chefs — et quels chefs ! — de cette masse amorphe, impres­sion­nable aux sono­ri­tés et aux gestes de théâtre, se cou­vrant de l’étiquette sans com­prendre l’idée, et se gri­sant de para­doxes comme les vieilles dévotes se prisent d’ore­mus. On ne vou­lait pas faire de per­son­na­li­tés, d’exécutions, infli­ger même aux plus sus­pects, aux plus tarés, l’épithète igno­mi­nieuse de mou­chards : on les tolé­ra ! Ils devinrent des direc­teurs d’inconscience. Et, après avoir eu à Paris le louche Mar­ti­net, se pro­cla­mant « paria » et mué en pro­prié­taire, conti­nué par quelques autres du même aca­bit, on eut, à Londres, les farouches Molas et Par­meg­gia­ni, ini­tia­teurs des per­fides cam­pagnes de mani­festes ano­nymes, diri­gés exclu­si­ve­ment contre les mili­tants, le second deve­nu d’ouvrier cor­don­nier bour­geois mil­lion­naire, tout autre­ment que par son tra­vail. On eut les mou­chards avé­rés, Georges Otto et Raoul Mayence (de L’Antijuif), fon­da­teurs du tor­chon poli­cier Le Révo­lu­tion­naire pen­dant l’affaire Drey­fus. Le pre­mier de ce couple andro­gyne, deve­nu patron par­ti­cu­liè­re­ment bru­tal et exploi­teur, est au bagne pour crimes de droit com­mun. Le second, s’il n’est pas cre­vé, doit conti­nuer à tra­vailler dans le chan­tage, comme il le fai­sait jadis, au Rif­flard, et j’ai faci­le­ment recon­nu son style dans des lettres — ano­nymes natu­rel­le­ment — vipé­ri­ne­ment insul­tantes et défai­tistes, dont je fus bom­bar­dé pen­dant la guerre.

Ce furent enfin les apo­lo­gistes enthou­siastes, mais pru­dents, des « ban­dits tra­giques ». Bon­not, Gar­nier, Ray­mond la Science, ni plus sym­pa­thiques, ni plus mépri­sables que de quel­conques bour­geois écra­seurs, ris­quaient du moins cou­ra­geu­se­ment leur vie pour jouir… Mais les « sans scru­pules » qui, dans l’hebdomadaire Anar­chie, au nom trom­peur, bavaient sur les mili­tants, même sur Fer­rer assas­si­né, enten­daient pro­fi­ter sans s’exposer. Et quand l’un d’eux, par­ti de l’Armée du Salut en sou­le­vant la caisse, se fai­sait condam­ner pour fabri­ca­tion de fausse mon­naie, il ne reven­di­quait pas son acte, ses défen­seurs se bor­nant à ergo­ter s’il était « cou­pable » ou « capable ». Pen­dant la guerre, alors qu’il fal­lait, sous peine d’effondrement dans un nou­veau moyen âge, lut­ter déses­pé­ré­ment contre le césa­risme ger­ma­nique, il aidait, non à la défense du moins mau­vais contre le pire, mais à la déser­tion. Super­be­ment, il pla­nait au-des­sus et « par delà » la mêlée. C’était cela le nou­vel anarchisme !

Cepen­dant, la lon­ga­ni­mi­té des mili­tants les plus connus était inépui­sable. Ils avaient lais­sé ces indi­vi­dus se sub­sti­tuer peu à peu à eux, deve­nir les lea­ders d’une nou­velle géné­ra­tion d’anarchistes, qui en est arri­vée à consi­dé­rer Kro­pot­kine comme un retar­da­taire, et qui, grâce à l’influence exer­cée par Paris, a même faus­sé l’esprit de nom­breux groupes à l’étranger. On repê­cha, au lieu de le balayer, le plus néfaste de ces « sans-scru­pules », et, le jour où l’ex-ministre de l’Intérieur Mal­vy le décla­ra publi­que­ment un simple indi­ca­teur de police — ce dont beau­coup avaient l’impression sinon la preuve — on n’en prit même pas note.

Quel mou­ve­ment social peut être viable et régé­né­ra­teur, si on le laisse à la mer­ci de tels éléments ?

Il est inévi­table que, dans une révo­lu­tion non plus d’étiquette, mais de fond, les élé­ments les plus dis­pa­rates montent à la sur­face. N’empêche que, sous peine de voir la socié­té nou­velle que nous vou­lons ins­tau­rer se pour­rir dès l’origine et ne pas valoir mieux que la pré­sente, il faut démas­quer impi­toya­ble­ment les sans scru­pules per­ver­tis­seurs, qui pré­tendent en faire leur chose.

La bour­geoi­sie, durant les orages de la grande Révo­lu­tion, a eu ses Bar­ras, ses Fou­ché, ses Tal­lien, les déma­gogues et sans scru­pules d’alors, assoif­fés de jouis­sances, aux­quels on dut la réac­tion de ther­mi­dor et la pour­ri­ture du Direc­toire, géné­ra­trice de l’Empire. Il faut s’attaquer aux Bar­ras, aux Fou­ché et aux Tal­lien du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien, sans attendre qu’ils soient deve­nus indé­ra­ci­nables, ou aient fait de l’anarchisme un bourbier.

Cela, au nom même de l’idéal que nous vou­lons main­te­nir dans sa pure­té et son rayonnement.

Ne pas­sons pas notre temps à che­vau­cher les nuages ; regar­dons un peu sur terre et autour de nous. 

Cette besogne d’épuration, sinon outran­cière, du moins ration­nelle, menée avec jus­tice et mesure, n’est sans doute pas agréable ; elle com­porte bien des hauts le cœur, voire des risques ; elle n’en est pas moins indis­pen­sable. Comme l’a dit jadis un révo­lu­tion­naire, on ne construit pas de bar­ri­cades avec de l’ordure

[/​Ch. Mala­to/​]

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