La Presse Anarchiste

Doigt dans l’œil

Parait que l’expérience c’est des blagues !

Je m’en suis aper­çu dimanche der­nier quand j’ai vou­lu racon­ter d’avance la bal­lade à Boulé.

J’avais dit comme ça : toutes les fois que le popu­lo a deman­dé quelque chose bien gen­ti­ment, on y a fou­tu de l’eau bénite de cour, et il a été se cou­cher content.

Cette fois ça sera de même, y a pas de rai­son pour que ça soye autrement.

Eh bien, va te faire fiche : je me suis four­ré le doigt dans l’œil – je le répète, mon expé­rience, c’est de la blague !

Le ministre de l’intérieur, qu’est un malin nom­mé Constans – à cause de l’inconstance de ses opi­nions – et qui s’est fait nom­mer ministre pour se repo­ser de son voyage chez les Chi­nois, s’est dit comme ça :

« Qu’est-ce qu’ils me bas­sinent ces gens-là, avec leurs Chambres syn­di­cales, leurs heures de tra­vail et autres fou­taises – en Chine y a rien de tout ça !

Ils vont rap­pli­quer à 2 heures et m’empêcheront de licher de bon café que j’ai ache­té moi-même à Moka et de siro­ter un excellent rhum appor­té par moi de la Jamaïque.

Ils vont me rabâ­cher un tas d’histoires dont ils se foutent autant que moi, ces sacrés délé­gués ; je vais être obli­gé de leur répondre des blagues ; ça va nous emmou­tar­der tous.

Je vas leur écrire, ça vau­dra mieux et ça sera plus vite fait.

Or donc, il prend sa plume et accouche du petit flanche sui­vant qu’il envoye à Lozé.

“Pré­fet de mon cœur,

Les délé­gués des Chambres syn­di­cales indé­pen­dantes ont fait savoir qu’ils vien­draient se rendre compte si j’ai jau­ni pen­dant mon séjour en Chine.

Vous leur y direz qu’ils peuvent res­ter chez eux ; et s’ils veulent se pro­me­ner sur la place de l’Hôtel-de-ville, vous leur ferez bot­ter le cul par vos sergots.

Bien à vous, et à charge de revanche, si un jour je suis pré­fet de police à votre place, pen­dant que vous serez ministre à la mienne.”

Il a eu de la veine que sa machine ait réus­si, le ministre, mais qu’il ne fasse pas trop le fier, ça ne réus­sit pas à tout coup – et c’est par ces bri­coles-là qu’on se fout car­ré­ment dans la mélasse, Mon­sieur le ministre.

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En défi­ni­tive y a rien eu ! J’avais bla­gué un peu les délé­gués et leur pro­ces­sion du 24 : je voyais bien que ça aller tour­ner en eau de boudin.

Mais, nom de dieu, j’aurais jamais été jusqu’à les croire aus­si foi­reux. En voi­la des escar­gots qui rentrent dans leurs coquilles parce que le gou­ver­ne­ment montre les dents !

Quand on n’a pas plus de moëlle que ça on reste tout à fait chez soi, on s’embobine dans le bon­net de coton tra­di­tion­nel ; et sur­tout on se mêle pas de vou­loir gui­der le popu­lo et lui mon­trer le che­min des reven­di­ca­tions sociales.

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C’était drôle tout de même dimanche, place de l’Hôtel-de-Ville, avec la tapée de ser­gots qu’il y avait, toutes les bri­gades cen­trales bou­gre­ment prêtes ! et les légu­meux avec leurs chamarrures.

Plus les jour­na­leux à flai­rer les moindres nouvelles.

Quant aux délé­gués ils mon­traient de temps à autre un bout de nez à la porte d’un café. Ça a été leur besogne de l’après-midi.

Tiens, nom de dieu, après leur tur­bin de la veille c’était suf­fi­sant : n’avaient-ils pas dû pondre l’appel au calme et expé­dier les ordres pour contre­man­der les manifestants ?

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Tou­jours est-il que ni les uns ni les autres ne peuvent se frot­ter les pattes de leur jour­née : les délé­gués ont foi­ré et Constans n’a pas prou­vé qu’il était un ministre à poigne ; le popu­lo ne lui en a pas don­né l’occasion.

Et sache-le, mon vieux couillon, quand le popu­lo vou­dra aller te rendre visite, il ne t’avertira pas six semaines à l’avance.

Alors il n’aura que faire des par­le­men­teux et de leurs boni­ments : aus­si sera-t-il moins bonasse que tu te figures.

Vas, quand la mou­tarde lui mon­te­ra au nez, tu ne sera pas lond à décaniller.

On en a vue d’autres déguer­pir, et qui valaient – même plus marioles que toi.

Charles x qu’était pas bétasse a bien dû céder la place. Puis plus tard Louis Phi­lippe, mal­gré sa fina­ce­rie, a à son tour débar­ras­sé le plan­cher en un rien de temps : le foi­reux en oublia son riflard.

Et la femelle de Badingue, ce qu’elle ser­rait les fesses, quand elle se trot­tait par l’égout qui donne des Tuille­ries sur la Seine. Et au 18 mars, ce qu’ils ont levé le pied, se sau­vant comme des lièvres à Ver­sailles, les Thiers, les Jules Favre et toute la clique.

Va, pauvre Constans, toi ou un autre, ne ferez pas mieux que les nobles bougres en ques­tion – le jour où le popu­lo bou­ge­ra un tout petit peu !

Tou­jours est-il que t’as joli­ment prou­vé que le cadet de tes sou­cis est que le popu­lo crève ou vive !

Toi et ta bande vous n’avez qu’un but : gar­der les places que vous tenez, elles sont trop bonnes pour les lais­ser à d’autres.

Tas de fumistes qui beu­glez après les bou­lan­gistes, fei­gnez d’avoir peur de la dic­ta­ture et de l’ambition de Boulange !

Vous ne pre­nez pas quand il y a des mani­fes­ta­tions en sa faveur des mesures aus­si raides que vous avez pris dimanche.

C’est que vous êtes tous com­pères et com­pa­gnons. Il est des vôtres et vous avec savez bien que s’il arrive au pou­voir il vous gar­de­ra une part de gâteau.

Vous n’avez peur que du popu­lo, qui tra­vaille pour vous per­mettre de godailler – et vous ne savez à ses récla­ma­tions, mon­trer que les pointes des baïonnettes.

Allez, mes petits, ne faites pas trop les malins. Ça ne vous ser­vi­rait de rien ! Les baïon­nettes, voyez-vous, quand le popu­lo est en colère, elles reculent devant lui…

Et si j’étais vous, nom de dieu, je crain­drais, mes bougres, que ce miracle ne se pro­duise un jour ou l’autre – et qu’elles se foutent à recu­ler pour de bon.

Ce jour-là, nom d’un pet, vous pour­rez faire vos paquets, l’heure du déca­nillage aura sonné ! 

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